Fidèle à ses engagements novateurs et créateurs, l’équipe d’animation de l’Opéra-Comique, réalise avec « L’autre voyage », un spectacle original autour d’extraits des œuvres lyriques de Schubert, souvent inachevées, qui tissent la trame d’un long cheminement autour du thème de la mort. Raphaël Pichon et Silvia Costa explorent les profondeurs de l’art de Schubert en une somme de tableaux musicaux et picturaux. Un certain charme au goût d’inachevé.
À l’instar de Beethoven, compositeur célèbre d’un seul opéra (Fidelio), Schubert a peu composé pour l’art lyrique ou plus exactement, n’a guère achevé ses multiples tentatives. Et pour ce qui concerne ses quelques opéras complets, tels Fierrabras, ils n’ont pas rencontré de véritable succès. Il est rare de les voir sur scène et ils sont le plus souvent peu convaincants du fait d’une très grande inégalité dans la qualité de la composition comme de la trame dramatique.
Il était donc tout à fait judicieux d’aller rechercher ces fragments d’œuvres non abouties, résultats des quelques incursions du roi du Lied allemand, dans l’art lyrique. En mêlant à ces petites pièces d’opéra, des Lieder, quelques morceaux instrumentaux, en confiant l’interprétation à des solistes et des chœurs d’adultes et d’enfants, Raphaël Pichon et son arrangeur-orchestrateur Robert Percival, ont réussi, avec l’excellent ensemble sur instruments d’époque, Pygmalion, à réaliser un long périple musical, sans couture, qui se déroule sans temps mort durant près de deux heures.
Ceux et celles qui auront écouté « Mein Traum », l’enregistrement de quelques-uns de ces airs par Stéphane Degout, avec Raphaël Pichon , auront compris le lien étroit qui unit sur le plan musical les deux artistes, et le projet d’en faire un spectacle original, sublimé par leurs talents respectifs.
Et l’on redécouvre avec un grand intérêt, dans ce nouveau concept, ces extraits de Fierrabras, tels que la romance pour baryton et ténor « Die Ruhe fällt » ou l’épique « Erschantes Vaterland » chanté par le chœur, comme ceux de Alfonso und Estrella, parmi lesquels on citera les magnifiques « O sing’ mir, Vater », d’autant plus émouvant qu’il est interprété en double voix baryton/enfant et « Meine Liebe zürne nicht » qui voit évoluer un très joli trio baryton, soprano, ténor.
Quelques extraits d’opus plus rares encore, apparaissent également comme les éclats d’œuvres oubliées, parfois inachevées, possédant pourtant la marque de fabrique si romantique de Schubert comme les opéras Rosamunde, Adrast, la Harpe Magique ou l’oratorio Lazarus.
Et il ne suffira pas d’une écoute pour apprécier pleinement ces petites miniatures qui s’enfilent comme de très belles perles que l’on a immédiatement envie de réécouter. pour mieux les savourer.
Quelques extraits de Lieder, plus familiers, ponctuent la soirée, parmi lesquels on reconnait notamment le fameux « sosie » du Doppelgänger.
Stéphane Degout est un chanteur d’opéra et parvient sans mal à se glisser dans ce nouvel habit, celui du chanteur-narrateur qui en quelques minutes, doit rendre compte au travers d’une courte chanson, d’une véritable histoire. Il traite de la même manière et dans un grand souci d’unité de style ces extraits d’opéras de Schubert, soulignant à quel point, ils prennent leur sens dans cette lecture renouvelée. Le baryton charismatique et dont la forte personnalité irradie toutes les performances, nous offrira d’ailleurs un Winterreise, le 14 février prochain, dans cette même salle. Et si l’art du chant de Stéphane Degout trouve là une de ses plus belles expressions, ce sens de la diction, de la narration, de l’interprétation dans lesquelles le baryton excelle, il faut souligner qu’il est admirablement accompagné.
La soprano australienne Siobhan Stagg possède une très belle voix fruitée, un peu rétrécie dans les aigus, mais superbe dans les parties les plus lyriques, notamment le très beau « Einförmig ist der Liebe Gram », de Brahms qui introduit la représentation et le « Nacht und Traüme » qui la conclut.
Le ténor Laurence Kilsby est un petit miracle de beauté. Le timbre est superbe, la phrasé délicieux et souverain, le sens des nuances et la technique de la « messa di voce », très bien maitrisé. Il est bon acteur et sa prestance sur scène est de celles qu’on remarque aussitôt.
