L’opéra de Verdi est l’un des évènements opératiques marquants de la mouture 2023 du prestigieux festival. Malgré une belle distribution et une direction excellente, on se retrouve vite désarçonné par une relecture trop alambiquée.
En 1847, Verdi n’est pas encore le compositeur des grands chefs-d’œuvre qui le feront rentrer définitivement dans le panthéon de l’opéra, mais il a déjà connu de beaux succès dont Nabucco. En cette année, il regarde du côté de L’Aïeule de Grillparzer (vite oublié), des Brigands de Schiller (qui deviendront vite I Masnadieri) … et de Shakespeare. Aussi, à l’heure de fouler la prose de l’immense dramaturge anglais, Verdi est probablement saisi de vertiges. Les correspondances conservées témoignent qu’il a (ce ne sera pas la dernière fois !) fait subir à son librettiste, Piave, un véritable calvaire pour arriver à ses fins. Finalement l’intrigue de la tragédie de Shakespeare est nettement réduite pour s’adapter au genre opéra et au génie du compositeur, le livret suivant principalement la voie meurtrière et autodestructrice du couple Macbeth. De fait, par rapport au Macbeth original, il fait disparaître de nombreux personnages, donne plus d’importance aux sorcières qu’ils qualifient de « troisième personnage » de l’intrigue et met la Lady au centre de l’action. Comme le dit Fernand Leclercq dans le guide des opéras de Verdi « le drame acquiert l’abrupt d’une pièce antique, une machine infernale débarrassée de ses diagonales ».
À bien des égards, Macbeth apparaît aussi, musicalement, comme une œuvre disparate, expérimentale même, alors même qu’il a demandé à Piave de lui concocter « un texte dur, sans sinuosités ». Dans ses recherches (extrêmes) d’alors, Verdi ira même jusqu’à affirmer « Je voudrais que Lady Macbeth ne chante pas du tout ».
Finalement, la création au Teatro delle Pergola à Florence est un triomphe. Beaucoup plus tard, en 1865, pour la création parisienne au Théâtre-Lyrique, le compositeur remaniera sa partition pour lui donner la forme définitive que nous connaissons aujourd’hui.
Ainsi exposée, l’histoire de la conception du Macbeth de Verdi est déjà passionnante et montre le souci du compositeur quant à sa construction globale. Après le Macbeth de Shakespeare a, soudainement, existé une autre œuvre, différente et marquante, le Macbeth de Verdi (et Piave). Mais il y a matière à penser que la richesse de ce travail ne suffisait pas à Krzysztof Warlikowski qui, semble-t-il, ambitionnait aussi d’exposer le Macbeth « de Warlikowski ».
Car si l’intrigue de base est, elle, on ne peut plus, linéaire, la proposition du metteur en scène polonais s’avère, elle, très alambiquée… jusqu’à nous perdre en route et en conjectures. Si l’on comprend bien (ce que l’on ne peut réellement assurer), les actes du couple Macbeth sont conditionnés par un rapport compliqué à sa stérilité. En conséquence, leur geste de destruction va être principalement dirigé vers les enfants, ces symboles de la continuité de la vie (et de la transmission de la couronne royale). On assiste donc à un acharnement à éliminer les progénitures, un acharnement entretenu par le fait que les esprits qui les hantent à l’Acte III sont joués par des enfants qui arborent, un moment, un masque de Banco que Macbeth a fait assassiner et que, dans une autre scène, on fait référence à Œdipe, ce fils qui a tué son père.
Cette absolue et monstrueuse recherche de destruction de l’avenir provoque, toutefois, des effets collatéraux lourds puisque, au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans le meurtre, le couple sombre également dans la folie. À la toute fin, ce ne seront que deux pantins hagards, attachés sur une chaise roulante, que la foule lynchera.
Néanmoins pour que la proposition de Warlikowski, ainsi énoncée, soit véritablement acceptable, voire passionnante, il aurait fallu qu’il sache la rendre complètement lisible et évacue toutes les scories qu’il n’a pu s’empêcher d’y mettre. Certes, les scènes des sorcières, arrivant dans des cages de verre, ne gâchent rien. Mais, à côté de cela, ne pouvait-on trouver de vecteur plus élégant que cette consultation gynécologique pour montrer le désarroi de Lady Macbeth quant au fait maternel ? À quoi sert ce gigantesque banc de gare si ce n’est à occuper, sur la longueur, la grande scène du Grosse Festpielhaus ? L’on entend dire que la salle serait une figuration de celle du jeu de paume fréquentée par les nobles au moment de la Révolution française et que cela irait avec l’intrusion des « révolutionnaires » à la fin. Certes…
Par ailleurs, si Warlikowski prouve, une fois de plus, qu’il est un extraordinaire directeur d’acteur (ce qui se confirme lorsque l’on regarde, après la représentation, la retransmission sur Arte), le traitement des personnages est brouillé, et, parfois aussi, en contradiction avec les intentions de Verdi. Alors que la Lady est d’ordinaire une femme intraitable qui avance tel un bulldozer, elle apparaît là en femme victime de ses obsessions dont les actes ne sont pas toujours cohérents et qui sombrera dans l’alcool. Quant à la scène du dîner où Lady Macbeth adopte des attitudes de meneuse de revues pendant que son mari est en proie aux hallucinations, elle est complètement ratée, car elle perd, en route, toute la force du propos.
