Le festival de mars de l’Opéra de Lyon, « rebattre les cartes », s’ouvrait brillamment ce 15 mars au soir, avec la Fanciulla del West (la Fille du Far-West) dirigée de main de maître par Daniele Rustioni et dotée d’une très belle distribution vocale et orchestrale, chœur compris.
Giacomo Puccini compose la Fanciulla del West en 1910, après ses grands succès qu’ont été Tosca, la Bohème et Madame Butterfly. Sa volonté d’illustrer des scènes contemporaines se poursuivait après le récit tragique des illusions trahies de la geisha Cio-Cio-San, il s’attaquait à la récente histoire du Far-West et de la ruée vers l’or en prenant un parti très démystificateur et éminemment moderne pour l’époque. Le livret de cette œuvre en trois actes, est de Carlo Zangarini et Guelfo Civinini (1873-1954) d’après le drame écrit par David Belasco, La Fille du far-west (The Girl of the Golden West).
Malgré ses incontestables qualités musicales et quasiment « cinématographiques », cette œuvre est très rarement donnée et sa programmation a réjouit une salle comble et enthousiaste pour cette Première du 15 mars à l’Opéra de Lyon. Ce 15 mars était également la première journée du festival « rebattre les cartes » qui comprend d’autres nouvelles productions, celles de La Dame de Pique, le lendemain, suivie de la création de Otages, l’œuvre de Sebastian Rivas d’après le texte de théâtre de Nina Bouraoui, le surlendemain. Trois destins de femmes et quels destins !
Minnie, tenancière du saloon le Polka-Bar, est tout à la fois une femme courageuse, un peu « garçonne », qui n’hésite pas à menacer son petit monde d’hommes tous finalement plus ou moins épris de la « patronne », figure de femme et figure maternelle entremêlées. Mais c’est aussi un cœur tendre, prête à tout pour le voyou (voleur mais pas assassin) qui débarque dans sa vie et la séduit tout en se laissant complaisamment prendre au piège de l’amour.
C’est elle qui domine ce quasi-exclusif monde d’hommes et c’est elle qui gagne à la fin, retournant la situation, dans un happy end, si rare chez Puccini qu’il faut en souligner le sens. Comme si le compositeur avait décidé que cette fois, les femmes seraient victorieuses et avec elles, les sentiments de solidarité, d’amitié et d’amour.
Quelques mises en scène ont eu leur succès ces quinze dernières années, réhabilitant largement l’œuvre, d’autant plus qu’elles ont connu de grands interprètes actuels comme Jonas Kaufmann – Dick Johnson par trois fois, dans trois productions différentes, à Vienne, au MET et à Munich ou encore Nina Stemme – Minnie à Vienne et à Paris Bastille où la Fanciulla faisait alors son entrée au répertoire. L’opéra a même donné lieu à des captations filmées (MET, Vienne) qui ont confirmé le caractère « grand public » et facile d’accès de cette œuvre très réaliste de Puccini.
À Lyon, la Fanciulla del West opère une arrivée très brillante en nous offrant d’abord la direction musicale toujours inspirée de son directeur, Daniele Rustioni, que nous avions déjà eu le plaisir d’entendre dans cette œuvre à Munich.
Œuvre novatrice et originale musicalement à son époque, La Fanciulla del West garde un caractère inédit dans ce mélange sonore très harmonieux et très audacieux à la fois, où l’on retrouve des rythmes de danse moderne, associés à de larges plages orchestrales très complexes se mêlant aux voix de chœurs très sollicités. Anton Webern écrivait à son ami Arnold Schoenberg, après avoir vu une représentation en 1919 : « une partition d’une sonorité tout à fait originale, somptueuse. Chaque mesure est surprenante. Des sons très particuliers (…) et je dois dire que ça m’a beaucoup plu ».
C’est ce que Daniele Rustioni sait valoriser à chaque minute, gardant intacte cette impression de découverte d’un talent original que Puccini confirmera dans l’inachevée Turandot.
