Avec sa première mise en scène d’opéra La Clémence de Titus, Milo Rau continue d’interroger le théâtre, ses fondements et son pouvoir avec puissance et fracas.
Éprise du nouvel Empereur de Rome Titus, Vitellia veut se venger de lui lorsqu’elle découvre qu’il compte se marier avec Bérénice. Sextus, fou d’amour pour Vitellia qui le manipule, consent malgré lui, à tuer Titus, son ami. Ce dernier, dans une grande clémence, pardonnera à tous.
L’opera seria en deux actes composé par Wolfgang Amadeus Mozart en 1791, sur un livret en italien de Caterino Mazzolà, était une commande pour le couronnement de Léopold II, roi de Bohême. Commande aussi pour Milo Rau, via l’opéra de Genève ; un spectacle créé et uniquement joué on line du fait de la pandémie. Il est porté ici par l’Opéra Ballet Vlaanderen (OBV), opéra d’Anvers et de Gand, ville qui a eu Milo Rau à la direction de son théâtre le NTGent de 2018 à 2023 et dont il reste artiste résident ainsi que coproducteur de sa série Histoire(s) du Théâtre. Indéniablement il profite de cette invitation du OBV pour poursuivre ses créations selon son manifeste du NTGent.
Dès l’entrée du public dans la très chic salle de l’opéra de Gand, il est évident que nous nous trouvons dans l’univers singulier d’un des artistes les plus controversés et astucieux de son époque. Le tableau d’une pendaison de deux jeunes gens est plus qu’un indice, cela tient également à ce sentiment de rendre visite à une communauté, d’entrer dans des intimités, d’observer un groupe. Sur scène ce qui pourrait ressembler à des retrouvailles dans un joyeux bric à brac de petits mondes qui se côtoient, échangent, déplacent des objets, est en fait un élément clé de la mise en scène que nous ne dévoilerons pas. Une femme peint, des hommes en gilets jaunes et des gardes s’activent, des enfants courent… une photographe shoote tout cela. Un homme important arrive… Titus ou la figure de tant d’hommes de pouvoirs.
Dans ce hall de musée, un « ensemble » a pris possession de la scène. Il est le résultat de plusieurs semaines, depuis août, du travail effectué par l’équipe de Milo Rau avec les comédiens mais surtout les « extras » comme on les nomme, ces amateurs venus apporter leur individualité et leur savoir-être. Des histoires qui constitueront, pour ce dernier ouvrage de Mozart, une ouverture à la discussion, un éclairage contemporain de l’œuvre. Chaque tournée de cet opéra connaîtra une nouvelle distribution selon le lieu, son actualité.
À l’italien chanté s’ajoutent des monologues des comédiens, « extras », chanteurs en flamand (Eric Lambrechts), syrien (Dina Al Jamal qui a fui la guerre et joue un chaman) , français ( Ferdinand Paimblanc, parisien anversois qui joue un garde). Durant l’aria Vitellia celui de Servillia ou le rondo d Sesto via la vidéo se superposent des témoignages de leur parcours de vie. Des tragédies dans la tragédie.
C’est le point numéro un des dix règles du manifeste qui domine la Clémence de Titus de Milo Rau : Il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle.
Il ne s’embarrasse pas des artifices du théâtre, le cœur sanguinolant arraché d’Eric est un vrai cœur, une pendaison, une pendaison en direct (bravo les circassiens qui l’on réalisée). Il ne parle pas du réel, il le porte au plateau dans toute sa violence, sa cruauté, son ambivalence, son humanité.
Ni documentaire ni d’actualité, le théâtre de Milo Rau est plutôt en réalité augmentée. Avec, en guise de grand angle, le pas de côté, réflexif et politique – sur l’enchaînement de représentations, de faux-semblants, de manipulations, de surexposition et de désinformation qui anesthésient notre jugement.
Les médias sont -ils pour Milo les puissants qui nous exposent une violence avec laquelle nous finissons nous aussi par être clément, par habitude, par désinformation, par lassitude ?
Les conflits, les stratagèmes, les complots ne sont pas propres au Titus Mozartien, , ils sont universels. Milo Rau donne du personnage une lecture complexe, avec un côté artiste peintre qui nous signifierait la part d’humanité potentiellement existante en chaque tyran ou l’importance de l’art dans l’histoire des conflits mondiaux ?
