Sous la direction passionnée de Philippe Jaroussky, ex-Ruggiero de référence, l’ensemble Atarserse qu’il a fondé accompagnait une brillante distribution dominée par l’époustouflante performance de Kathryn Lewek dans le rôle-titre et celle de Carlo Vistoli dans celui de Ruggiero. Une soirée littéralement enflammée qui a provoqué de multiples ovations d’un public conquis par la magicienne de Haendel.
Le récit est tiré du poème épique de l’Arioste, « Orlando Furioso » (1516) mais Haendel utilisa pour livret celui de « L’isola di Alcina », l’opéra de Riccardo Broschi (1728), compositeur frère du célèbre castrat Farinelli, qu’il modifia profondément pour l’adapter au goût de son public londonien.
Rappelons que Haendel était alors (1735) au centre d’une bataille acharnée pour développer le goût de l’opéra italien à Londres, bataille qu’il finit par perdre ce qui le conduisit à abandonner le genre pour se consacrer à l’oratorio en langue anglaise.
Alcina est l’un des « seria » les plus souvent présentés en version-concert comme mise en scène puisque l’œuvre s’y prête particulièrement bien. Le théâtre des Champs-Élysées, étape de la tournée de l’Atarserse de Philippe Jaroussky, avait déjà proposé la version-concert de l’orchestre Il Pomo d’Oro sous la direction de Francesco Corti, il y a un an, dans un style assez différent.
Alcina est l’histoire d’une magicienne puissante, cruelle et malheureuse, personnage complexe qui exige un format vocal exceptionnel de type colorature dramatique, c’est-à-dire une soprano à la voix puissante et large, dotée d’une palette complète de l’art des ornementations dans le bel canto baroque. Joan Sutherland, la « stupenda » avait donné une leçon de chant avec son interprétation parfaitement idoine en 1957. C’est assez rare et l’on a souvent vu dans ce rôle des sopranos colorature légères, possédant de petites voix, agiles mais peinant à rendre la profondeur du rôle et à affronter ses parties les plus violentes, ou à l’inverse des timbres plus corsés, mais dépourvus de cet art unique du trille et de la vocalise qui fait le sel du seria dont Haendel est l’un des maîtres.
Les Arias fort nombreuses dans Alcina – 26 en tout, 22 chantées ce soir – comprennent par définition en quelque sorte, des Da Capo, ces multiples reprises où le chanteur sur les mêmes paroles doit ornementer, décorer son chant par des variations diverses qui font la joie et la satisfaction du public et donnent très souvent le frisson surtout quand elles sont puissamment rendues.
De ce point de vue, la soprano américaine Kathryn Lewek, grande spécialiste de la Reine de la nuit qu’elle a interprété plus de cent fois, fait merveille en Alcina et on a rarement entendu une telle perfection vocale et une telle incarnation ne reculant devant aucune audace pour se mouler littéralement dans ce rôle complexe et si extraordinaire excitant.
On est déjà emportés par le célèbre « Tornami a vagheggiar », aérien et puissant tout à la fois avec ses reprises orchestrales divines, et non seulement on ne se lasse pas des reprises mais on aurait accepté sans problème un « bis » de cette aria que l’on chantonne en sortant à l’entracte.
Et l’on se souviendra longtemps des variations de style qu’elle offre généreusement sur son « Ah, mio cor », les pianis sublimes conduisent sa voix dans l’extrême fragilité d’un fil ténu pour exprimer son désespoir, aussitôt suivie sur les phrases musicales suivantes, d’une ardeur vengeresse, d’une puissance inouïe. C’est l’aria qui remporte la plus belle ovation, à tel point que Philippe Jaroussky manifestement ému, va la rechercher dans les coulisses où elle est immédiatement partie une fois son air achevé, pour qu’elle profite de cet exceptionnel salut du public à son talent.

Et l’ensemble de sa performance sera à l’aune de cette beauté vocale, de cette technique ébouriffante et de cette incarnation parfaite.
Notons que cette magnifique artiste n’est pas du tout cantonnée au baroque qu’elle sert si admirablement puisqu’elle aborde avec succès toutes sortes de rôles du répertoire lyrique et sera prochainement Juliette dans une version concert du Roméo et Juliette de Gounod, donnée le 19 février prochain au Théâtre des Champs=Élysées.
Elle est fort bien accompagnée dans cet exploit par le Ruggiero (rôle composé pour le le castrat Carestini) de Carlo Vistoli, dont la puissance étonnante pour un contre-ténor se marie parfaitement bien avec celle de notre soprano tandis que sa virtuosité n’est jamais mise en défaut. Lui aussi ose les ornementations les plus appropriées à ses arias, lui aussi manie avec aisance le trille et l’appoggiature, lui aussi sait ce qu’incarner un rôle veut dire, au-delà de l’incontournable beau chant qui fait le sel de l’opéra seria. Et lui aussi sait user des nuances avec quelques divins piani dans « Mi lusingha ». On admire également dans sa prestation cette aisance à maitriser les écarts de notes et les vocalises qui accompagnent les montées ou les descentes vertigineuses, le tout sans jamais perdre de vue le sens du personnage qu’il incarne, ce séducteur au double amour, rempli d’ambigüités. Et son « Sta nell’Incarna » lui vaut la plus belle ovation de la soirée qui n’en fut avare !

