Les artistes en résidence à l’Académie de l’Opéra de Paris nous emmènent sur le rocher de l’ile déserte où se jouent les rencontres de deux hommes et deux femmes qui renouent leurs liens brisés par le destin. Mise en scène, direction musicale, chanteurs et instrumentistes jouent la carte de la légèreté enivrante et délicieuse, pour une superbe soirée.
Il est bien dommage que les opéras de Joseph Haydn ne jouissent pas de la notoriété qu’ils méritent. Le maitre de chapelle et compositeur attitré de Nicolas de Estherazy, prince hongrois d’une grande ouverture d’esprit, eut en effet carte blanche pour laisser se déployer librement son imagination, son inventivité musicale (et son humour).
Et ses œuvres lyriques relèvent d’un genre original qui sort très souvent des sentiers battus (de l’époque) et valent vraiment la peine d’être redécouverts.
On ne peut que saluer l’initiative de l’Opéra de Paris pour avoir proposé aux artistes en résidence à l’Académie, de monter cette charmante « Isola disabitata », azione theatrale pour reprendre l’appellation que lui donnait Haydn, dont la première avait lieu mardi soir dans l’amphithéâtre Olivier Messiaen.
L’œuvre, malgré l’époque de sa création en 1779 au Palais Estherazy, ne relève pas strictement du genre opera seria, dont elle se distingue par quelques traits qui lui sont propres en particulier les récitatifs accompagnés (par l’orchestre ou une partie de celui-ci) qui ont une force dramatique et annoncent les arias et duos, dont la deuxième partie reprennent la première avec des variations et des appogiatures. L’orchestre suit de près le chant, dans un flot musical quasi-continu, et reprend les thèmes ou les ponctuent par quelques accords, tout en disposant de parties purement instrumentales comme une sinfonia (ouverture) conséquente et fort bien tournée.
Haydn reprenait après de nombreux autres compositeurs, le livret de Metastasio, qui illustre le thème de l’île déserte et de l’éveil des sens en osmose étroite avec la nature mais aussi celui, plus vaudevillesque, des couples et des malentendus qui les ont (provisoirement) rendus si malheureux.
Parce qu’elle s’est sentie mal durant un voyage en bateau, Costanza (mezzo-soprano) doit se reposer sur une île où elle et son mari Gernando (ténor) ont dû précipitamment accoster.
Durant son sommeil Gernando et ses compagnons sont enlevés par des pirates. Ce « previously » est raconté d’abord par Costanza elle-même, treize ans plus tard, qui croit à un lâche abandon, grave inlassablement son histoire sur la pierre et a élevé sa jeune sœur Silvia (soprano) dans la haine des hommes.
Puis arrivent Gernando et son ami Enrico (baryton) qui narrent un tout autre récit. Ils ont retrouvé la liberté et viennent rechercher Costanza. Ils mettront un certain temps à faire connaissance avec la jeune Silvia, puis à retrouver Costanza après quelques quiproquos, tout se terminera dans la joie et l’allégresse.
Le choix des quatre tessitures différentes permet de très beaux duos et même un quatuor final très réussi pour lequel Haydn choisit des instruments différents pour dialoguer en soliste avec chacun des personnages, qui célèbrent ce jour fortuné des retrouvailles.
Pour rendre hommage à ce petit bijou il faut lui donner vie, fraîcheur, humour et légèreté un peu à la manière dont Strehler en son temps avait rajeuni les œuvres de Mozart comme les Noces de Figaro ou Cosi fan tutte. Car malgré les accents dramatiques de Costanza qui pense qu’elle va mourir seule et abandonnée sur l’île, et ceux de Gernando croyant découvrir sa tombe en lisant son triste récit gravé sur la pierre, nous savons dès le début qu’ils se méprennent l’un et l’autre et que, même s’il faut plus d’une heure pour qu’ils se croisent enfin, tout sera bien qui finira bien. Les portraits des quatre protagonistes sont admirablement brossés par Haydn dont le style ne supporterait pas l’académisme d’une musique jouée avec trop peu de relief et d’engouement.
