Il y a parfois des moments magiques à l’opéra. Et la Norma présentée à l’Opéra National de Bordeaux jusqu’au 6 février en est un ; grâce notamment à la Norma exceptionnelle de Karine Deshayes et à la sublime Adalgisa de la jeune et séduisante mezzo soprano ukrainienne Olga Syniakova.
Pour cette production, bien rodée puisqu’elle a été créée à Toulouse en 2019 et qu’elle a ensuite tourné, les responsables de l’Opéra National de Bordeaux ont invité une distribution remarquable. La présence de Karine Deshayes pour incarner la redoutable prêtresse du dieu gaulois Irminsul – dieu sévère et sanguinaire – est un avantage incontestable tant elle donne vie à cette femme avec une puissance de feu impressionnante.
Si Anne Delbée s’est entourée d’une équipe solide : les costumes de Mine Vergès sont agréables à regarder, les décors de Hernàn Penuela sont plutôt bien pensés et les lumières de Vinicio Cheli sont parfaites on regrettera que le chœur et les solistes soient laissés à l’abandon. Et sans les talents d’acteurs/d’actrices des solistes nous n’aurions pas eu grand-chose à regarder. La question que nous nous posons concerne le rôle du « dieu-cerf » rajouté arbitrairement par Anne Delbée qui inflige aussi au public trois tirades récitées en français totalement hors sujet et dont on se demande d’où elles sortent. Ces tirades gâchent quelque peu l’action de Norma quand elles ne la retardent pas (la première intervient juste après l’ouverture. Et pour reprendre Molière « Mais que diable allait il faire dans cette galère ? » (Géronte – les fourberies de Scapin, acte II, scène 7). Nous aurions aussi apprécié que les enfants de Norma et Pollione soient effectivement incarnés pas deux petits figurants plutôt que par deux jouets, deux chemises et des images projetées sur un écran géant installé en fond de scène ; le monologue de Norma ou elle envisage de punir Pollione en tuant les enfants est nettement amoindri par cette absence physique (quelle idée étrange de mettre deux chemises sur le module central que Norma puis Adalgisa manipulent sans scrupules alors qu’elles sont censées prendre des enfants dans leurs bras).
Les grandes Norma sont légions dans l’histoire de cet opéra. D’emblée on pensera à Maria Callas qui fut LA Norma de sa génération, mais plus récemment des artistes de renom ont aussi marqué ce rôle de leur emprunte comme Montserrat Caballé Joan Sutherland ou encore June Anderson. La mezzo soprano Karine Deshayes qui a chanté ce rôle redoutable pour la première fois en 2022 à Aix en Provence le reprend à Bordeaux à l’occasion de la série en cours. Et on ne peut qu’être séduit par la Norma de Karine Deshayes qui rend avec une justesse confondante les sentiments contradictoires de la prêtresse passant de l’amour fou au désespoir le plus profond puis à la fureur jalouse et à l’apaisement sans efforts. Mère jusque dans les tréfonds de son âme elle est incapable de tuer ses enfants contrairement à Médée qui, elle, passe à l’acte. Deshayes se nourrit des confrontations avec Pollione et Adalgisa ; et vocalement elle donne une leçon de chant grandeur nature. Les nuances sont parfaites, la tessiture ample et large colle bien au personnage. Et même si on aurait préféré un Casta Diva plus charnu, l’invocation à la lune séduit le public. Nous avons là une Norma comme on les aime car elle est incarnée par une chanteuse-actrice complète.
Face à la redoutable Norma de Karine Deshayes, il y a le très beau Pollione de Jean François Borras. Le ténor français qui fait sa prise de rôle à l’occasion de cette série bordelaise n’a rien à envier à ses prestigieux prédécesseurs. La belle voix de ténor de Jean François Borras envoûte la salle car elle transcrit à merveille les sentiments contradictoires du proconsul romain. S’agissant d’une prise de rôle, Borras en tant qu’acteur peine à faire ressortir la fougue amoureuse et l’âme de guerrier de Pollione, mais nous ne doutons pas une seconde que le temps passant le jeu d’acteur de Borras ira en s’améliorant. La découverte de la soirée est bien la jeune et séduisante mezzo soprano ukrainienne Olga Syniakova. Cette Adalgisa là séduit dès les premières notes de sa prière au dieu Irminsul ; la voix est solide, parfaitement maîtrisée, chaude, claquant dans la salle avec une aisance confondante. La jeune femme campe une prêtresse parfaite en tous points car nous avons là aussi une chanteuse-actrice complète : le désarroi d’Adalgisa on le vit avec elle dès le duo d’amour avec Pollione mais aussi dans le trio terrible qui termine le premier acte. Nous souhaitons à cette très prometteuse artiste la plus belle des carrières tant elle a su se hisser au niveau des meilleurs dès le début de la soirée. L’oroveso de Goderdzi Janelidze est agréable à écouter ; la belle voix de basse du géorgien envahit la salle dès sa première entrée en scène. Peut-être pourrait il s’investir un peut plus sur un plan strictement scénique car même dans le finale du deuxième acte, on peine à s’émouvoir du chagrin d’Oroveso contraint de condamner sa fille au bûcher.
Dans la fosse c’est l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine qui accompagne l’ensemble des artistes présents sur la scène de l’Opéra de Bordeaux. Le chef italien Francesco Angelico dirige la phalange bordelaise d’une main ferme, nerveuse, précise. Par contre si les tempos sont parfaits les nuances, elles, gagneraient à être plus soignées car l’orchestre couvre parfois les artistes du plateau. Cela étant dit, la partition de Bellini trouve là des interprètes de très belle tenue. Quant au chœur, parfaitement préparé par Salvatore Caputo, son chef historique, il déroule avec talent une partition difficile ; on regrettera en revanche que Anne Delbée l’ait totalement abandonné dans sa mise en scène. Les artistes du chœur entrent et sortent tels des robots qu’on allume en début de soirée et qu’on éteint avant de quitter l’Opéra.
Nonobstant une mise en scène médiocre, nous avons assisté à une très belle soirée d’opéra et vu l’éclosion d’un jeune talent en la personne d’Olga Syniakova que nous espérons revoir sur scène dans les années à venir. Quant à Karine Deshayes et Jean François Borras, ils portent haut les couleurs tricolores avec des performances qui les font se hisser au niveau des meilleurs titulaires de leurs rôles.
Visuel : © Frédéric Desmesure