Camille Erlanger, compositeur français aujourd’hui oublié, présenta « la Sorcière » en 1912 et l’œuvre, flamboyante et envoûtante, connut un énorme succès lors de sa création à Paris. Tombée depuis lors dans les oubliettes, elle a été enregistrée en direct à Genève et sort sous le label B Records. Pour notre plus grand bonheur !
Pianiste et chef d’orchestre, directeur artistique du Motet de Genève, Guillaume Tourniaire est un passionné du chant et surtout de la recherche de partitions perdues ou oubliées de l’art lyrique, comme de la réalisation d’enregistrements inédits. On lui doit notamment la reconstitution de la partition intégrale de la musique d’Ivan le Terrible de Prokofiev, avec l’Orchestre de la Suisse Romande, ou l’enregistrement de la première mondiale de Song of Songs de Arthur Honegger, de l’intégrale de la musique de scène de Peer Gynt de Grieg, ou encore celui de version complète et originale de l’Ascanio de Saint-Saëns, un opéra en cinq actes et 7 tableaux.
Avec cette « Sorcière », étudiée et dirigée de main de maître, Tourniaire réalise à nouveau un apport décisif de qualité à l’histoire de l’art lyrique.
La redécouverte des opéras post-romantiques est décidément un vrai bonheur pour le mélomane tant il apparait au fur et à mesure des nouvelles productions, qu’un véritable chainon manquant se fait jour peu à peu.
Nous avons récemment parlé de l’inoubliable The Wreckers d’Ethel Smyth (1906) recréé dans sa version anglaise à Karlsruhe ce trimestre et qui se joue à guichets fermés. L’année précédente, nous avions découvert L’Aube Rouge (1911) de Camille Erlanger que le précieux festival de Wexford en Irlande avait brillamment réhabilité. Voici à présent une autre œuvre majeure du rare Erlanger, La Sorcière (1912), qui donne lieu, à un enregistrement bienvenu du label B-Records lui aussi spécialisé dans l’offre en opéras rares, puisqu’on leur doit un Ascanio, opéra inédit de Saint-Saëns.
Et l’on retrouve le chef d’orchestre Guillaume Tourniaire et son travail de recherche musicale remarquable qui permet l’exhumation de ces pépites et en assure la renaissance.
Le label suisse B-Records qui nous propose un enregistrement de très grande qualité s’est spécialisé dans le « live » (« du live et rien d’autre ») : c’est donc dans le cadre d’un concert donné à Genève l’an dernier que cette captation a eu lieu en direct, avec l’orchestre et les chœurs de la Haute école de musique de Genève.
En son temps le compositeur français Camille Erlanger était loin d’être le relatif inconnu qu’il est aujourd’hui. Il avait au contraire pignon sur rue et ses treize opéras, créés à l’Opéra-Comique ou à l’Opéra Garnier entre 1888 et 1921, connurent un très grand succès. Élève de Leo Delibes, il fréquente Massenet, Debussy, Ravel et Dukas et appartient au « Tout-Paris » lyrique dont il est l’une des figures de proue.
Nous avions vu la retransmission de son Aube Rouge, récit épique des années des nihilistes russes, alors d’une brûlante actualité puisque l’opéra est créé en 1911 au théâtre des arts à Rouen. Cette audace d’Erlanger à traiter des sujets de son temps va de pair avec les qualificatifs l’assimilant aux véristes italiens.
Quelles que soient les comparaisons, voire les critiques d’une tendance du compositeur à souvent forcer le trait sur le plan musical (à la manière d’une Augusta Holmès dans La Montagne Noire, autre œuvre récemment redécouverte), il n’y a pas de bonne raison à l’oubli des opéras d’une époque finalement assez récente et dont les thèmes restent d’un grand intérêt actuel.
Le thème de la sorcière ou magicienne est très souvent traité à l’opéra et, même ancré dans une période historique précise comme là en 1507 à Tolède, dans l’Espagne de l’Inquisition, il garde une portée universelle, symbole de la dénonciation de l’intolérance, du fanatisme, de la xénophobie et de la haine des femmes.
Car cette noire période où la chasse aux Maures pratiquée à grande échelle pour parfaire la « Reconquista », préfigure de manière sinistre et prémonitoire la plongée de l’Europe dans le totalitarisme nazi qui suivra de peu la faste période de ces opéras à grand succès. La petite histoire met en scène de son côté deux protagonistes omniprésents tout au long des quatre actes, Enrique, chef des archers de la ville de Tolède, et Zoraya, qui possède l’art de guérir et pratique la magie avec générosité et empathie, dont les amours sont contrariées, mais triomphantes dans la mort qu’il se choisiront.
Écrite sur un livret en français d’André Sardou d’après la pièce éponyme de Victorien Sardou (où triompha Sarah Bernhardt), l’œuvre est très théâtrale et mériterait de toute évidence qu’un metteur en scène s’attelle à en faire revivre tous les aspects.
Sur le plan musical, la beauté de cette « Sorcière » est incontestable, surtout quand elle est valorisée par une très belle distribution. Cette fusion de l’esthétisme naturaliste avec le romantisme français et ses aspects profondément lyriques, donne un ensemble très bien articulé et d’une approche facile. Comme souvent dans ces opéras post-wagnériens, le mélange des genres est perceptible comme si les compositeurs hésitaient encore à franchir résolument les pas en avant qu’accompliront Korngold, Chostakovitch ou Strauss tout en proposant des approches novatrices.
