Dans une mise en scène signifiante et plutôt ludique (qui n’échappe toutefois pas, par moments, au ridicule), l’opéra de Verdi est mené tambour battant par Gianandrea Noseda et interprété par des chanteurs d’expérience, dont certains parfois à la limite de la surchauffe.
S’il est un opéra dont l’action présente des personnages pris dans les horreurs de la guerre, c’est bien La forza del destino. Il n’est donc pas surprenant que Valentina Carrasco (la metteuse en scène argentine qui a, un temps, travaillé avec la Fura dels Baus) ait choisi cette entrée comme fil directeur de son spectacle. Ce qui est plus inhabituel c’est qu’avec une certaine dose d’humour noir, elle ait localisé le conflit en Suisse, un pays qui, par nature, se réclame « neutre » (on peut lire, à ce propos, dans le programme de salle, une très intéressante analyse de cette fameuse neutralité mise en débat par l’historien suisse Jakob Tanner).

Ce faisant, la metteuse en scène dépasse nettement le livret écrit par Francesco Maria Piave pour venir largement sur un terrain politique actuel. Dans un monde (le nôtre sans aucune ambiguïté) dont les règles démocratiques et de paix héritées de l’après-guerre sont désormais battues en brèche et dans lequel le dirigeant de la première puissance mondiale place l’intérêt des États-Unis devant toute autre considération, elle énonce qu’il n’y a dorénavant plus ni statut particulier ni protection pour aucun.e.s pays ou organisations.

Dans une Suisse qui aurait donc été envahie et serait devenue le terrain d’une guerre bien actuelle (des drones s’invitent par deux fois sur scène), que les institutions multilatérales soient visées par les bombardements et n’apparaissent plus comme des lieux de paix ou de protection des citoyens, est une idée fortement développée par la mise en scène. Une église (la Fraumünster de Zurich), théoriquement un lieu d’accueil, est éventrée et, désormais, occupée par des soldats ; la grande salle du Palais des Nations de Genève, dévastée, sert, au dernier acte, de refuge à Leonora.
Quant au capitalisme qui prospère sur la guerre et la désolation, il n’est pas épargné par Valentina Carrasco lorsqu’au milieu des ruines apparaît le slogan du Forum économique de Davos « Commited to improve the state the world »…
Une guerre imaginaire (pas éloignée de celle décrite par l’auteur suisse Friedrich Dürrenmatt dans Der Winterkrieg in Tibet) est donc le fil directeur de Carrasco. Mais l’ironie de la géopolitique actuelle fait qu’une guerre bien réelle cette fois s’est aussi invitée dans le jeu de cette Forza zurichoise, puisque le rôle principal en est tenu par Anna Netrebko, la star russe inlassablement pourchassée par des manifestants ukrainiens dès qu’elle se produit quelque part (et qui étaient présents avec leurs drapeaux devant le théâtre pour cette deuxième représentation). Netrebko qui a coupé les ponts avec sa nation serait-elle devenue, en quelque sorte, une exilée de luxe tiraillée entre son pays qui l’a rejetée et les Ukrainiens qui la conspuent ? De surcroit, elle campe là une femme qui se réfugie à l’église pour fuir son propre frère.
La mise en scène de Carrasco comme les récents incidents de la Philharmonie de Paris nous le rappellent, la guerre et la politique se sont, de tout temps, invitées dans les salles de spectacle. Penser ou laisser croire que l’art évoluerait comme en lévitation en dehors des soubresauts du monde est, plus que jamais, une fadaise.