Par bonheur, ce n’est pas du tout le choix fait pour cette représentation pleine de vie. Et l’on est comblé tant par la battue vive, rapide, inspirée du jeune chef d’orchestre François López-Ferrer, que la mise en scène très chorégraphiée de l’ancien danseur du corps de ballet, Simon Valastro.
Ce dernier choisit un décor unique très fonctionnel où la scène de l’amphithéâtre est couverte d’une sorte de sable en gravillons figurant la plage, flanquée en son centre d’un immense rocher qui peut pivoter sur lui-même. Avant même l’ouverture instrumentale, un « sauvage » aux allures romantiques et pacifiques, se livre à une danse sur fond de roulis marin et de caquètements d’oiseaux, mouvements à la fois élégants et déjantés qui se poursuivent en épousant scrupuleusement le rythme de la sinfonia qui commence peu après. La prestation du danseur Nicolas Fayol qui réapparait à plusieurs reprises au cours de la représentation, donne un charme incontestable à cette incarnation rousseauiste du « bon » sauvage.
Silvia, jeune fille légère et vive, apparait à son tour et virevolte également, manifestement partagée entre l’attirance pour l’étrange créature et la crainte de l’approcher.
Le double jeu s’achève alors que Costanza arrive et entonne son récitatif, tout en gravant la paroi du rocher avec une grosse pierre (« Qual contrasto non vince, l’indefesso sudor ! »).
Mais l’aspect ballet des corps et des sentiments, des humeurs et des rencontres, du désespoir de Costanza à celui de Gernando, de la crainte/attirance de Silvia au désir d’Enrico, est sans cesse mis en scène avec beaucoup de grâce et de classe jusqu’au final où par le truchement d’un accessoire astucieusement utilisé, le rocher se fait voilier, sa voile bleue fièrement hissée alors que sa proue nous fait face au milieu d’une vapeur blanche figurant l’océan.
On saluera tout autant le travail subtil des lumières assuré par James Angot qui donne en permanence une douceur romantique à ces aventures, que l’adéquation des costumes simples de Angelina Uliashova, où le blanc de la jeunesse et de l’innocence domine.
Avec sa vingtaine d’instruments de l’Orchestre Ostatino, placés sur les gradins de l’amphithéâtre côté cour, François López-Ferrer fait des merveilles ! Outre le dynamisme qu’il insuffle à la partition, dirigeant de profil les uns et les autres, il valorise tour à tour les instruments et les chanteurs, donnant à l’ensemble une lecture passionnée et passionnante.
Nous avions la première distribution vocale de ces représentations, avec Amandine Portelli en Costanza, Isobel Anthony en Silvia, Clémenz Frank en Enrico et Liang Wei en Gernando.
Si les voix féminines sont particulièrement remarquables, l’ensemble du quatuor possède d’incontestables qualités vocales et scéniques, valorisant là aussi une partition peu connue mais qui gagne à l’être.
Nous avons été particulièrement séduits par la beauté du chant très ornementé et très naturel en même temps d’Isobel Anthony qui possède la grâce naïve que l’on attend du beau personnage de Silvia. Amandine Portelli, dans un registre plus grave, démontre un beau sens de la tragédie. Clémenz Frank prête à l’ami fidèle, sa chaude voix de baryton et son charme de jeune premier tandis que Liang Wei ne fait qu’une bouchée du rôle du mari sur qui les malheurs se sont abattus avant le sauvetage final.
Opéra de Paris, production de l’Académie
L’Isola disabitata de Joseph Haydn – Amphithéâtre Olivier Messiaen – du 11 au 21 mars 2025 – 1h30 sans entracte
Visuels : © Vincent Lappartient / Studio j’adore ce que vous faites.