La très belle mise en scène de Jürgen Rose est reprise à l’Opéra de Munich. Si la distribution est inégale, le spectacle s’avère, une fois de plus, captivant et Daniele Rustioni s’empare brillamment de la gigantesque partition.
Meyerbeer meurt en 1864, mais le genre Grand Opéra à la Française ne disparaît pas avec celui qui lui écrivait jusqu’alors ses plus belles pages. Alors que Paris est un lieu majeur de la création lyrique et attire les grands noms, le paysage musical qui y règne est d’une grande variété. Les compositeurs italiens (Rossini, Donizetti, Bellini) ont tous, récemment et assidument, fréquenté Paris. Verdi, lui-même, a vu trois de ses opéras y être créés ou repris (Jérusalem (1847), Les Vêpres Siciliennes (1855) et Le Trouvère (1857).
En 1864 donc, l’Opéra de Paris décide de se tourner à nouveau vers le compositeur et le choix, après le rejet d’une Judith (écrit par Scribe pour Meyerbeer), d’une Cléopâtre et d’un Roi Lear, se porte sur Don Carlos, l’immense drame écrit en vers par Johann Christoph Friedrich Schiller en 1787 (et de l’avis de beaucoup, imparfait).
Verdi a déjà adapté trois œuvres de l’écrivain allemand (Jeanne d’Arc, Les brigands et Luisa Miller), mais, cette fois, la tâche ne va pas être dramatiquement et musicalement, une mince affaire pour Verdi et ses librettistes (Méry et Du Locle).
Giuseppe Verdi a pris de l’âge. Il est, plus que jamais, exigeant (et pénible avec ceux avec lesquels il est amené à travailler). Son rythme d’écriture s’est ralenti ; son précédent opéra (La Forza del destino) date de 4 ans auparavant (1862) et Aïda sera créé en 1871. En outre, la conception de Don Carlos est probablement étirée du fait des vicissitudes qui règnent dans « la Grande boutique » parisienne.
Finalement, la genèse de l’opéra s’étend sur plus de 2 années. Il est créé à l’Opéra de Paris le 11 mars 1867 (avec un accueil mitigé, Bizet disant que Verdi « veut faire du style, mais ne fait que de la prétention » (sic)). Mais l’aventure conceptuelle ne s’arrêtera pas là, puisque suivra une période bien plus importante durant laquelle différentes versions verront le jour (la dernière étant, celle en italien, finalisée à Modène en 1886).
Lors de la création parisienne, Don Carlos a déjà subi de nombreuses coupures par rapport à la partition écrite par Verdi ; il fallait tenir compte du souper des spectateurs et – déjà – de l’horaire des trains pour rentrer en banlieue…
Dans les 20 années qui suivent, on dénombre, selon la méthode de calcul, entre 5 et 7 versions, toutes de la main de Verdi (mais sûrement, souvent remaniées de mauvaise grâce par ses soins). Le nombre des actes varie : l’acte de Fontainebleau (qui ne provient pas de l’œuvre de Schiller) est tantôt charcuté, tantôt purement et simplement coupé (notamment pour la création milanaise de 1884), tantôt rétabli. À chacune de ses modifications, la compréhension de l’intrigue en souffre, car, en l’absence d’acte I, on élude les motivations profondes de Carlo(s) et d’Élisabeth qui y sont très clairement exposées.
Si l’œuvre fascine aujourd’hui et, par sa puissance dramatique, est considérée comme l’une des plus grandes œuvres du compositeur – voire la plus grande – l’on constate aussi que le style Grand Opéra n’aura, néanmoins, pas été sans poser problème à Verdi en termes de caractérisation des personnages. Le final en forme de Deus ex machina, très « meyerbeerien », surprend, car il tranche avec le reste de l’opéra, par une soudaine dimension fantastique.
Lors des multiples changements intervenus dans les années qui ont suivi la création, la forme globale tendra vers plus de concision et semblera démontrer que le style Grand Opéra, vingt ans après, ne correspondait peut-être plus aux exigences du compositeur…
Même s’ils sont imparfaits, on trouve dans Don Carlo(s) six protagonistes de premier plan, magnifiques et fascinants. Certains sont inspirés de personnes ayant véritablement existé : un Carlo(s) idéalisé (il aurait été, en fait, probablement « débile »), très présent, mais qui bénéficie de très peu de scènes solistes, deux personnages féminins rivaux (Élisabeth et Eboli) dotés de superbes – et parfois éprouvants – moments vocaux, deux représentants du pouvoir (Philippe II et le Grand Inquisiteur) exigeant de solides voix de basse, et un baryton (Rodrigue, marquis de Posa) qui jouit d’airs et de duos splendides avec Carlos.