Par sa mise en scène nettement fractionnée, [en deux parties], Milo Rau nous montre l’art comme une arme supplémentaire de pouvoir. Chargé de références picturales, de mises en parallèles, d’hommages, le début du spectacle, par ce trop-plein de richesses, a failli nous perdre. Il était en fait un nécessaire contrepoint, un faire-valoir de la seconde partie, beaucoup plus chantée, musicale, fluide, consolée.
Ce que l’on juge très obscur, violent, incompréhensible dans la première partie, qui suscite chez nous questionnements et éclaire la première tout comme l‘art éclaire le réel : la quintessence de la démarche de Milo Rau qui prend toute son ampleur ne dans ce premier opéra.
La scénographie d’Anton Lukas, en double face, épouse non pas une vision manichéenne des pouvoirs mais les incessants aller-retours, via un plateau tournant, entre le noir du monde, des conditions de vie, des politiques, un camp de réfugiés… et un espace plus clair, ce musée où la vie se presse et la jeunesse coûte que coûte tente de s’emparer de son avenir.
La mise en scène fractionnée, [en deux parties], pourrait laisser penser que la musique est sacrifiée au lieu d’être sanctifiée. Or il y a Le rondo de Vitellia « Non più di fiori », l’air de SextO « Parto, parto », la présence scénique et la voix superbe de la mezzo russe Anna Goryachova qui joue Sesto et qui est la découverte.de cet opéra qui lui doit beaucoup. Anna Malesza-Kutny est une passionnante Vitellia, Sarah Yang une Servilia atypique. Le ténor britanique Jeremy Ovenden, reconnu comme étant l’un des meilleurs interprètes de Mozart ne failli pas à sa réputation. Il incarne Tito, affirme n’être fou que sur scéne et donc empereur, il est impérial dans cette simplicité feinte, assortie d’une présence charismatique complexe.
Milo Rau peut être salué pour sa direction d’acteurs.
Nouveau directeur musical de l’Orchestre de l’Opéra des Flandres, Alejo Pérez dirige avec fluidité et une énergie solaire l’ensemble des musiciens. Il signe les arrangements des partitions en vis-à-vis des intentions du metteur en scéne suisse, jonglant parfaitement avec les pauses souhaitées et la teneur de l’œuvre de Mozart.
Exultant de toute sa puissance dans la seconde partie, le chant lyrique appuyé par le chœur de l’Opera Ballet Vlaanderen reprend sa place et nous chavire.
Il y a une rencontre évidente de deux virtuoses qui font œuvre de leur temps. La Révolution française, les migrants des guerres actuelles.
Pour quelqu’un qui ne veut pas imposer un avis, Milo Rau nous en propose pourtant plus que la Clémence de Mozart, n’en contenait. Peut-être trop.
Chargé de références picturales, de mises en parallèles, d’hommages, le début du spectacle, par ce trop-plein de richesses, a failli nous perdre. Il était en fait un nécessaire contrepoint, un faire-valoir de la seconde partie, beaucoup plus chantée, musicale, fluide, consolée.
Ce que l’on juge très obscur, violent, incompréhensible dans la première partie, qui suscite chez nous le plus de questionnement est adoucit par la beauté de Mozart et des solos des chanteurs dans la seconde. La scénographie d’Anton Lukas, en double face, épouse non pas une vision manichéenne des pouvoirs mais les incessants aller-retours, via un plateau tournant, entre le noir du monde, des conditions de vie, des politiques, un camp de réfugiés… et un espace plus clair d’utopies, un musée où la vie se presse et la jeunesse tente coûte que coûte de s’emparer de son avenir.
Milo Rau cherche à nous montrer l’art comme une arme supplémentaire de pouvoir mais ici au service des puissants, un pouvoir absolu de vie ou de mort.
Ce faisant, sa démarche tend davantage à mettre en lumière cette hypothèse : Le monde n’est-il pas plus supportable avec l’art ? Que serait-il sans lui ? Que serions-nous ?
Estampillé tragédie plutôt que féminicide, fratricide, inceste, complots, trahison, attentats… les sujets des opéras mythiques ont en commun de mettre en scène la violence du réel en l’esthétisant.
Dès lors, l’art est-il une clémence envers l’horreur du monde ?
Marie Anezin
Créée à Anvers (du 10 au 24 septembre 2023), puis en tournée à Gand (du 1 au 10 octobre 2023) et au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg le 24 et le 26 octobre 2023, elle ouvrira, en mai 2024, le prochain Wiener Festwochen, dont le metteur en scène bernois vient de prendre la direction.
Visuel : © OBV/Annemie Augustijns