La Monnaie, Bruxelles : un « Falstaff » haut en couleurs pour l’ouverture de la saison

Le droit de rire !

Pour sa première saison à la tête de la prestigieuse maison belge, la directrice artistique Christina Scheppelmann, qui a succédé à Peter de Caluwe en juillet 2025, présentait hier une très prestigieuse « première » de l’unique opéra-bouffe de Verdi.

Falstaff (1893) est une farce tirée des deux pièces de Shakespeare où apparait le gentilhomme bouffon : Les joyeuses commères de Windsor et les parties 1 et 2 de Henri IV (1602).

« Après avoir sans trêve massacré tant de héros et héroïnes, j’ai finalement le droit de rire un peu » déclarait Giuseppe Verdi, alors âgé de 80 ans, en confiant le livret à Arrigo Boito, qui lui écrivit également son avant-dernier opéra, Otello, également d’après Shakespeare. Écrivain et poète, Boito composa également des opéras, dont le célèbre Mefistofele.

Et l’on a beaucoup ri hier à la Monnaie, devant le spectacle intelligemment mis en scène et magnifiquement joué et chanté.

En composant Falstaff, après cinquante ans de carrière et 27 opéras, Verdi s’est lui-même manifestement beaucoup amusé, se livrant à une véritable synthèse subtile de l’art musical lyrique dont il était devenu au fil des années la référence italienne absolue de son siècle (et au-delà !).

Un des plus beaux opéras de Verdi

Il y a de tout dans ce désopilant Falstaff : une intrigue fort bien menée qui met en scène quelques personnages très typés, subtilement caricaturés pour les besoins de la comédie, de beaux portraits très « positifs » de femmes décidées et qui vont donner une sacrée leçon à la gent masculine mise à mal par l’histoire, et la touche romantique avec le jeune couple d’amoureux qui réussira brillamment la « happy end » de circonstances. Et de nombreuses formes musicales ponctuent cette série d’épisodes menée tambour battant.

Sur le plan musical, Verdi s’éloigne résolument du bel canto type rossinien, pour poursuivre et approfondir une véritable « conversation musicale » qui sera le centre de l’œuvre de Richard Strauss quelques années plus tard. Le tissu comique et même burlesque qui image des situations théâtrales complexes n’est pas illustré par des grands airs de solistes, mais par un discours continu, où s’entremêlent des mélodies classiques presque mozartiennes, et des incursions dans la modernité d’une orchestration audacieuses. Et le final est grandiose avec cette fugue composée au service d’une « morale » réjouissante et drôle où Falstaff conclura lui-même d’un magistral « tout le monde est dupé ».

Car il flotte aussi dans cette œuvre ultime un parfum un rien désabusé, voire mélancolique qui conduit Verdi par exemple à couper tout duo de charme entre les deux jeunes gens (qui ne parviennent jamais à s’embrasser), écourtant le sonnet de Fenton, leur réservant des duos volontairement tronqués, car interrompus par d’autres personnages comme si la farce prêtait davantage à rire qu’à s’émouvoir.

Belle mise en scène de Laurent Pelly

Sans surprise, Laurent Pelly propose une mise en scène fidèle au livret, visuellement inventive, aux décors soignés, créée avec succès au Teatro Real de Madrid en 2019. Le théâtre de la Monnaie le connait bien puisqu’il s’était déjà illustré avec quelques fameuses mises en scène, dont un superbe Coq d’Or, l’œuvre rarement donnée de Rimski-Kosakov et reprise plus tard par l’Opéra de Lyon. Il parvient à illustrer brillamment toutes les facettes de l’œuvre, valorisant à l’aide d’un décor astucieux et d’une excellente direction d’acteur, le lien étroit et indissociable entre livret et musique qui fait la qualité de ces opéras de la fin du dix-neuvième siècle. Le « discours musical », l’utilisation des solos instrumentaux, le rôle des percussions, sont ainsi mis en relief par les gestes, mouvements et évolutions scéniques des personnages. On regrettera juste que les changements de décor nécessitent autant de jetés de rideaux entre les scènes et donc autant de « temps morts ».

