Après la Manon de Massenet et celle de Puccini, le Teatro Regio nous donnait l’occasion de découvrir la Manon Lescaut d’Auber. Une tout autre époque et un incontestable chef d’œuvre
Avec 36 opéras-comiques, 6 opéras (dont La Muette de Portici), 4 drames-lyriques, 2 opéras-ballets et un ballet à son actif, Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) a été un compositeur prolixe. Ces œuvres se sont espacées sur une importante période allant de la Restauration, de la Monarchie de Juillet et de la Seconde République jusqu’au Second Empire et à la Commune de Paris. Son important prestige lui a alors permis d’obtenir la position prestigieuse de directeur des Concerts Royaux, à l’époque de Louis-Philippe, puis de devenir Directeur du Conservatoire de Paris, à la mort de Cherubini en 1842.
De surcroît, sa carrière a été, en partie, indissociable de celle du grand librettiste et dramaturge, Augustin-Eugène Scribe, avec qui il aura collaboré trente-huit fois. Durant trente-sept ans, de 1823 à 1860, les deux comparses obtiendront une grande série de succès, principalement au théâtre de l’Opéra Comique.
Fréquemment appuyées sur des questions sociales et politiques, dans ce genre populaire qu’était l’opéra-comique, les œuvres d’Auber se sont souvent inspirées de la vie des personnes les plus modestes, des travailleurs, incluant tant les classes ouvrières que la bourgeoisie.
On peut ainsi se rappeler, par exemple, que La Muette de Portici nous donnait à voir des pêcheurs de Naples se rebellant en défiant les injustices sociales et politiques.
Il n’est donc pas étonnant que son choix se soit arrêté sur Manon Lescaut, dont le sujet évoque la subversion sociale comme l’indépendance individuelle. Auber comme Scribe, vont, néanmoins, prendre des précautions pour évacuer de l’histoire certains des éléments les plus controversés, tels des passages trop immoraux pour les valeurs bourgeoises d’alors, pour être acceptés, sur une scène lyrique.
D’une manière générale, pour la genèse de l’opéra, Scribe et Auber se sont fréquemment écartés du roman original, ne conservant pas, par exemple, les épisodes de Saint-Sulpice ou de la scène de jeu à l’Hôtel de Transylvanie.
Dans le livret, on relève, en revanche, une mise en parallèle entre Manon, l’amoureuse libre et volage, et Marguerite, la femme dont l’objectif est de se marier, incarnant alors, de fait, les valeurs solides de la classe moyenne.
Enfin, contrairement aux conventions et attentes d’un opéra-comique, l’intrigue n’aboutit pas, in fine, sur une fin heureuse.
Manon Lescaut fait ses débuts le 23 février 1856, à l’Opéra Comique. Elle y reste à l’affiche pour 63 représentations lors de la saison 1856-1857. Elle revient à deux reprises en 1882 pour atteindre 65 soirées, un nombre assez modeste pour Auber et une contre-performance assez inexplicable. Seule la « Bourbonnaise » survivra à cet opéra-comique et deviendra un air de concert virtuose pour soprano colorature.
Si Manon Lescaut ne fut pas un grand succès parisien. Il n’en alla guère mieux de sa carrière internationale et de sa postérité. En1875, l’œuvre sera tout de même représentée à Liège, puis débarquera à Berlin et à Stockholm.
Finalement, c’est vers la fin du XXe siècle que l’intérêt pour l’opéra se réveillera, avec un enthousiasme modéré. Un disque est édité en 1975, avec Mady Mesplé (Manon), Jean-Claude de Orliac (Des Grieux), Peter-Christoph Runge (d’Hérigny) sous la direction de Jean-Pierre Marty.
En avril 1984, Manon Lescaut est reprise au Teatro Filarmonico de Vérone, avec Mariella Devia, Luciana D’Intino, Gérard Gerino, Peter-Christoph Runge, Francesco Ellero D’Artegna, Michael Hubert et Maurizio Comencini.
En 1990, une représentation unique, dirigée par Patrick Fournillier, est donnée à l’Opéra-Comique, avec Elizabeth Vidal, Alain Gabriel, René Massis, André Cognet, Brigitte Lafon, Catherine Estourelle.