Outre la qualité des chœurs d’enfants de la Maitrise Populaire de l’Opéra-Comique dont on saluera la belle performance, il faut se féliciter d’avoir la présence touchante et profondément émouvante du jeune Chadi Lazreq, déjà remarqué lors du Requiem de Mozart à la Philharmonie de Paris en octobre dernier sous la baguette de Raphaël Pichon, tout comme d’ailleurs, le ténor Laurence Kilsby. Très à l’aise sur scène, il fait déjà figure de professionnel du chant d’enfant soprano, et sa douce voix lumineuse et remplie de lumière (comme son art au piano) ont conduit le public, touché, à applaudir sa Romance de Rosamund « Der Vollmond strahlt ». Il bouleverse encore avec son « Heilig, heilig » du Zum Sanctus de la Deutsche Messe d’une immense musicalité.
Reste le choix de l’illustration scénique réalisée par Silvia Costa, véritable œuvre théâtrale qui puise son inspiration dans l’évocation omniprésente de la mort qui caractérise l’œuvre de Schubert.
Silvia Costa n’est pas la première metteuse en scène à vouloir donner une lecture picturale d’œuvres qui, a priori, n’en ont pas : cycle de Lieder, Oratorio, messes et même œuvres orchestrales. On citera, pour mémoire, les récentes performances de Romeo Castellucci, son mentor, à Aix-en-Provence, illustrant la symphonie Résurrection de Mahler, par une gigantesque fresque montrant la découverte d’un charnier moderne, le même au même endroit, l’année précédente, avec les pulsions de mort de son étonnant Requiem de Mozart ou très récemment le Doppelgänger de Schubert, mis en scène de manière spectaculaire par Claus Guth à New York en évoquant les soldats morts de la Première Guerre mondiale.
Le choix de Silvia Costa s’inscrit manifestement dans cette lignée prestigieuse. Mais si le concept séduit, la réalisation ne convainc pas toujours.
Les personnages sont « l’Homme » (et son fascinant voyage vers et dans la mort), « l’amour » (sa femme), « l’ami » (le ténor) et « l’enfant ». De l’Homme se découvrant mort à ses souvenirs entremêlés, anciens ou plus récents, son mariage, son ami, son enfant, au centre d’un drame suite à son décès, la trame se tisse lentement.
La succession de tableaux représente d’abord Marguerite au rouet tissant un long fil rouge que l’on retrouvera à la fin, lors de la scène ultime alors que l’Homme disparait dans un halo de fumée. La mort s’invite sous la forme d’un corps inerte près d’un champ de blé. Puis nous pénétrons dans une salle d’autopsie, froide et aseptisée où le médecin légiste – l’Homme du récit – va s’apercevoir avec horreur que c’est son propre corps qu’il dissèque. Rien ne nous est épargné, le cœur, les poumons sont exposés en bocal puis au mur, sans qu’on décèle clairement le lien avec les airs qui se succèdent. Changement de décor avec la succession de scène illustrant l’amour que portent deux parents à leur enfant et la mort terriblement injuste de celui-ci. Mais ni l’accumulation des affaires de la chambre du petit, amoncelées puis jetées, ni les images super-huit et tremblotantes de souvenirs heureux, ni le vieillissement subit des parents, ne parviennent à donner sens à cette tragédie à laquelle nous restons largement extérieurs.
Le lien entre l’idée de départ – le vivant découvrant sa propre mort – et cette succession plutôt fastidieuse, n’apparaît pas clairement et l’aspect un peu décousu de la narration (censée évoquer les différentes couches de la mémoire) rend parfois difficile le suivi de la belle partie musicale. Pourtant, l’ensemble ne manque pas de charme.
Et l’on sort, après une ovation appuyée à toute l’équipe, sur un sentiment mitigé : aurions-nous raté un fil narrateur par trop distendu et donc serions-nous passés à côté du discours gothique et mortifère de l’auteur ? Chacun jugera.
L’entreprise est intelligente et généreuse, passionnante pour ce qui est de ces petites miniatures musicales présentées, plus discutable pour ce qui est de la vision de ce voyage initiatique dans la mort, intemporelle et aux décors mouvants.
L’Autre voyage d’après Schubert. Paris, Opéra-Comique
Représentations les 1er, 3, 5, 7, 9 et 11 février, salle Favart à Paris.
Puis les 6 et 8 mars, Dijon, Auditorium.
Diffusion France Musique le 9 mars 2024 à 20h.
Visuel : © Stefan Brion