À l’occasion de ses débuts au Teatro Colón de Buenos Aires, la soprano Jessica Pratt nous reçoit par visioconférence depuis sa résidence florentine. Forte d’une carrière centrée surtout sur les œuvres de Donizetti, Bellini et Rosini, Pratt est considérée comme l’une des interprètes les plus marquantes du répertoire belcantiste d’aujourd’hui. Acclamée pour l’agilité de sa colorature, ses aigus sublimes et son talent dramatique, depuis ses débuts dans le rôle de Lucia en 2007, Pratt a interprété plus de 50 titres. Dans cet entretien, elle se confie sur l’évolution de sa carrière et sur son avenir artistique qui s’annonce riche et diversifié, comportant notamment la sortie de deux nouveaux CD, plusieurs débuts et sa prochaine double présentation dans la capitale argentine.
Mon père était chef d’orchestre et ténor, et depuis mon plus jeune âge je suis toujours allée l’écouter quand il chantait. La musique faisait partie de ma vie et de celle de mes frère et sœurs. L’un de nos jeux était l’entraînement auditif. Par exemple, mon père jouait une note de l’accord et nous devions dire s’il s’agissait d’un intervalle de quinte, de tierce, de sixte, etc., ou bien il nous demandait de répéter ou de créer des mélodies très compliquées.
Je souhaitais devenir chanteuse lyrique, comme lui. Quand j’étais toute petite, ma chanson préférée était « Vesti la giubba » (ndlr : de l’opéra Pagliacci) (rires) parce que, pour m’endormir, mon père me la chantait en faisant des grimaces. À 7 ans, il m’a expliqué l’importance d’apprendre à jouer d’un instrument à vent et j’ai choisi la trompette que j’ai étudiée pendant dix ans.
(Rires) Je dis « C’est mon instrument préféré ». Comme beaucoup d’autres enfants, j’ai aussi étudié le piano pendant un certain temps et j’ai même joué du violoncelle, de la batterie et du tuba, mais mon instrument préféré était la trompette. J’ai même été trompettiste dans un orchestre, car mon père assurait que c’était nécessaire pour avoir une vision d’ensemble de ce qu’est l’opéra. Maintenant, en Italie où je suis bien connue, pendant les répétitions, de temps en temps, certains trompettistes me prêtent leur instrument et je joue quelques minutes !
C’est une jeune femme qui a grandi entourée d’hommes. Il n’y avait pas de femmes dans son entourage jusqu’à l’arrivée d’Henriette de Valois. Cela a fait d’elle une personne psychologiquement assez fragile. Lorsqu’elle tombe amoureuse d’Arturo, elle croit que c’est un amour impossible puisqu’elle doit se marier avec un puritain. Elle subit un premier choc émotionnel en apprenant qu’elle peut épouser son bien-aimé, et un second quand elle le voit s’enfuir du château avec une femme recouverte de son voile nuptial. Elle vit une situation traumatisante qui, même aujourd’hui, pourrait être déstabilisante pour n’importe quelle femme. Et elle ne peut compter sur personne pour la conforter. Sa folie – qui est en réalité une dépression profonde – est donc tout à fait crédible. Elle se sent profondément blessée et aura du mal à croire de nouveau en Arturo. D’ailleurs, à son retour, elle lui dit : « Ah tu vuoi fuggirme ancor ! » (Tu veux encore me fuir !). C’est une réaction normale. Lorsqu’on est très amoureux et que l’être aimé nous trahit, on reste sur ses gardes pour éviter que la situation se reproduise.
Dans ce cas, pas tellement. Au début, elle me semblait plus innocente, plus simple, mais j’ai toujours pensé qu’Elvira avait vécu des expériences douloureuses qui l’ont fragilisée et déséquilibrée. Par contre, ma compréhension du personnage de Lucia a évolué. À présent, j’interprète différemment certaines de ses phrases. Par exemple, quand elle dit : « Io vado al sacrifizio », je pensais qu’elle parlait à son frère, mais actuellement je crois qu’elle s’adresse à Dieu, par peur de l’enfer.