L’on retrouve ensuite l’œuvre au Festival de Wexford en octobre 2002, avec la participation d’Ermonela Jaho dans le rôle de Marguerite. Aux États-Unis, l’opéra a été joué en 2006 par le Lyric Opera of Los Angeles au Los Angeles Theater.
Enfin, Manon Lescaut a été repris à l’Opéra Royal de Wallonie (Liège) en 2016, dans une mise en scène de Paul-Émile Fourny. Sumi Jo, Wiard Witholt, Enrico Casari, Roger Joakim et Sabine Conzen… étaient dirigés par Cyril Englebert.
Certes, lorsqu’ils composent cet opéra, Auber et Scribe sont âgés, respectivement, de 74 et de 65 ans et sont alors au crépuscule de leur carrière.
La période musicale est alors florissante : Bellini et Donizetti sont morts, mais Verdi, en 1855, vient de composer Les Vêpres siciliennes pour l’Opéra de Paris. Meyerbeer a, depuis déjà un certain temps, donné ses lettres de noblesse au « Grand opéra », Gounod est en approche et Offenbach point le bout de son nez.
Pourtant, leur Manon Lescaut regorge de morceaux remarquables. C’est le cas avec l’Ouverture (conçue en 3 parties avec une introduction mélancolique, un galop, puis un thème qui sera repris dans le tragique dernier acte). D’autres passages orchestraux particulièrement brillants se trouvent soit en début d’actes, soit en ouverture de certaines scènes. L’œuvre contient de multiples airs, duos et trios, d’impressionnantes fins d’actes, ainsi qu’un inattendu et soudain changement de ton musical et dramatique entre l’acte II et l’acte III.
Artistiquement, Auber avait une prédilection pour les voix de sopranos colorature dont la plus célèbre fut la grande Laure Cinti-Damoreau (1801-1863) qui collabora avec Rossini (Le Barbier de Séville, Tancredi, Il Viaggio a Reims (1825), Le Siège de Corinthe (1826), Moïse et Pharaon (1827), Le Comte Ory (1828) et Guillaume Tell (1829)) ainsi qu’avec Meyerbeer (Robert le Diable).
Pour Auber, elle sera l’interprète d’Elvire dans La Muette de Portici (1828), d’Amélie dans Gustave III (1833) et d’Angèle dans Le domino noir (1837).
Quelques années après, c’est pour la brillante Marie Cabel (1827-1885), une autre chanteuse à la personnalité affirmée et à la virtuosité éprouvée, qu’Auber et Scribe écrivent le rôle de Manon Lescaut, la rebelle.
Elle sera, plus tard, Dinorah dans Le Pardon de Ploërmel (Meyerbeer, 1859) et Philine dans Mignon (Thomas, 1866). Le musicologue François-Joseph Fétis la décrivait comme « jeune, fraîche, séduisante, joyeuse, avec le diable dans son corps, dépourvue de goût et de style, mais dotée d’une voix adorable, d’une pureté merveilleuse, dont le timbre brillant et argentin produisait un effet incroyable sur le public ; elle chantait les passages les plus difficiles avec une maîtrise et une confiance extraordinaires… »
Ses caractéristiques vont s’accorder à la personnalité de Manon, alors même que son soprano à l’agilité remarquable et à la technique sûre lui permettait d’en assurer les grandes difficultés vocales.
Dans l’acte I, figurent trois morceaux typiques pour soprano léger : d’abord l’air « Éveillée avant l’aurore », puis une cavatine suivie de la cabalette « Les dames de Versailles » marquée par des passages ardus de colorature. Suivra la fameuse, brillante, et même virtuose « Bourbonnaise » (ou « air de l’Éclat de rire ») lorsque Manon décide de chanter pour recueillir l’argent nécessaire afin de payer l’aubergiste.
Dans l’acte Il, le caractère de Manon s’affermit et s’exprime dans l’air plus sérieux : « Plus de rêve qui m’enivre ». C’est alors qu’à l’instar de la future Marguerite dans le Faust de Gounod, et cédant au côté le plus futile de sa nature, Manon est éblouie par les bijoux qui lui sont offerts. L’air se termine par un nouvel air virtuose tout en vocalises.
L’acte IlI qui se déroule en Louisiane trois mois plus tard, est, en revanche baigné d’une atmosphère beaucoup plus sombre et la vocalité de Manon oublie-là tout son caractère superficiel.
