L’institution parisienne présente l’opéra de Thomas Adès et Tom Cairns (adaptation du film de Luis Buñuel) dans une mise en scène de Calixto Bieito, avec une distribution d’élite et la direction du compositeur. Une réussite absolue !
Luis Buñuel, cinéaste majeur durant des décennies, débuta en 1928 avec Un chien andalou, suivi de L’âge d’or (interdit d’affiche en France pendant 51 ans, jugé « blasphématoire, judéo-bolchévique, pornographique et satanique »). Le cinéaste, d’abord proche de Salvador Dali et de Federico Garcia Lorca, rejoint les surréalistes en 1929, puis les quitte en 1932, choisissant alors la proximité avec les communistes. En 1946, ses liens avec les Républicains espagnols l’amènent à s’installer définitivement au Mexique. Par la suite, il tournera Viridiana (Palme d’or à Cannes en 1961), L’Ange exterminateur, Le journal d’une femme de chambre, Belle de jour (Lion d’or à la Mostra de Venise en 1967) puis la trilogie jouissive des années soixante-dix (Le charme discret de la bourgeoisie, Le fantôme de la liberté et, en 1977, Cet obscur objet du désir, son dernier film).
Adolescent, Thomas Adès, en 1983, découvre le film de Buñuel grâce à sa mère, Dawn, historienne d’art, spécialiste du surréalisme. L’idée d’en tirer un opéra (une idée « obsessionnelle », selon ses dires) va l’habiter durant de nombreuses années. Cette idée sera concrétisée, en 2016, à Salzbourg, après 7 années de travail avec le librettiste Tom Cairns.
La mise en scène (de Tom Cairns lui-même) voyagera ensuite à New York, Londres et Copenhague. La nouvelle production de Paris, deuxième du genre, sous l’égide de Calixto Bieito, est donc un évènement très important pour le petit monde de l’Opéra.
Chez Buñuel (comme chez Adès), et en particulier dans L’Ange exterminateur, l’on retrouve les thèmes d’une haute société dépravée, de l’empêchement et/ou de l’enfermement : un groupe de bourgeois, réunis pour une soirée, est – sans que l’on puisse en expliquer la raison – « confinés » dans le salon où ils sont reçus, un salon dont la porte est pourtant, toujours ouverte. De nombreuses frontières, (notamment morales), vont alors s’effondrer, leur nature bestiale se révéler peu à peu ; les personnages ne se lavent plus, font l’amour ou défèquent quasiment à la vue de tous, réclament du sacrifice humain… Cet enfermement des protagonistes, scène de groupe ininterrompue, va progressivement les amener vers une forme d’« Apocalypse ».
Que s’est-il passé ? Ni les personnages, ni les spectateurs ne peuvent avancer d’explications logiques.
Buñuel lui-même a déclaré « (…) j’ai placé mes rêves dans mes films, en essayant toujours d’éviter le côté rationnel et explicatif qui leur est généralement attaché ». Le lien avec l’univers du rêve, de l’inconscient, n’est, certes pas, explicite, mais se présente comme une option, parmi d’autres, d’une œuvre qui garde, encore aujourd’hui, sa part de mystère.
Ce sont là les mots de Buñuel. Et, en effet, nous sommes face au constat suivant, c’est que le sens du film qui reste mystérieux, le rend (ainsi que l’opéra qui en est tiré) absolument fascinant.
Selon Gabriela Trujillo (in Avant-Scène N°338), nous assistons là à la « hantise du grand bourgeois » qui se termine mal, un dispositif proposant une variation sur les limites de la bienséance et de l’idée même de culture ». Le titre, tiré de l’Apocalypse de Jean, renvoie à « la destruction du monde terrestre à la fin des temps ». Dans une comparaison avec le tableau Le radeau de la méduse, l’on peut y voir « une description du naufrage des élites bourgeoises ». La possibilité d’un pamphlet anti-religieux est également une option.