Je n’écoute presque jamais d’enregistrements d’opéra. Je préfère voir mes collègues sur scène. Si l’on écoute en boucle un enregistrement, on finit par l’imiter. Cela peut être dangereux, surtout pour moi, car j’apprends la musique très vite et il est possible que, sans faire exprès, je reproduise l’interprétation d’autres chanteurs. C’est pourquoi je préfère ne pas écouter d’enregistrements, ou du moins pas toujours le même. J’étudie uniquement avec la partition, même lorsqu’il s’agit d’un opéra connu. Une fois que j’ai bien appris mon rôle, j’écoute parfois mes prédécesseuses, mais je sais déjà exactement comment je vais l’interpréter.
C’est tout à fait mon avis. D’ailleurs, dans le bel canto, il y a tant de traditions ! Certaines sont bonnes, d’autres moins. Des fois, il arrive que de nombreux chanteurs commencent à imiter un enregistrement qui diffère de ce que le compositeur a créé. C’est souvent néfaste. Et pourtant, cela devient L’INTERPRÉTATION idéale. D’autres fois, un chef d’orchestre réduit le tempo pour faciliter la performance d’un chanteur qui éprouve des difficultés dans les coloratures, et ce changement devient une tradition qui n’est écrite dans aucune partition. Voilà des traditions qu’il faut épurer.
En fait, la dernière fois, ce fut en décembre 2024. J’étais à Munich pour chanter La Reine de la Nuit et j’ai reçu un appel du Festival tyrolien d’Erl (dirigé par Jonas Kaufmann) car la soprano prévue avait annulé. Comme ce sont des villes très proches, j’ai accepté de la remplacer entre deux représentations de La Flûte enchantée.
La première, bien sûr (ndlr : à Bergame, en Italie) même si ce fut un peu stressant puisqu’il s’agissait justement d’un début. Une autre … (elle réfléchit). J’adore aussi la superbe production d’Emilio Sagi pour le Teatro Real de Madrid, que j’ai chantée à Savonlinna (Finlande), et puis à Bilbao (Espagne). À Savonlinna, ce fut particulièrement beau, car les représentations ont eu lieu dans le château, créant une atmosphère spectaculaire.
Dans l’une des premières productions de I Puritani que j’ai chantées, le décor était composé de rampes descendantes en zigzag qui traversaient la scène, et je devais courir sur ces rampes. Un jour, j’ai trébuché et suis tombée assise par terre comme un jouet disloqué. Et sur-le-champ, j’ai dû chanter « Dov’è Arturo? » (rires).
J’avais mal au dos, mais jusqu’à la fin de l’acte, je n’ai presque rien remarqué à cause de l’adrénaline du moment. Ce n’est qu’à l’entracte qu’un médecin m’a examinée. Dans des rôles comme Elvira ou Lucia, le personnage est souvent poussé trop fort et jeté par terre. À la fin de la représentation, je suis couverte de bleus, et je ne sais ni pourquoi ni quand cela est arrivé.
Le répertoire belcantiste n’est pas toujours facile à mettre en scène. En plus, les livrets des opéras de Bellini sont souvent qualifiés de faibles, et parfois certains metteurs en scène se sentent frustrés. C’est qu’ils ne donnent pas à la musique la place qu’elle mérite. Ils pensent qu’ils doivent distraire le public par des mouvements, avec un fantôme par-ci et un autre par là. Voilà pourquoi, quelquefois, le bel canto en concert permet de mettre en avant la musique. Par ailleurs, si dans une version scénique, les décors, les costumes, les lumières aident à rentrer dans le personnage, dans un concert, je peux exiger davantage de moi sur le plan vocal puisque, sur scène, je dois souvent courir. Ceci dit, je préfère bouger sur le plateau, et plonger corps et âme dans l’univers du personnage.
C’est vraiment très différent et très spécial. J’aime aborder des œuvres qui sont bien loin du bel canto du point de vue du style, comme un oratorio ou de la musique contemporaine.
Demain, je prends l’avion pour Sofia (rires). Et, à vrai dire, ce ne sera pas une première. Je l’ai déjà chantée à 19 ans avec l’Orchestre symphonique d’Adélaïde (Australie). C’était au tout commencement de ma carrière, avant mes débuts à l’opéra. Je la chanterai maintenant deux fois : à Sofia tout d’abord, puis à Florence pour fêter le 90e anniversaire de Zubin Mehta, sous la baguette du maestro. Vivement avril 2026 !