Ce qui est particulièrement étonnant dans la Manon Lescaut d’Auber est que le second rôle, en termes d’importance, n’est pas dévolu – comme chez Massenet ou Puccini – au chevalier Des Grieux, mais au Marquis d’Hérigny, seul amant ayant survécu dans le livret des nombreuses aventures de Manon qui parsemaient le roman de l’Abbé Prévost.
Le baryton dame ainsi le pion au ténor, car, à une époque où l’on compose pour les grandes voix alors appréciées, Auber et Scribe choisissent alors de faire appel au grand baryton Jean-Baptiste Faure (1830-1914), un interprète raffiné à la voix, dit-on, sombre, douce et flexible. Sa grande valeur artistique ont donc mené Scribe et Auber à modifier l’histoire de Manon pour lui offrir un rôle de choix.
Le marquis a trois airs : le numéro d’ouverture de l’opéra (« Et vermeille et fraîche »), deux couplets dans l’acte II sur un rythme de boléro (« Manon est frivole et légère ») puis avec l’air « Je veux qu’ici vous êtes reine ». Enfin, le baryton se produit en duo avec Manon dans l’acte II (« À vous les dons qui savent plaire »).
La part du ténor, réduite, fut confiée à Jules-Henri Puget (1813-1887) ; ce sera le rôle le plus significatif de sa carrière. Des Grieux ne bénéficie d’aucun numéro solo, mais participe à des ensembles : trio et final dans l’acte I, duo et final dans l’acte II et, c’est finalement dans l’acte III, avec le trio, le quatuor et le final qu’il tire le mieux son épingle du jeu.
En revanche, deux personnages secondaires, Zaby et Gervais ont chacun un air solo (même si celui de Zaby a été coupé à Turin, probablement en raison de la chanson « Mam’zelle Zizi » aux accents racistes et coloniaux).
Le fait de confronter les trois « Manon » dans un même cycle, provoque, de prime abord, une certaine surprise quant aux tessitures des protagonistes tant elles apparaissent ici légères au regard du lyrisme présent chez Massenet et Puccini.
C’est notamment le cas de la Manon de Marie-Eve Munger. Mais si d’aucuns qualifierait d’abord sa voix de « pointue », voire de « cocotte », l’interprète éblouit rapidement par la facilité avec laquelle elle enchaîne les airs légers comme « Éveillée avant l’aurore », même lorsqu’ils deviennent d’une difficulté extrême, chargés de vocalises et de suraigus dans les airs ébouriffant « Les dames de Versailles » et de la « Bourbonnaise ».
De fait, Marie-Ève Munger nous emporte peu à peu dans le tourbillon de cette Manon que Scribe et Auber ont conçue comme une jeune fille libre qui va se fracasser sur la réalité de la moralité. Si elle s’inscrit dans cette virtuosité indissociable de la fille légère qui cherche à se faire entretenir par le marquis, elle prend progressivement de l’épaisseur (voire de la maturité) au fur et à mesure que les déconvenues s’accumulent.
À la fin de l’opéra, dans ce troisième acte devenu soudainement dramatique à l’excès, la voix toujours claire se pare de couleurs, se fait lamentation et réussit à dispenser une émotion d’autant plus remarquable que l’on peut mesurer l’énorme évolution du personnage arrivé à son extrémité.
On l’a dit, le deuxième rôle soliste est dévolu au baryton, interprète du marquis d’Hérigny. Pour la dernière soirée de cette Manon Lescaut, c’est Edward Nelson qui assurait le rôle. Son premier air (« Et vermeille et fraîche ») montre tout d’abord le talent et l’élégance de ce chanteur à la belle diction qui s’illustre autant chez Rossini, Debussy que dans l’opéra contemporain. Il est d’une grande présence dans le premier trio avec le ténor et la soprano (« Mânes de mes aïeux ») qui prend rapidement des couleurs rossiniennes.
Le deuxième acte est incontestablement le passage où le marquis d’Hérigny tient un rôle important, notamment dans toute la scène de séduction avec Manon. La voix souple et superbement timbrée d’Edward Nelson fait ici merveille, apportant un contrepoint aristocratique à la voix plus populaire de la jeune fille. L’air « Je veux qu’ici, vous soyez Reine » est d’une distinction rare.