Restent donc, dans ce fatras, au milieu d’un plateau où la surpopulation de gens superflus guette à chaque instant, des scènes puissantes telles celle où, pour montrer l’acharnement réalisé sur les petits êtres, des enfants sont méthodiquement empoisonnés par leur mère afin de leur éviter une mort plus horrible, et leurs cadavres alignés sur le devant de la scène ; ou encore lorsque des vidéos présentent les massacres hors scène, des massacres de femmes, hommes et enfants, causés par la course à l’abime du couple Macbeth. Enfin alors que le spectacle de la mort du couple (assimilé alors, on l’imagine, aux Ceausescu) est pathétique, l’image, sur un immense écran de scène, du jeune Banco rejoignant son destin est extrêmement puissante.
Enfin, on se doit de souligner qu’un autre point est problématique. Lorsque l’on visionne, en replay, la représentation que les spectateurs suivaient, sur Arte, chez eux, on perçoit, grâce à la magie des gros plans, un résultat plus cohérent que ce qui fut ressenti en salle. Si des metteurs en scène comme Warlikowski considèrent que travailler dans une logique de diffusion sur le petit écran est plus intéressant que de le faire pour l’expérience in vivo de la scène, cela soulève de nouvelles inquiétudes quant à l’avenir de l’opéra…
Dans la fosse, les musiciens ont décidé de faire vivre le drame et de faire ressortir les aspérités voulues par Verdi. Le flot musical dirigé par Philippe Jordan est spectaculaire à tout moment même si d’un geste un peu trop germanique, évacuant pratiquement toute rondeur, il privilégie souvent l’aspect violent aux moments où la pression aurait pu, légitimement, retomber. Ceci étant, cela s’accorde à ce que l’on voit sur scène, un spectacle froid et âpre.
Asmik Grigorian est une artiste exceptionnelle qui, depuis des années, transcende les frontières de l’opéra. La voix bénéficie de toutes les qualités formelles exigées par l’écriture du rôle. Elle possède une souplesse belcantiste qui l’autorise à vocaliser parfaitement, la voix est belle et homogène de l’aigu au grave, sa projection lui permet d’atteindre chaque spectateur quelle que soit sa place dans la salle du Grosse Festspielhaus. Qui plus est, la femme est envoutante (et semble avoir envouté Warlikowski qui l’a transformée en mannequin de mode tant il lui fait changer de costumes) aussi bien en femme à l’élégance rare qu’en déséquilibrée au regard perdu et au maquillage détruit. Mais…
comme on l’a dit, Verdi avait des visées bien précises pour sa Lady. Il voulait, pour elle, toute autre chose qu’une voix parfaite. Au contraire, il souhaitait des aspérités et que l’organe soit, en quelque sorte, le vecteur ou le reflet de la monstruosité. Il réclamait que son interprète soit en mesure de verser dans la laideur d’émission. Quels que soient les éloges que l’on doit légitimement faire à Grigorian, il faut admettre qu’elle a réussi son pari en acceptant ce rôle mais que la voix est trop lisse pour satisfaire aux cruelles exigences de Verdi.
À ses côtés, Valdislav Sulimsky est irréprochable. Comme si les exigences de Verdi pour la Lady s’appliquaient, en fait, à lui, le baryton plie sa voix à toutes les circonstances, joue dès les premières scènes de la noirceur de l’âme, fait transparaitre la folie à venir. Par moments il donne une véritable leçon de chant verdien, à d’autres, il n’hésite pas à prendre les accents précis qui collent le mieux à sa situation présente. Sa confrontation hallucinée avec les sorcières à l’acte III est impressionnante et son air final (« Pietà, rispetto amore »), probablement le plus beau moment de chant de la soirée. Son « mal per me » final est saisissant comme le testament d’un homme au bout de sa folie et de sa mort.
Tareq Nazmi se montre lui aussi à la hauteur du rôle de Banco d’autant que pourtant quasiment frère de Macbeth au début de l’opéra, il apporte, malgré une voix plus grave (mais plus lumineuse), une sorte d’image en positif de celui-ci.
Les choix retenus (par le metteur en scène ?) pour le personnage de Macduff mettent le ténor dans une situation inconfortable. Macduff apparaît ici comme un homme impulsif, violent même, agissant sur le coup d’une rage légitime causée d’abord par la mort de Duncan, puis par celle de ses enfants et le désastre mortifère qui s’abat sur son peuple. En conséquence, Jonathan Tetelman doit quasiment toujours aborder ses interventions en mode forte et si son air « O, la paterna mano », exécuté au milieu des cadavres d’enfants, est de toute beauté, le choix est clairement fait de ne pas y apporter de nuances. Il est, par ailleurs, magnifiquement accompagné par le Malcolm d’Evan LeRoy Johnson avec qui le mariage des voix dans leur duo agit à la perfection.
Le chœur est, d’une manière générale, très sollicité chez Verdi. Mais dans Macbeth, il bénéficie de certaines des plus belles plages de la partition ce qui donne au Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor (dirigé par Jörn Hinnerk Andresen) et au chœur des jeunes de Saint Florian, l’occasion de prendre, à chaque acte, brillamment possession de la scène.
Si Warlikowski était parvenu à venir mieux à bout de ses fantômes que ne le fait le couple Macbeth, le spectacle aurait pu être splendide ! Malgré les fulgurances auxquelles il nous a habitués, il a péché par ses excès à ne pas avoir su trouver ses limites ni en termes de divagations annexes ni en termes de surexploitation de l’espace scénique. Paradoxe de notre époque, la magie du petit écran aura, certainement, permis aux téléspectateurs de passer une meilleure soirée que ceux qui étaient en salle. Car vus de près, les acteurs – chanteurs, entrainés par un chef brillant et accompagnés par un chœur superbe, nous ont donné du bien beau théâtre.
Visuels : © Bernd Uhlig