Ici l’on reste dans des harmonies classiques et même si l’ouverture a un côté tumultueux très impressionnant, les thèmes qui suivent (ou sujets musicaux dans la problématique d’Erlanger) s’enchainent avec bonheur, alternant passages héroïques impressionnants et longs échanges lyriques admirables de musicalité. C’est plutôt l’orchestration qui reflète les tendances de cette époque où l’on n’hésite pas à produire du – beau – son en volume et en richesse de timbres, donnant toute leur place aux voix comme partie prenante de cette opulence.
Et que d’envolées envoûtantes où chœurs et solistes se mélangent avec l’orchestre dans de très belles et très riches parties musicales qui se terminent en apothéose avec un acte 4 essentiellement dramatique, au rythme contrasté et frénétique, introduit par une flamboyante ouverture et composé de deux tableaux d’égale qualité foisonnante, le « Tribunal d’Inquisition » et « le bûcher ». L’acte 2, « la maison de Zoraya » a contrario est un sublime duo d’amour qui donne la part belle au talent lyrique des protagonistes et comporte une douceur élégiaque contagieuse qui rend d’autant plus insupportable l’issue fatale et injuste. Zoraya y montre également sa générosité dans plusieurs scènes très réussies qui mettent en scène les très nombreux rôles secondaires. L’acte 3 (« le Patio ») comporte beaucoup d’airs et et de parties orchestrales au style varié, et à nouveau une magnifique confrontation entre Enrique et Zoraya confirmant à quel point Erlanger savait donner à ses interprètes des airs expressifs leur permettant de donner chair à leurs personnages.
La Sorcière avait bénéficié dès sa création d’une distribution remarquable qui réunissait Marthe Chenal (Zoraya), Léon Beyle (Don Enrique), Jean Périer (le Cardinal) et Ninon Vallin (Manuella) qui venait tout juste d’intégrer la troupe de la salle Favart, artistes fort renommés en leur temps. L’écriture musicale exigeante ne peut se passer d’un tel niveau d’excellence.
On ne citera pas toutes les occasions données aux chœurs de briller de mille feux, mais l’ensemble est étonnant et très réussi avec les Chœurs de la Haute école de musique de Genève à la palette admirable de couleurs diverses chatoyantes et émouvantes.
Le couple dominant est incarné par la soprano franco-roumaine Andreea Soare et le ténor français Jean-François Borras.
L’omniprésence de Zoraya la « magicienne-sorcière » rend la prestation particulièrement ardue en direct puisque la soprano a une partie très longue, à la tessiture tendue notamment dans les aigus, dont les arias solos succèdent sans pause aux interventions dans les duos lyriques ou dramatiques et en contrepoint aux chœurs. La qualité de l’interprète est l’une des très grandes réussites de cet enregistrement, car la soprano se joue avec aisance de tous les pièges de la partition, passant de sauts de notes périlleux et suraigus de toute beauté, à de longues phrases langoureuses où son timbre est souverain, ou lançant des imprécations avec colère. Si le français n’est pas toujours parfaitement intelligible, le rythme de la langue y est et l’ensemble d’une grande richesse de couleurs et de nuances et d’une grande pureté stylistique.
Jean-François Borras fait preuve, comme à son habitude, d’un talent très personnel dans le répertoire français essentiellement lyrique et le rôle lui convient parfaitement. Le timbre est beau et l’aisance vocale évidente dans ces partitions où il peut déployer son sens de la phrase musicale et de la narration et donner vie à un personnage sensible et attachant. C’est une très belle prestation où il répond parfaitement, notamment dans les duos avec sa partenaire, à cette écriture complexe et changeante d’Erlanger qu’il valorise d’ailleurs.
Côté baryton, la distribution est également luxueuse puisque le cardinal Ximénès est interprété par Lionel Lhote dont les accents terrifiants sont impressionnants dans l’acte IV. Et l’on regrette d’entendre si peu Alexandre Duhamel dans le rôle très bien tenu, mais très court de Padilla. Ils nous offrent un bien beau duo avec leur solennel et magistral « Dieu vous éprouve cruellement », à la diction française parfaite.
On apprécie également la très ludique et virtuose Afrida de Marie-Eve Munger au timbre percutant et à la voix excitante, qui ornemente son témoignage de nombreux éclats de rire et autres facéties fort réussies tandis que l’orchestre sautille et s’enflamme en l’accompagnant.
En contrepoint, la douce voix suave de Sophie Garcia en sorcière Manuella offre un contraste parfait dans « le matin, restée seule » quand elle témoigne à son tour au tribunal à charge contre Zoraya.
L’ensemble des très, très nombreux rôles secondaires, qui n’ont parfois qu’une phrase musicale à chanter, est d’une qualité qui rend hommage à la très belle partition de Camille Erlanger. Et de ce point de vue aussi, on ne peut que se féliciter de la sortie de cet enregistrement qui comble un manque évident de l’histoire de l’opéra français.
Et nous saluons la constance de ces musiciens qui, tel le chef d’orchestre Guillaume Tourniaire, mais aussi l’ensemble des artistes qui s’investissent admirablement dans un projet dont ils ignorent s’il sera à nouveau donné alors que les rôles sont lourds à apprendre, à interpréter.
A quand la version scénique que cette oeuvre mérite ?
La Sorcière de Camille Erlanger
Trois CD et un livret, enregistré en direct le 12 décembre 2023, au Victoria Hall de Genève avec le Chœur et l’Orchestre de la Haute École de Musique de Genève, dirigé par Guillaume Tourniaire.
B.records, édit. (dist. Outhere)
Photos : © C. Parodi