Menées tambour battant, avec beaucoup d’humour et un goût certain pour la transgression, Les Noces de Figaro mises en scène par Kirill Serebrennikov à la Komische Oper de Berlin stimulent autant qu’elles peuvent agacer à cause d’excès et de surenchère.
Après un Cosi fan tutte totalement réussi, l’excitation est grande de voir Kirill Serebrennikov s’emparer des deux autres titres que comprend la trilogie Da Ponte. Aux Noces tout feu tout flamme, qui sont jouées en ce moment, succèdera Don Giovanni la saison prochaine. Jamais en manque d’idées, le metteur en scène sait bien distiller toute la fougue, la jeunesse, la malice, l’insolence attendues et surtout une radicale modernité. En effet, le propos est résolument actuel dans la mesure où il convoque les idées qui agitent le monde d’aujourd’hui : le rapport à l’Autre, à l’étranger était au cœur du Cosi fan tutte et désormais la notion de genre occupe la lecture des Noces. Sont également très présents les fétiches qui saturent notre quotidien, à commencer par l’usage des téléphones portables dont le clavecin employé pour les récitatifs s’amuse à reproduire la stridente sonnerie.
À l’évidence, Serebrennikov a pris au mot le sous-titre de la pièce de Beaumarchais. La « folle journée » prescrite par le dramaturge français devient une folle soirée lyrique. Le rythme trépidant et le ton impertinent de la comédie, à la fois profuse et subversive, réjouit, mais peut aussi lasser tant elle n’évite pas la surcharge d’effets et de caricature. Les situations telles qu’elles sont montrées et réinventées ont largement de quoi étourdir les esprits. En témoignent les tambours des machines à laver installées en enfilade qui donnent le ton au spectacle en se mettant à tournoyer à toute vitesse sur les premières mesures de l’ouverture frénétique alors que pléthore d’employés du Comte revêtent leur tenue de travail.
Reprenant l’architecture étagée qui était déjà celle de Cosi fan tutte, Kirill Serebrennikov superpose deux espaces scéniques : plafond rasant, lumières blafardes, le monde « d’en bas » qui s’apparente à une buanderie est celui du travail et de la torpeur. Les domestiques y travaillent continuellement, à commencer par Suzanne qui repasse les chemises blanches de son patron en fumant clopes sur clopes. Le couple qu’elle forme avec Figaro s’installe précairement à même le sol sur un pauvre matelas encore emballé de son plastique. En haut, se trouve un lumineux lieu d’exposition pour la collection d’un comte Almaviva épris d’art contemporain dans sa veine la plus clinquante. Les œuvres qui y défilent s’amusent à parodier les sculptures de Jeff Koons et dénotent un goût superficiel de la caste huppée qui est représentée. Sous les tubes d’un néon dont les courbes forment l’inscription « Capitalism kills love », se laisse voir de manière appuyée l’artificialité décomplexée de la vie mondaine bientôt menacée par un furieux jeu de massacre avec couteau et bain de sang.
Si les rapports de pouvoir et la sensualité sont au cœur de l’ouvrage mozartien, son principal orchestrateur, le Comte, parait étonnamment moins obsédé par le sexe que par l’hygiène et la distanciation sociale. Aussi est-il accompagné d’un énergumène agité qui s’évertue à repousser tout contact possible entre lui et le reste de la maisonnée. Résolument strict et lisse, le libertin Almaviva se laisse ici davantage séduire que n’est prompt à conquérir. Pour autant, la mise en scène fait évasivement découvrir son fantasme de triolisme à l’occasion d’un rêve érotique joué sur le Soave sia il vento de Cosi intercalé après l’entracte. Hubert Zapior demeure séduisant et imposant comme le veut le rôle. Profitant d’un charisme aussi bien scénique que vocal, il se montre tout à fait vindicatif et véhément dans son remarquable air de l’acte III. En contrepoint, c’est Figaro qui paraît plus penché sur le plaisir sensuel et jouisseur dans l’interprétation alerte et avenante de Tommaso Barea, le chanteur doté d’une voix puissante mais aux graves un peu courts réalise une bonne prestation.
La distribution solide sidère par son engagement scénique total. Chaque personnage gagne en relief et est animé de vie sur le plateau. L’invention phare de Serebrennikov pour ce volet des Noces est d’avoir dédoublé le personnage de Cherubin. La jeune et sensible Susan Zarrabi chante les mots d’un Chérubin qui ne prend pas les traits androgynes de l’habituel adolescent prépubère, mais a l’aspect plus viril et troublant d’un homme robuste et muet. Ne pouvant verbaliser tout l’amour et le désir qui le débordent, il s’exprime par le corps et exulte en gambadant dans le salon avant de sauter tout nu par la fenêtre. Travesti dans une robe fendue et juché sur de hauts talons ou bien recouvert d’une peinture argentée et prenant la pose canonique d’un éphèbe grec, il stimule le plaisir complice de la Comtesse et de Suzanne. Nadja Mchantaf infiniment touchante en femme dépressive car délaissée, chante son Dove sono en jogging tandis que Penny Sofroniadou fait une camériste contemporaine toute piquante et provocante et finit par dominer le plateau. La direction musicale de James Gaffigan va dans le sens de la mise en scène affolée. Avec beaucoup d’aisance et de tempérament, une belle vivacité émane de la fosse d’orchestre où les musiciens concourent à rondement restituer la folie intrépide de l’ouvrage mais sans trop envelopper l’ensemble de la suavité voluptueuse qui fait aussi la beauté de la partition.
Jusqu’au 26 mai au Schillertheater: Großer Saal, Bismarckstraße 110, Berlin
Visuel : ©Monika Rittershaus