On regrette un peu que, dans le rôle de Des Grieux, Marco Ciaponi qui, avec son timbre léger d’essence « opéra-comique », a le tempérament nécessaire à cet amoureux un peu batailleur possède une diction française par trop approximative. La structure de l’opéra fait, néanmoins, que c’est dans le duo final qu’il réussit à produire de très beaux épanchements dans les scènes tragiques et qu’il donne le meilleur de son talent.
Dans le rôle de Lescaut, Francesco Salvadori montre, pour sa part, une belle présence en complice de tous les mauvais coups.
Lamia Beuque en Marguerite, l’amie de Manon, s’affirme, elle, en contrepoint de Marie-Eve Munger. Avec sa voix de mezzo-soprano charpentée, elle assure comme la jeune fille qui a « les pieds sur terre » et donne de la substance au duo d’ouverture, à la scène à la maison Bancelin, puis à la première scène de l’acte III.
Avec son personnage qui survient brusquement, attendant son mariage avec Marguerite au début de l’acte III, Anicio Zorzi Giustiniani interprète brillamment et avec une diction exemplaire le bel air de Gervais « Ô bonheur ! ». Paolo Battaglia, dans le rôle de Durozeau, lui, incarne un commissaire excessif à la diction exotique. Quant à Guillaume Andrieux s’il interprète le gardien des femmes prisonnières, il surjoue, cependant, « un peu » la vulgarité de son personnage.
À la tête de l’orchestre du Teatro Regio, Guillaume Tourniaire (qui vient par ailleurs d’enregistrer La sorcière de Camille Erlanger), le chef s’attache, à tout moment, à faire respirer, pour ce chef-d’œuvre du genre, cet esprit opéra-comique si caractéristique de la musique d’Auber. Grâce à des violons virtuoses, il fait briller les conséquents passages orchestraux, la brillante ouverture tout comme la remarquable page musicale qui précède l’arrivée à la maison Bancelin (avec, à ce moment des chœurs excellents et survoltés). L’orchestre porte lors cette scène 2 de l’acte I s’affirme comme un tourbillon musical, porté il est vrai par une Manon absolument à la hauteur des enjeux virtuoses. Le final de l’acte est éblouissant avec ses rebondissements, la succession d’interventions sur des rythmes différents sur les sentiments antagonistes des personnages et une montée en puissance quasi « rossinienne ». Toujours soucieux de ses solistes, il parvient à faire merveilleusement sonner son orchestre dans une salle aux dimensions impressionnantes pour un opéra-comique tel que celui-ci.
Continuant son rapport entre chaque avatar de Manon et le 7e art, la mise en scène d’Arnaud Bernard s’est, cette fois, placée dans le contexte du cinéma muet jouant ainsi du côté « daté » de l’écriture d’Auber et de Scribe au regard de celles de Massenet et de Puccini, toujours célébrées et certainement plus au goût du public du XXIe siècle. Beaucoup de projections qui accompagnent la musique sont pertinentes, avec des extraits du film d’Alan Crosland réalisé dans les années 1920, When a Man Loves avec Dolores Costello et John Barrymore.
L’ensemble de l’action se déroule dans un décor élégant, un studio de tournage dont l’architecture de verre et de métal est, probablement, proche de ce qu’était celle du studio que Méliès avait à Montreuil. Y alternent les acteurs en costumes du XXe siècle, les techniciens qui changent les décors à vue et les personnages vêtus comme au temps de l’abbé Prévost.
Si la direction d’acteurs est irréprochable, la redondance du procédé cinématographique s’avère au bout d’un moment excessive. Cependant, la dernière scène qui voit la mort de Manon réalisée sur une scène vide redonne alors de la force et du contraste au propos.
Quand sont hissés, au-dessus d’elle, les trois portraits de Michèle Morgan, de Brigitte Bardot et de Dolores Costello, la jonction est faite avec les trois incarnations de Manon que nous avons suivies, soirée après soirée. Et toute réflexion faite, si celle d’Auber fut la victime de la célébrité des deux autres, on se dit qu’il est urgent de la réhabiliter et… pourquoi pas, à Paris, lieu de sa naissance !
Visuels : © Daniele Ratti / Teatro Regio Torino