La Fanciulla est tout d’abord un opéra de l’orchestre et de chœur, et le travail effectué par ceux de l’opéra de Lyon est remarquable. La synchronisation voix-instruments est millimétrée et particulièrement pertinente au sens où la baguette de Rustioni est capable de ces montées impétueuses dans les moments dramatiques et tendus et d’une douceur quasi-lyrique dans toutes les situations où percent les sentiments d’empathie, de compassion, d’amitiés, de douceur et même d’amour. Car tout n’est pas violence dans ce monde où la rudesse des chercheurs d’or croise la douceur d’une Minnie, où cette dernière rencontre l’amour fou avec un cœur de midinette, elle qui fait le coup de poing quotidiennement et dresse ses rudes « amis » tout en sachant tenir tête aux empressements plus que suspects du schérif.
Rustioni dirige chaque mini-scène, presque chaque mesure, en lui donnant un sens précis afin d’en saisir la moindre inflexion, le regard de Dick sur Minnie, celui de Minnie sur son beau voyou, la haine de Rance, la peine de Sorosa et tant d’autres détails qui émaillent un récit musical très riche et très coloré.
Et il faut immédiatement souligner qu’au-delà du chœur à proprement parler, où se distinguent quelques brèves interventions au premier acte – ce chœur qui est sans doute le plus complexe et le plus « désordonné » de Puccini -, on a également quelques solistes en seconds rôles dont les personnalités sont particulièrement bien incarnées par leurs interprètes, tant sur le plan du chant que sur celui du théâtre.
On citera notamment la basse Rafał Pawnuk qui campe un très efficace Ashby, l’agent tête à claque et bien sapé de la Wells Fargo, les deux ténors Valentin Thill et Léo Vermot-Desroches, le premier en Harry et le second en Joe (très remarqué et très applaudi), l’émouvant et sympathique Sonora du baryton Allen Boxer. Deux de ces rôles sont assurés par des membres de l’Opéra Studio de Lyon, celui de Jake Wallace, brillamment incarné par le jeune baryton Pawel Trojak que nous avions déjà pu admirer dans le rôle de l’un des frères de Barak dans la formidable Die Frau Ohne Schatten d’octobre dernier et celui de Nick par le ténor Robert Lewis. Jeunes recrues sélectionnées parmi de nombreux candidats, ils ont la possibilité de faire « leurs classes » en direct, dans les plus belles productions de l’Opéra de Lyon et ils le font très bien. Ajoutons également les deux « amérindiens » de l’histoire, Billy Janck Rabbit (Kwang Soun Kim) et Wowkle, sa squaw, (Thandiswa Mpongwana) clairement identifiés dans la mise en scène et maltraités du fait du racisme ambiant.
L’ensemble de la très brillante distribution (et il faut du monde pour donner du corps à cette belle histoire), est dirigée par un trio de tête qui se révèle très investi, excellents acteurs bénéficiant par ailleurs d’une très solide direction théâtrale qui ne laisse rien au hasard, et très bons chanteurs, sachant donner successivement les pages lyriques et les pages plus spinto avec autant d’efficacité.
La Minnie charismatique et engagée de la soprano Chiara Isotton mène le bal dès son arrivée et son brillant « Che cos’é stato ? ». La voix est ample, les aigus claironnants, la puissance phénoménale et l’interprétation très émouvante et très juste : ah ces regards énamourés, cette détermination à garder vivant quoi qu’il en coûte « son » homme et quelle diction parfaite alliée à une magnifique ligne de chant. On y croit et on partage ses émois quand elle s’habille pour lui plaire « Vorrei mettermi queste », quand elle lui déclare vouloir le garder « Oh gardia, il monte e tutto bianco : non c’é piu sentier per andar » (Oh regarde la montagne est toute blanche, il n’y a plus de chemin pour repartir), quand elle crie sa colère et sa déception, et surtout quand elle le sauve lors d’un final épique où la soprano montre des qualités dramatiques admirables avec son « Ora quest’uomo e moi » (à présent cet homme est le mien).