Les décors et la scénographie que l’on doit à la talentueuse Barbara de Limburg, sont parfaitement fonctionnels et permettent ce jeu théâtral qu’affectionne Laurent Pelly et qui sied particulièrement bien à l’ouvrage : la scène évolue ainsi au cours de l’histoire, passant de la représentation, étroite puis large, d’un café où l’on boit beaucoup ; un estaminet de rien du tout qui voit ses parois s’écarter pour devenir un vaste pub avec banquette et tables, double escalier monumental et très bourgeois, où hommes et femmes vont évoluer du bas en haut, disparaissant par des portes palières et réapparaissant au sommet, le tout rythmant parfaitement les situations, accessoires simples, mais conformes à l’histoire comme la fameuse panière à linge et le paravent de l’acte 2.

L’acte 3 est celui de l’extérieur : paysage de forêt, brumes évocatrices du mystère censé entourer une scène fantasmagorique, obscurité de la nuit dont le ciel est troué de dizaines de fenêtres éclairées, tout suggère le final qui explose dans une allégresse généralisée aussitôt transmise au public si enthousiaste qu’une partie commence à applaudir avant la dernière phrase, « ma ride ben chi ride la risata final » ! (mais rit bien qui rit l’éclat de rire final). Saluons également les très beaux éclairages de Joël Adam qui façonnent les évolutions de la scène et les costumes de Laurent Pelly (et de Jean-Jacques Delmotte) qui allient fidèle représentation des rôles et recherche d’une identité théâtrale propre souvent inspirée des comédies musicales comme l’est en grande partie l’ensemble de la mise en scène. Ainsi en est-il des couleurs pastels différentes pour des robes similaires habillant les femmes.

Alain Altinoglu très inspiré  

Alain Altinoglu, le directeur musical de la Monnaie, dont le poste très brillamment occupé depuis 2016 est renouvelé jusqu’en 2031, dirige instrumentistes et chanteurs solistes d’un geste des mains très explicite, guidant son petit monde au travers d’une partition dont il valorise intelligemment les contrastes, n’oubliant aucune des mesures parfois malicieuses, parfois plus graves de Verdi, nous donnant à entendre à chaque instant, l’aspect bigarré et multicolore de cette dernière composition du maestro au crépuscule de sa vie.

On apprécie une fois encore, le beau son qu’il a su donner à l’orchestre de l’Opéra de Bruxelles, le travail méticuleux et inspiré qu’il accomplit ici depuis une décennie et l’on ne peut que se réjouir qu’il nous prépare quelques belles surprises à venir comme ce Benvenuto Cellini en février prochain, avec John Osborn dans le rôle-titre.

Prise de rôle réussie pour Simon Keenlyside

Sir John Falstaff est surnommé « il Pancione » (Le ventru), il fait bombance tous les jours à l’auberge et bon vivant inconséquent et prétentieux, il s’endette et se croit assez malin pour duper les femmes à qui il écrira des lettres ridicules pour les séduire. Autant dire qu’on est très loin du style « à la ville », so chic et so british, du baryton Sir Simon Keenlyside que l’on a tant aimé dans ses rôles de dandy élégant, tel Don Giovanni. Mais sur la scène, tout est possible. Et littéralement métamorphosé, Keenlyside joue parfaitement le jeu du bouffon ridiculisé, affublé d’un ventre qui parait « naturel » et habillé d’amples vêtements, il donne le change par une faconde qu’on ne lui connaissait pas et qui fait mouche.

Le timbre est toujours aussi somptueux dans la salle à l’acoustique parfaite de La Monnaie, son entente avec l’orchestre et l’énergique battue d’Altinoglu, absolument parfaite comme son jeu, sans outrance, mais avec ce qu’il faut de comique. Dès la scène de l’auberge qui le met aux prises avec deux ténors, le Docteur Cajus (John Graham-Hall) et Bardoflo (Mikeldi Atxalandabaso), sa belle voix de baryton aux graves solides, éclate sur la scène avec la puissance et l’autorité d’un personnage sûr de lui et de son pouvoir.