De menaçants rapports de force – entre quasiment tous les personnages – imprègnent l’intrigue et éclatent dans les nombreux duos de Philippe avec l’inquisiteur, Carlos, Rodrigue et Élisabeth, ainsi que dans celui d’Élisabeth avec Eboli.
Par ailleurs, l’amour fait naître la perturbation dans les relations entre tous les personnages, hormis, évidemment, celui du grand Inquisiteur, chargé, lui, d’écarter toute forme de perversion susceptible d’ébranler la toute-puissance de l’église.
L’Opéra (en français) fut donc donné à Paris de 1867 à 1869, mais disparut ensuite de l’affiche durant près d’un siècle. En 2017, l’œuvre a, heureusement, été à l’honneur sur la scène de l’Opéra Bastille avec une distribution idéale (Kaufmann, Yoncheva, Tézier, Garanca, Abradzakov, Belosselsky, Hubeaux) sous la baguette de Philippe Jordan, dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski.
Celle-ci, retient, comme principe directeur, l’influence importante et néfaste de la religion catholique sur la couronne d’Espagne, un élément que Verdi, anticlérical notoire, avait bien pris soin de souligner, dramatiquement, par l’intervention du moine au début de l’acte II et, bien sûr, par l’affrontement entre Philippe II et le Grand Inquisiteur duquel ce dernier sort vainqueur.
Dans un décor de grande boîte noire (dans laquelle les personnages semblent toujours comme enfermés et contraints), Rose pose une pièce de décor signifiante, un immense crucifix qui veille, comme une ombre noire, sur les faits et gestes de chaque personnage. Au moment de l’autodafé, la plus grande partie du défilé est constituée de représentations religieuses, et, lorsque paraissent le Roi et la Reine sur un grand catafalque, siège, au-dessus d’eux, comme un corbeau… le Grand Inquisiteur.
Par sa pertinence, 23 ans après sa création, la mise en scène de Rose s’avère intemporelle et garde donc, toute sa puissance en s’attachant à dérouler un inexorable drame noir, tout en privilégiant un travail individuel et global des artistes sur scène qui ont encore bénéficié d’une excellente direction d’acteurs.
À la tête de l’Orchestre du Bayerische Staatsoper, Daniele Rustioni (qui ne chôme pas puisqu’il dirigeait Aïda la veille ici même et, 3 jours avant, Lucie de Lammermoor au Festival d’Aix-en-Provence) trouve, avec Don Carlo, une adéquation un peu moins évidente qu’avec Aïda la veille, car plus rares sont les moments où il peut montrer la puissance raffinée de son orchestre. Cela étant, il parvient à cultiver la cohérence de cette œuvre longue d’où, à chaque instant, émergent des beautés. Comme dans Aïda, il parvient à ne jamais tomber dans l’exagération ; la scène de l’autodafé est alors magistrale sans être grandiloquente. Lors des scènes intimes, l’accompagnement s’adapte subtilement à chaque personnage, ronflant pour l’air de Philippe II, torrentiel pour Eboli et majestueux pour Élisabeth.
Avec Don Carlo – à ce jour, son rôle le plus lourd – un défi et un tournant s’annonçaient pour Charles Castronovo. Avec le temps, la voix s’est assombrie et a gagné en épaisseur. Certes, l’on peut noter quelques petites irrégularités pour son premier air introductif qui le cueille à froid. Mais on est, à l’instant, rassuré par la beauté du timbre. D’emblée, son jeu est passionné et immédiatement crédible ; il donne au personnage une puissance qui montrera le cheminement douloureux du jeune Prince. On trouve ainsi, dans les premières scènes, un homme à terre qui souffre, et, par son chant heurté, dit alors les affres de sa situation.
Dans le marathon constitué par le rôle, le ténor saisit chaque occasion de combiner beau chant et jeu d’excellence. Dans la scène finale – si l’on peut se permettre cette comparaison – il donne à entendre le même chant sourd, la même résignation face à la mort, que celle dont Kaufmann faisait magnifiquement preuve face à l’Élisabeth d’Anja Harteros.