Quoi qu’il en soit, la violence de ce groupe laisse à présager l’avancée latente de la barbarie, un thème qui nous parle d’autant plus aujourd’hui que « l’inhumanité de l’homme » est plus que jamais présente et décuplée par les images que nous recevons quotidiennement.
Dans ses mémoires, Buñuel regretta de ne pas être allé jusqu’à représenter, dans son film, le tabou du cannibalisme, mais la dévoration de l’homme par l’homme est, symboliquement, omniprésente dans notre environnement.
Les idées d’enfermement, d’hallucinations ou d’endoctrinements collectifs ont pris, dans l’histoire bien des illustrations. En 1904, le sociologue Max Weber disait que le règne du marché correspondait pour l’homme à une « cage de fer ». Les philosophes Günther Anders et Herbert Marcuse, après-guerre, ont parlé, d’une hypnose collective. La croissance de l’Intelligence Artificielle porte aujourd’hui en germe, bien des dangers de « captures » morales, psychologiques ou politiques.
Sans omettre les confinements de 2020 qui représentèrent, à l’échelle mondiale, une expérience traumatisante de claustration. Avec les personnages, nous abordons donc des situations que nous connaissons… mais refoulons volontiers.
Afin d’adapter l’œuvre de Buñuel à la structure d’un opéra, Adès et Cairns ont été amenés à réduire le nombre de personnages (notamment de 17 à 12 pour les invités), à couper certains dialogues, à déplacer certains propos, à éviter certaines thématiques (comme la Franc-maçonnerie), et à en renforcer d’autres (religion et inceste).
Pour illustrer cet Ange exterminateur, Thomas Adès déploie sa musique dans une écriture expressionniste. Les registres vocaux peuvent être extrêmes, l’orchestre émettre parfois des sons stridents ou caverneux. Dans une alternance de styles musicaux, de la valse à la cadence des tambours de Calanda, l’ensemble consolide aussi la sensation de claustrophobie. En ajout de l’orchestre, l’on a un piano (sur scène), une guitare et des ondes Martenot.
Il va sans dire qu’en cette soirée d’exception, l’on se prosterne autant devant Thomas Adès comme compositeur, qu’on l’apprécie officiant dans la fosse, donnant ainsi toute la fabuleuse variété de couleurs que sa musique recèle.
Admirateur de Francisco Goya, de Ramón María del Valle-Inclán, Calixto Bieito partage avec Luis Buñuel – qu’il considère aussi comme l’un de ses maîtres -, un certain scepticisme vis-à-vis du besoin d’expliquer rationnellement les situations et comportements étranges. Il semble donc là, dans son rôle de metteur en scène, être l’homme absolument « in the right place ».
En effet, Bieito ne cherche pas à éclaircir les mystères du film de Buñuel, mais à les illustrer, le plus fidèlement possible, tout en laissant pendants les nombreux points d’interrogations.
En l’occupant, du sol aux cintres, le décor blanc, monumental, conçu par Anna Sofia Kirsch, archétype d’un intérieur bourgeois, occupe toute la scène de l’Opéra Bastille. Sur ce blanc (au début immaculé), les costumes élégants et colorés d’Ingo Krügler (qui vont souvent soit être enlevés, soit être mis en pièces) représentent ce masque bourgeois qui tombe devant les pulsions, le sexe, et la mort. Sur ce blanc, le sang comme la merde jaillissent dans toute leur crudité.
Outre la question, restant pendante, de l’enfermement mystérieux des personnages, surgissent d’autres images que chaque spectateur peut interpréter à sa guise. C’est ainsi que Yoli, le petit garçon, fils de Silvia, qui apparaît trois fois dans l’opéra, bêlant littéralement, avec ses ballons en forme de moutons, interroge (sans surligner) sur le rôle d’un tout jeune garçon, confronté aux turpitudes et au déchaînement d’actes immoraux chez les adultes.
Quant à la fin, spectaculaire en termes de machinerie de théâtre, elle nous donne à voir les personnages enfin sortis de leur enfer.
Que vont-ils devenir ? Ni eux, ni Adès, ni Cairns, ni Bieito ne nous le diront mais on ne leur promet pas un avenir très reluisant.