Et c’est la jeune et belle soprano franco-catalane Lauranne Oliva, qui incarne Morgana, la sœur d’Alcina la magicienne. Et c’est un prise de rôle réussie dès son premier air « O s’apre al riso ». Le timbre est aussi charmeur et élégant que l’interprète et l’on apprécie énormément l’élégance de son « Tornami a vagghegiar ». On a beaucoup aimé aussi le violon solo qui précède son « Ama sospira », l’ensemble de sa prestation confirmant tout le bien que l’on a dit d’elle depuis qu’elle a été sacrée révélation artiste lyrique des Victoires de la musique classique 2024.
La mezzo Katarina Bradić interprète Bradamante, avec deux airs « furioso » (E gelosia, puis Vorrei vendicar mi), et un dernier aria, où l’emporte la voix de la raison au III (All’ alma fedele), avec hautbois. La voix est belle et parée de mille couleurs, là aussi la technique belcantiste est sans faille et l’on apprécie cette métamorphose physique qu’elle nous offre, d’abord habillée en pantalon, chevelure ramassée, quand elle est déguisée en Ricciardo, elle se mue littéralement en jeune femme élégante quand elle dévoile son identité et redevient Bradamante.
Le talent du ténor Zachary Wilder (Oronte) a été souvent souligné, tant dans Monteverdi que dans Rameau ou dans les redécouvertes de la période vénitienne, et il est naturellement largement sollicité par les orchestres spécialisés dans ce répertoire (I Gemelli, les talents lyriques notamment). Il confirme son adéquation à ces rôles du baroque italien dans lesquels il excelle ; le timbre est beau et souple ; il maitrise toutes les difficultés du rôle sur l’ensemble de la tessiture, montre un beau sens des nuances et incarne un personnage un rien désabusé avec beaucoup de classe. Le public applaudira chaleureusement son dernier air « Un momento di contento ».
La basse française Nicolas Brooymans ( Melisso), dont le rôle est plus limité, montre également une aisance agréable dans ses quelques « paroles » parmi lesquelles on retiendra notamment ce « Pensa a chi geme » sombre, profond et solennel qui prouve son immense talent.
Nul besoin de préciser que Philippe Jarroussky qui a créé son ensemble il y a dix ans maintenant, sait transmettre à ses brillants musiciens, le feu et la flamme de cet opéra qu’il a lui-même interprété si souvent. On regrettera un peu de sécheresse lors de la Sinfonia d’ouverture, phénomène classique des instruments d’époque qui ne s’accordent pas aussi facilement que ceux d’aujourd’hui et quelques légers « pains » des cors à l’ancienne si difficiles à maitriser, mais l’ensemble reste chatoyant, virtuose, entrainant, sachant admirablement souligner les contrastes entre un continuo avec le théorbe, tenu par Miguel Rincon Rodriguez, le violoncelle de Ruth Verona et le violon solo de Raul Orellana, pour les courts récitatifs et ces ensembles d’une grande richesse harmonique pour les brillantes arias ou les courts passages symphoniques.
On regrette toujours de devoir trop souvent se contenter d’une version-concert, qui plus est pour « tenir » dans le format du genre, un peu tronquée ici ou là, alors que l’extraordinaire virtuosité des arias composées par Haendel, au sommet de son art dans l’opéra italien, et la musicalité étonnante des courts récitatifs-dialogues fort bien troussés, comme celle des passages instrumentaux, ne parait ni trop longue, ni trop répétitive quand les solistes sont à la hauteur des enjeux. Qui dit version-concert sous-entend suppression de tout ce qu’Haendel avait prévu de spectaculaire et de féérique dans son concept et en particulier les ballets. La Sinfonia est ainsi allégée de sa musette et de son menuet. D’autres coupures (toujours discutables) émaillent la représentation et le personnage d’Oberton est carrément supprimé. Les quatre chœurs prévus par Haendel voient, comme souvent dans ces versions raccourcies, leurs parties coupées à part le « Dall’ orror di notte cieca » repris par les six chanteurs solistes à l’unisson.
La tournée s’est d’abord produite au Corum de Montpellier avant de venir à Paris puis de se rendre à Barcelone.
On ne dira jamais assez le plaisir que l’amateur de baroque et de formations spécifiques pour rendre hommage à ce répertoire, a de pouvoir bénéficier d’une aussi brillante prestation, bien préparée, homogène dans la qualité et accueillie triomphalement. Remercions le théâtre des Champs-Élysées qui nous gâte cette saison (encore davantage que les précédentes !) en invitant ces formations « de luxe ». On attend le prochain Haendel, son Giulio Cesare, le 6 février prochain, avec Jakub Józef Orliński et Sabine Devieilhe, avec la formation Il Pomo d’Oro.
Visuels : Une © théâtre des Champs-Élysées.
Photos des saluts : © Hélène Adam.