En Élisabeth de Valois, Maria Agresta est moins convaincante. Non qu’elle ne possède pas les moyens vocaux de la Reine d’Espagne, successivement fiancée et « mère » de Carlo, mais la soprano, à fréquenter indifféremment tous les rôles possibles et imaginables (de Cherubini à Donizetti, de Verdi à Boito ou Puccini), semble y avoir perdu une part notable de capacité à incarner vocalement ses personnages. En découle alors pour cette Élisabeth, le sentiment d’avoir une soprano passe-partout, toujours honnête, parfois monotone, mais jamais transcendante.
Si elle apporte de la passion dans le duo d’affrontement du deuxième acte avec Carlo, elle ne parvient pas, ensuite, à émouvoir avec son « Non pianger, mia compagna » où elle prend pourtant congé, avec douleur, de sa dame de compagnie. Son grand air « Tu che le vanita » est d’une efficacité certaine car elle possède aussi bien les notes que la puissance. Mais, si le chant est héroïque, elle s’appuie à l’excès sur son médium, ne prend pas le temps d’allonger ses aigus (parfois agressifs) et il lui manque une réelle subtilité par une incapacité à affronter les demi-teintes.
En remplacement de Ludovic Tézier dans le rôle de Rodrigo, Marquis de Posa, Boris Pinkhasovich semble malheureusement ne pas saisir les multiples dimensions de son personnage, celui d’un homme politiquement progressiste, favori du Roi, mais également lié à Carlo par un grand amour et prêt à tuer pour lui. La scène face à Philippe est hors de propos, tant ce Rodrigue est dans l’exagération face à un Roi devant lequel il devrait montrer plus de prudence. Durant toute la représentation, le baryton s’avère souvent physiquement surexcité, délivrant un chant « russe » très stable, toujours efficace (notamment dans les duos avec Carlo), mais rarement coloré et il ne parvient pas à réellement lâcher prise, ni à alléger suffisamment sa voix, dans sa scène finale.
En Philippe II, ce Roi confronté à la rébellion à tous les étages, John Relyea manque singulièrement d’élégance et, si la voix impressionne et traduit la puissance du monarque dans les ensembles, le chant semble engorgé en permanence, ce qui pose un réel problème dans son grand air « Ella giammai m’amò ». Le duo avec le grand Inquisiteur est problématique, car Dmitry Ulyanov est clairement sous-dimensionné dans le rôle du Grand Inquisiteur, un personnage qui doit, par sa présence et surtout sa voix, être en capacité d’« écraser » littéralement le Roi, de le faire céder, y compris sur l’assassinat de son favori. Entre Relyea qui livre un chant d’une grosse voix peu subtile et Ulyanov à la voix trop claire et légère, le compte n’y est pas.
Clémentine Margaine est une Eboli de luxe qui transcende chacune de ses scènes, même si, bien-sûr, cette habituée de Carmen n’a pas la voix idéale de la Princesse. Elle ne possède notamment pas les nécessaires qualités belcantistes du premier air et se montre souvent courte en aigus.
Mais pour le reste !… La tessiture est extrêmement homogène, y compris dans les passages les plus déclamatoires du « O don fatale », le registre médium est aussi somptueux que le grave est naturel. Chose particulièrement importante, la puissance est au rendez-vous sans que l’artiste ait à forcer. Dans le trio de l’acte II, ces accents terrifiants sont ceux d’une lionne. Le « O don fatale », pendant lequel Rustioni peut lâcher les chevaux de l’orchestre sans intimider une artiste qui surmonte le torrent musical, laisse les spectateurs abasourdis.
Parmi les voix graves, si une voix impressionne à nouveau (après son magnifique Ramfis de la veille), c’est celle d’Alexander Köpeczi dans le rôle du moine. Lui possède la puissance, la majesté qui, dans cette représentation, manquaient au Grand Inquisiteur.
Enfin, dans cet opéra qui exige de la grandeur, dans les moments où la foule s’exprime, le chœur du Bayerische Staatsoper est en phase avec la belle direction de Rustioni, présent, juste, élégant et sans excès. Dans la scène de l’autodafé, accompagné par le son sombre des percussions, il sait prendre des accents d’outre-tombe.
Ainsi, au sortir de cette représentation, on constate, encore, qu’il est impossible de résister à cette musique ; on loue (et on admire) une fois de plus l’immense génie de Verdi, porté là à un paroxysme probablement jamais atteint dans aucune de ses autres œuvres. Cela suffirait déjà à faire de cette soirée, un intense moment de bonheur. Si l’on ajoute à cela une mise en scène idéale, une direction brillante et, au moins, deux interprètes (dont un nouveau venu en Carlo) qui nous ont fascinés, il y avait de quoi être proche de la félicité.
Visuels : © Wilfreid Hösl