Durant deux heures, la scène est emplie de ces bourgeois pédants qui se transforment en bêtes. Le groupe est là, et s’il éructe, se bat, s’insulte, meurt, il reste groupe.
Et c’est ainsi que l’on a envie de juger les chanteurs, solidairement. Car, c’est bien leur symbiose, leurs interactions qui nous éblouit. Qui distinguer dans cet extraordinaire travail collectif dont on peut se plaire à citer les patronymes comme dans un jeu de Cluedo déjanté ?
Jacquelyn Stucker et Nicky Spence, Lucia et Edmundo de Nobile, les hôtes pas plus que les autres, épargnés par le sortilège ? Gloria Tronel, Leticia et Lucia-Walkyrie aux aigus perçants ? Christine Rice et Paul Gay, la pianiste malade et son mari chef d’orchestre ? Clive Bayley, le médecin aux diagnostics hasardeux ? Jarrett Ott, le colonel Gòmez, amant de Lucia ? Le Señor Russell de Philippe Sly, futur cadavre de la soirée ? Thomas Faulkner en majordome ? Claudia Boyle, Silvia, qui entretient avec son frère Francisco (magnifique Anthony Roth Costanzo), une relation incestueuse ? Hilary Summers, la Leonora dépressive qui promet d’aller à Lourdes ? Le Comte et explorateur Raùl Yebenes, Frédéric Antoun ? Beatriz (Amina Edris) et Eduardo (Filipe Manu) les deux amoureux ? Ou encore les serviteurs qui disparaissent, peut-être sauvés par leur condition sociale, puis réapparaissent (Julien Henric, Nicholas Jones, Andres Cascante, Ilanah Lobel-Torres, Bethany Horak-Hallett). Et quid du jeune « ange » Yoli, magnifique Arthur Harmonic (artiste de la Maîtrise des Hauts-de-Seine) ?
Enfin, le chœur qui n’apparaît pas sur scène (serait-ce les voix des « enfermés » ?) est, une fois de plus, parfaitement dirigé par Ching-Lien Wu.
Depuis le début de la saison 2023-2024, on a le sentiment d’un quasi-sans-faute à l’Opéra de Paris. Après une saisissante entrée en matière avec le Lohengrin de Kirill Serebrennikov, Turandot et La Traviata ont fait salle comble grâce à des distributions magnifiques. Avec Beatrice de Tenda, Alexander Neef vient de nous montrer que la Maison pouvait faire évènement avec une édition critique d’un opéra belcantiste relativement méconnu. Avec cet Ange exterminateur (une mise à l’honneur initiale, il est vrai, partagée avec Gustavo Dudamel), le Directeur de l’Opéra s’inscrit, avec une production idéale, dans la grande Histoire de la musique.
Le « festival » va continuer avec les reprises de Simon Boccanegra (toujours de Calixto Bieito) avec Ludovic Tézier, et de Salomé avec Lise Davidsen, la Médée de Charpentier, le Don Quichotte de Massenet et La Vestale de Spontini…
Nous ne sommes pas loin de dire que l’Opéra de Paris a repris sa place comme plus passionnante maison d’opéra au monde. Le mandat d’Alexander Neef vient d’être reconduit jusqu’en 2032. Ce n’est que logique et justice et c’est encore une occasion d’applaudir vivement…
À l’Opéra Bastille du 29 février au 23 mars 2024
Pour en savoir plus, on pourra se procurer l’excellent numéro N°338 de l’Avant-Scène Opéra avec son guide d’écoute et sa partition commentée, l’analyse du film de Buñuel et un débat sur le rapport cinéma/opéra, un entretien avec Tom Cairns, une description littéraire du naufrage de la Méduse (1816) et, bien sûr, un rappel des représentations passées, une discographie et une vidéographie.
Et l’on pourra également se rapporter à l’excellent programme de salle édité par l’Opéra de Paris.
Visuels : © Agathe Poupeney / Opéra national de Paris