 Mais les qualités vocales et théâtrales qui ont propulsé Simon Keenlyside parmi les meilleurs barytons, lui permettent de donner une lecture originale du personnage, où derrière l’épaisseur physique et la grossièreté des propos, se cachent aussi les fêlures de celui qui voudrait plaire malgré le caractère repoussant de son aspect extérieur. Usant aussi bien de sa puissance vocale que de son sens des nuances, de sa capacité à alléger son timbre ou à pratiquer la voix mixte dans des aigus souverains, Keenlyside nous surprend et nous séduit, donnant à son personnage de bouffon finalement trompé et cruellement moqué, une dimension humaine qui nous touche profondément.

Une belle distribution de qualité

Les grandes maisons se reconnaissent au fait qu’il n’y a pas de fausses notes dans leurs distributions, et ce, pour l’ensemble des rôles ! Chaque interprète est donc parfaitement dans son personnage et à sa place et donne le meilleur.

Le Ford de Lionel Lhôte est aussi une prise de rôle pour le baryton belge qui a déjà chanté le rôle-titre et s’essaye cette fois à incarner le mari jaloux, ce qu’il réussit tout particulièrement dans la fameuse scène des « cornes » dans laquelle sa colère et son désespoir éclatent devant le rideau fermé. Seul, il est alors éclairé par un puissant projecteur dans un effet de mise en scène particulièrement saisissant. Il martèle les mots exprimant sa fureur avec conviction et la personnalité qu’il confère à son personnage sonne particulièrement juste.

Comme à son habitude également, le ténor Bogdan Volkov ne fait pas dans le déjà vu, déjà entendu. Il campe un Fenton particulièrement rêveur et exalté, dont on perçoit à chaque air ou intervention, la passion pour la jeune Nanetta malgré les interdictions familiales. Lumineux, mince, élégant, beau, il est l’antithèse parfaite de Falstaff et l’idée géniale d’avoir fait poser les deux amoureux au sommet de l’escalier, façon Di Caprio et Kate Winslet dans la célèbre scène de Titanic, donne à leur idylle un poids particulier.

Enfin, la distribution masculine soigne les seconds rôles, les deux ténors dont nous avons parlé plus haut comme la basse Patrick Bolleire qui campe un Pistola tonitruant et très plaisant.

Les femmes – qui ont le beau rôle dans la pièce – ne sont pas en reste, bien au contraire, et c’est ce qui donne tout son lustre à cette représentation particulièrement réussie.  Elles ont chacune leurs grands solos ou duos avec d’autres personnages, mais on retiendra d’abord leurs ensembles totalement synchronisés, de la gestuelle au chant, qui marquent les étapes décisives de l’histoire. Elles sont les maîtresses des horloges et du destin des hommes dont elles vont se moquer avec opiniâtreté, mais sans méchanceté. La contralto Daniela Barcellona était déjà Mrs Quickly à Madrid dans la même mise en scène. Elle allie volume de la voix à beauté du timbre, puissance de l’incarnation à justesse du ton. Enveloppante et rassurante, dans sa protection des autres femmes et sa défense de leur cause, elle est à l’inverse décidée et menaçante à l’encontre des hommes.

Sally Matthews est une Alice Ford de grande classe, tout à la fois maitresse de maison et femme élégante. Elle possède un très beau timbre de soprano, égal sur toute la tessiture et dont les aigus sont puissants, conférant à son interprétation un côté « femme décidée qui ne recule devant rien », tout à fait réussi. Et la Meg Page de Marvic Monreal n’étant pas en reste. Leurs trios sont les plus beaux moments musicaux de la représentation.

La Nannetta de Benedetta Torre est virevoltante, toujours en mouvement, gracieuse et amoureuse et l’on apprécie la jeunesse de son timbre un rien acidulé qui se marie particulièrement bien avec la voix si délicieusement éthérée de Volkov.

Enfin les choristes de La Monnaie, sous la direction de Emmanuel Trenque, réunis pour la scène finale, celle du piège tendu à Falstaff, s’imposent par la qualité de leur chant et l’harmonie des différents timbres, lors de la fameuse fugue particulièrement difficile à exécuter.

Le théâtre de la Monnaie confirme avec cette belle ouverture de saison, sa place dans le Panthéon des grandes scènes internationales.