Il est vrai qu’au début de ma carrière, je ne me sentais pas à l’aise en chantant du Mozart. On en propose souvent aux jeunes chanteurs en leur disant que c’est bon pour la voix. Mais pas pour moi. Je me sentais enfermée, comme dans une cage, et je n’arrivais pas à bien chanter ses œuvres. Par contre, cela m’a fait grand bien d’interpréter du Donizetti, du Bellini et du Rossini, trois compositeurs qui sont de l’or pour la voix.
Aujourd’hui, après presque vingt ans de bel canto, je prends plaisir à chanter du Mozart, surtout les rôles de colorature. En ce moment, j’élargis mon répertoire mozartien : La Reine de la Nuit, Konstanze de L’enlèvement au sérail, Aspasia (ndlr : de Mithridate, re di Ponto). J’ai même enregistré des airs de Mozart avec l’Orchestre du Maggio Musicale Fiorentino. Le CD sera présenté lors d’un concert, en mars 2026. Il comprend les airs de Donna Anna (de Don Giovanni), de Konstanze, de la comtesse des Nozze di Figaro, de Fiordiligi (de Così fan tutte), et de La Reine de la Nuit. J’aime explorer la nouvelle liberté que m’offre ce répertoire. En tout cas, sur mon agenda annuel d’une douzaine de titres, il n’y a qu’un seul Mozart.
Dites-le à la Bastille ! (rires) Mais j’aime beaucoup chanter au Théâtre des Champs-Élysées. C’est une belle salle où je me sens chez moi.
Après « Serenade », j’ai décidé d’enregistrer « Delirio » avec des airs de Bellini que je connais fort bien, car je les ai souvent chantés. Ils apportent tous des variations sur le même thème : des scènes de folie de personnages féminins du XIXe siècle. Ce fut une expérience magnifique : mon premier enregistrement en studio, et tout notre temps pour répéter avec l’orchestre du Maggio Fiorentino. J’ai tellement aimé que j’ai ensuite enregistré le CD d’airs de Mozart et un autre avec des opéras de Rossini qui sera bientôt disponible. Or, comme il se trouve que la maison de disques qui les produit m’appartient, je dois m’occuper de tout. Et je n’ai pas le temps pour le moment ! C’est un travail très exigeant, mais je crois que cela vaut la peine.
C’est vrai. Mais ce n’est pas moi qui l’ai décidé, c’est le milieu. Quoique l’année dernière, j’aie fait mes débuts dans Bianca e Faliero au Festival Rossini de Pesaro, les théâtres programment actuellement peu d’opéras serias de Rossini. Et il y en a de très beaux, tels que Tancredi, Semiramide ou Armida ! Comme chacun sait, les chanteurs ne choisissent pas toujours ce qu’ils veulent chanter. De temps à autre, les théâtres nous demandent ce que nous souhaiterions interpréter, puis il s’avère que ce n’est pas possible : Hamlet parce qu’il n’y a pas de barytons pour ce rôle, I Puritani parce que c’est trop difficile pour le ténor. Il y a toujours un mais (rires). Ce serait sûrement plus facile si je chantais du Verdi. Or, à part Rigoletto et La Traviata (que j’incarne de temps à autre), ce n’est pas vraiment un répertoire pour ma voix.
Oui. Les reines Tudor (ndlr : héroïnes des opéras Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux) ainsi que le rôle-titre de Norma m’ont souvent été proposés. Surtout Norma qui est très populaire. Avant 45 ans, j’ai systématiquement refusé d’aborder Norma, mais maintenant, je me sens très à l’aise dans ce rôle. En novembre, je ferai aussi mes débuts dans Lucrezia Borgia à Florence où, entre 2027 et 2029, j’incarnerai aussi, pour la première fois, les trois reines Tudor. J’étais censée les débuter à Sydney, mais comme tant d’autres productions, elles ont été annulées à cause du Covid.
En général, en tant qu’unique soliste, je me produis en concert avec orchestre, faisant la part belle aux opéras belcantistes, mais j’offre également au public des airs amusants comme « Glitter and be gay » (ndlr : de l’opéra Candide de Leonard Bernstein).