Le ténor italien Riccardo Massi a été cascadeur avant de se lancer dans une carrière lyrique de ténor tendance spinto. Sa belle santé physique est particulièrement sollicitée par la mise en scène puisque Dick Johnson se retrouve suspendu dans les cintres durant la scène où il se cache. Mais indépendamment de cette étonnante performance, il nous livre une belle incarnation du bandit au grand cœur, séduisant, hâbleur, un rien roublard, mais finalement vaincu par la détermination de Minnie. Vocalement il confirme ses qualités de ténor spinto après divers rôles tels Radamès, Manrico, Andrea Chenier, Alvaro ou Calaf dans les plus grandes maisons. La voix est là aussi suffisamment puissante pour les moments héroïque et remplie d’une douceur lyrique pour le célèbre « Ch’ella mi creda libero e lontano », le seul vrai « grand air » de l’opéra.
Quant au shérif du baryton Claudio Sgura, il a la noirceur, renforcé par la mise en scène, du représentant d’un ordre encore assez arbitraire, et l’incarnation vocale brutale voulue. Il manque peut-être un tout petit peu d’une expressivité plus contrastée qui en fait autre chose qu’un Scarpia désirant à tout prix épingler une proie à son tableau de chasse. Rance est réellement et depuis longtemps épris de Minnie…
La mise en scène de Tatjana Gürbaca est sobre et efficace. Les mêmes blocs décomposés recomposés, constituent les décors (de Marc Weeger) des trois scènes correspondant à chaque acte. La neige, le froid, la désolation, la dureté du labeur loin des siens, se reflètent parfaitement dans cette austérité et cette âpreté sans fioritures. Même la cabane, chaud nid douillet de Minnie, est une sinistre rotonde (suspendue au-dessus de la scène au premier acte), qui tourne sur elle-même comme un manège. Elle est entourée d’un rideau qui s’ouvre et sert tour à tour de paravent pour Minnie puis de couverture pour la couche improvisée pour Dick.
L’instrument de la pendaison, apparait bien avant le dernier acte sous forme de longues cordes descendues des cintres où Dick se livre à ce fameux numéro d’acrobate.
Les différents niveaux permettent par ailleurs des « jeux » intéressants notamment dans les mouvements des chœurs, millimétrés et en phase permanente avec le rythme donné à l’orchestre par Daniele Rustioni.
Les costumes de Dinah Ehm ont été diversement appréciés. Si Minnie est à peu près conforme à la description donnée par Puccini lui-même avec ses robes successives passant du clinquant « or » à une teinte plus neutre (et son attendrissant pyjama), si Dick Johnson est un parfait archétype du cow-boy, long manteau de cuir et bottes comprises, Rance est plus original avec son long manteau de fourrure, symbolisant le messager de la mort des Westerns, et devenant de plus en plus sauvage, le visage recouvert de peintures de guerre quand il croit tenir sa revanche contre son rival.
Les chercheurs ont eux aussi un côté sauvage avec une diversité assumée qui va se voir là aussi de plus en plus. Au dernier acte où ils « s’ensauvagent», ils portent des déguisements, masques, coiffes d’animaux.
L’ensemble est esthétiquement adéquat et la beauté visuelle de la scène est renforcée par les très belles lumières de Stefan Bolliger. Ajoutons quelques effets sonores et visuels discrets mais efficaces tels le bruit (et la réalité) des rafales de vent et de neige dont parle Minnie à l’acte 2. Et le happy-end romantique s’accompagne de l’impuissance du méchant qui retourne son arme contre lui tandis que le public explose de bonheur dans une salve d’applaudissements.
Près d’un quart d’heure d’ovations du public conquis a accueilli l’ensemble du plateau réservant des applaudissements scandés particulièrement chaleureux aux solistes, à Daniele Rustioni, à la cheffe du chœur, Benedict Kearns, et à l’ensemble des chanteurs. L’Opéra de Lyon faisait salle comble ce soir, réunissant des spectateurs de toutes générations dont beaucoup découvrait l’œuvre.
Une soirée haute en couleurs musicales et en performances !
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Photos : © Jean-Louis Fernandez