Cependant si les idées sont fortes et franchement politiques, elles sont aussi traitées avec une certaine ironie qui peut, parfois, les entraîner vers le ridicule ; par exemple lorsqu’une tentative d’œcuménisme nous montre un cardinal voisiner avec des femmes voilées sur l’esplanade des Nations Unies à Genève, ou qu’un humour potache (qui, certes, rappelle que la vulgarité n’épargne actuellement rien) s’invite dans un food truck « Hot war dogs » (sic). Sans compter que l’action est souvent confuse lorsqu’entrent en jeu les armées en présence. Ces quelques débordements n’empêchent toutefois pas cette mise en scène, avec sa scénographie et les décors spectaculaires de Carles Berga, de nous laisser une forte impression.
On l’a compris, l’esprit du spectacle s’inscrit dans une tension maximale. Et cette tension se reflète dans la direction de Gianandrea Noseda qui, si elle est ample, ne laisse guère de moments de respirations. Son Verdi est âpre et entraîne les interprètes dans un maelstrom dont ils se sortent plus ou moins bien ; Anna Netrebko, avec son chant plus spectaculaire qu’émouvant, étant probablement celle qui fait le plus les frais de cette conception, alors qu’à l’inverse Annalisa Stroppa s’y épanouit. On ne critiquera donc pas la beauté rugueuse, presque épuisante, du son produit par l’excellent orchestre de l’Opéra de Zurich. Mais cette option ne s’est pas avérée neutre pour certains des chanteur.se.s tenté.e.s de s’y laissent trop entraîner au risque de se retrouver en surchauffe.
Beaucoup de spectateurs étaient venus pour la star et sa prestation dans un rôle difficile qu’elle a déjà beaucoup fréquenté. Comme toujours, Netrebko a été impressionnante dans chacun de ses grands airs (« Me pellegrina ed orfana », « Madre pietosa vergine », « La vergine degli angeli », « Pace, pace »). A-t-elle été réellement convaincante et surtout émouvante ? C’est moins sûr. Retrouvant par moments ses mauvaises habitudes, abusant de ses graves poitrinés au détriment de son somptueux registre aigu (cette « La vergine degli angeli » !), elle a plus misé sur sa force de frappe que sur la sensibilité attendue pour Leonora. En revanche, la soprano, véritable bête de scène, s’est parfaitement intégrée dramatiquement dans son rôle de femme fuyante qui brandit une kalachnikov au moment de son magnifique « Pace, pace ».

Face à elle, on retrouvait Yusif Eyvazov qui, vocalement, a pris un parti similaire (tout en l’exagérant), surgissant au premier acte en mode forte, un mode qu’il ne quittera pratiquement jamais ensuite (sauf à la toute fin). Après un « La vita è un inferno » sans aucune subtilité, incapable de produire le moindre son piano, le ténor va s’engager, à l’acte III, dans un parti-pris tonitruant et, disons-le, assez fascinant, tant la voix était émise sans aucune précaution et l’artiste, tel un bulldozer, évoluait en roue libre comme possédé.
Il avait heureusement face à lui, un Don Carlo di Vargas de très haute tenue qui, non seulement, a su résister à ces excès sonores, mais a surtout profité des moments d’apaisement (ceux où Alvaro est blessé) pour délivrer le plus bel air de la soirée (« Morir ! tremenda cosa » « Urna fatale » « Egli è salvo ! »).

S’il en est également une qui s’est avérée parfaitement à son aise, c’est Annalisa Stroppa, une artiste que nous retrouvions avec plaisir et qui est totalement en adéquation avec le personnage de Preziosilla. En treillis, avec des attitudes de garçon manqué qui fait faire des pompes aux soldats et une certaine once de vulgarité, l’artiste a affirmé sa présence à tout moment, avec une voix idoine teintée de la violence de celle qui glorifie la guerre.
Il n’y a eu, par ailleurs aucune surprise à constater que deux vétérans, tellement familiers de leurs rôles, ont apporté tout leur talent naturel à leurs deux personnages de religieux pourtant si dissemblables. Michele Pertusi et Roberto Frontali ont livré l’un l’autorité et la rigueur presque inquisitoire de Padre Guardiano, l’autre la truculence et le mépris vis-à-vis des pauvres de Fra Melitone.

Enfin on saluera, dans une distribution qui s’est avérée irréprochable, les quelques répliques frappantes du ténor Tomislav Jukic, des deux basses Lobel Barun et Maximilian Bell et de la soprano Natália Tuznik, sans compter un chœur totalement investi dans le chant verdien comme dans la dramaturgie de Carrasco.
Qui aurait cru que sur les bords du lac de Zurich, dans la bonbonnière de son Opéra, se déroulait la plus violente des guerres ? Une guerre pour rire, ou une guerre avec un peu de vérité ? La question n’est pas si impertinente. Mais heureusement, ce soir, l’art a gagné et chacun est rentré chez soi en chantonnant les sublimes mélodies de Verdi.
Visuels : © Monika Rittershaus