Par contre, j’ai donné peu de récitals. Je me souviens surtout de ma prestation à La Scala (ndlr : en 2019), de celle de Francfort et de quelques autres. Le récital à La Scala fut vraiment exaltant. D’abord, parce que le théâtre était plein à craquer. On s’est produit à guichets fermés. Et moi qui craignais qu’il n’y ait pas assez de spectateurs ! (rires) J’ai chanté pendant deux heures et demie. J’ai rajouté cinq encore et si je n’ai pas continué, c’est que j’étais épuisée. Mais ce fut magnifique, une vraie fête !
Celle de La Sonnambula à Naples, en 2022, en concert. On sortait de la Covid. Après des mois pendant lesquels les salles de théâtre avaient été presque vides, j’y ai vécu des moments de plénitude. Un public exultant me demandait de bisser la dernière scène du somnambulisme. J’ai à nouveau ressenti ce lien profond entre le public et moi.
Il comportera quatre parties en quatre langues différentes. Je vais y inclure des lieder, des chansons de chambre comme « Villanelle » d’Eva Dell’Acqua. « Chère nuit » d’Alfred Bachelet, des mélodies de Strauss, des chansons en anglais, et certainement aussi des airs d’opéra : La Sonnambula, sans aucun doute ; l’aria de Zerbinetta d’Ariadne auf Naxos, et quelques autres.
En premier lieu, je tiens compte du rôle que je suis en train d’incarner et de celui que je chanterai après le récital. Souvent, mon programme inclut des airs de ces opéras, car mes cordes vocales y sont déjà habituées. Mais en l’occurrence, comme ce sera le même public que pour I Puritani, je n’ai évidemment pas choisi d’airs de cet opéra. Je vais interpréter cependant une chanson de chambre de Bellini appelée « La ricordanza » (Le souvenir), écrit sur le thème de « Qui la voce ». Il me semble intéressant d’attirer l’attention sur la provenance de cette cavatine.
Après I Puritani, j’ai un agenda tellement rempli que rien que d’y penser, j’ai mal à la tête. En octobre, je chante La Sonnambula à Palerme. Pendant les répétitions, je fais un saut à Modène pour un Concert de Gala où j’interpréterai les cinq scènes de folie – chacune avec son costume – de mon CD « Delirio ».
En novembre, retour à Florence pour mes débuts dans Lucrezia Borgia, et en décembre, je serai Partenope dans la première mondiale de cet opéra d’Ennio Morricone, à Naples. Ensuite, Donna Anna à Baden-Baden, suivi de plusieurs représentations de La Reine de la Nuit à Munich et de La Sonnambula au Festival du Tyrol. En janvier 2026, j’ai deux semaines de vacances. Ensuite, j’incarnerai Lucia di Lammermoor au Théâtre du Capitole de Toulouse. En mars, ce sera le concert de présentation de mon CD d’airs de Mozart au Teatro del Maggio Musicale Fiorentino.
J’espère qu’il n’y aura pas de gros changements, que je garderai toujours le même rythme qu’à présent et plus ou moins le même répertoire. Je chanterai peut-être plus souvent les reines Tudor et un peu moins la Reine de la Nuit. Le plus difficile dans ce métier, c’est de maintenir un bon niveau jusqu’à la fin. Il est possible de s’attaquer à d’autres répertoires, mais c’est dommage. Comme je vis pour ma carrière, j’espère y parvenir. Et s’il n’en était pas ainsi, je prendrais ma retraite avec mes chiens et mes chats.
J’ai trois chiens et quatre chats (rires) qui s’entendent fort bien. L’un des chiens est un doberman et tous les chats l’adorent. Ils le suivent partout et veulent dormir avec lui. Au contraire, parmi les chats, il y a une lutte silencieuse pour la suprématie. Et quand ils se disputent beaucoup, le doberman intervient et les sépare.
Merci beaucoup. À très bientôt.
Visuels : portrait © Alessandro Moggi ; Bianca e Falliero Pesaro 2024 © Amati Bacciardi ; La sonnambula -Teatro Real de Madrid © Marco Borrelli ; Norma La Scala Milano © Brescia y Amisano