Si Iolanta de Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893) a connu un très beau succès lors de sa création en décembre 1892, il s’est ensuite « endormi » pendant plusieurs décennies avant de revenir assez timidement sur le devant de la scène. La production que présente l’Opéra National de Bordeaux est la première depuis le 23 juin 1974.
C’est donc une nouvelle production à laquelle s’est attelé l’Opéra National de Bordeaux. Et les responsables de la structure bordelaise n’ont pas hésité à voir grand en invitant une séduisante distribution internationale, le chef d’orchestre Pierre Dumoussaud et le metteur en scène Stéphane Braunschweig. On ne peut que saluer la volonté de l’Opéra de Bordeaux de faire renaître cet opéra de ses cendres.
Lorsqu’il a reçu la commande des théâtres impériaux pour un opéra et un ballet (Le Casse Noisette sera créé en même temps que Iolanta), Piotr Tchaïkovski a fait appel à Modeste, son frère cadet, pour l’écriture du livret. Modeste s’est inspiré de la pièce du dramaturge danois Henrik Hertz (1797-1870) : La fille du roi. Hertz lui-même s’était inspiré d’un conte de Hans Christian Andersen (1805-1875) pour écrire sa pièce. Si Iolanta a connu un réel succès, contrairement au Casse Noisette, la tendance s’est rapidement inversée et le ballet a connu une très belle carrière alors que Iolanta disparaissait des scènes russes et étrangères. Le retour de l’ultime opéra de Tchaïkovski sur le devant de la scène, très timide au demeurant, a commencé au milieu des années 1950 avec des représentations à Leipzig en 1955 (la ville était alors dans l’ex RDA) et à Moscou en 1957. Iolanta n’a été donné à Londres qu’en 1968 (festival de Camden) et à Paris en 1974.

Stéphane Braunschweig les solistes et le chœur ont eu du travail pour « débroussailler » Iolanta. Car faire travailler à une artiste bien voyante le rôle d’une femme aveugle est compliqué : « Stéphane [Braunschweig] a été d’une patience d’ange car il nous a fallu beaucoup travailler pour arriver à trouver le juste équilibre » nous dit Claire Antoine après la représentation. Et on ne peut qu’apprécier le très beau travail qui a été réalisé autour de la toute jeune soprano qui réalise une prise de rôle quasi parfaite. Mais Braunschweig a réalisé un travail tout aussi méticuleux avec l’ensemble de la distribution, n’hésitant pas à utiliser l’ensemble de la scène, mais aussi de la salle pour faire évoluer ses chanteurs qui prennent visiblement un réel plaisir à évoluer entre la scène et la salle. C’est un peu pourquoi nous regrettons que le décor unique, qui ressemble à une chambre sans âme plutôt qu’à une chambre princière ; nous apprécions cependant de voir la photo géante et animée de Iolanta qui apparaît pendant l’ouverture et à une ou deux reprises pendant la soirée et dont on peut voir le chagrin et le doute qui hante la jeune fille qui ignore qu’elle est aveugle et qu’elle est fille de roi. Très agréables aussi les pas de danse qu’exécutent les suivantes de Iolanta pendant le premier tableau. Si comme le dit fort joliment Stéphane Braunschweig « pour voir le plein, il faut d’abord voir le vide », il aurait pu pousser un peu plus loin pour rendre son « vide » plus élégant, d’autant que les lumières de Marion Hewlett sont, elles bien peu convaincantes. On regrettera aussi que Thibault Vancraenenbroeck ait réalisé des costumes trop souvent contemporains. Si Iolanta et Ibn Hakia ont de beaux costumes que l’on aurait pu voir au XVe siècle, les autres hommes sont vêtus de costumes cravates XIXe (le roi René) ou XXe (tous les autres, y compris le chœur d’hommes). Les costumes verts bouteille et blanc des suivantes sont eux plutôt sympathiques et là aussi, nous nous demandons si Thibault Vancraenenbroeck n’aurait pas pu faire mieux et proposer des costumes cohérents même si « c’est une volonté d’avoir des costumes contemporains » ainsi que nous le confiait l’assistante de Stéphane Braunschweig après la fin de la représentation.

Les responsables de l’Opéra National de Bordeaux ont visé l’excellence. Et avec la jeune et séduisante soprano Claire Antoine qui chante le rôle titre de Iolanta ils ne se sont pas trompés. La jeune femme qui n’est en exercice que depuis trois ans fait montre d’un professionnalisme digne des meilleurs ; elle donne le meilleur d’elle-même dans l’interprétation d’un rôle difficile tant vocalement que scéniquement. La voix large et ample est parfaitement maîtrisée ; des graves aux aigus elle « se ballade » avec une aisance confondante ; et son aria « Pourquoi n’ai je connu jusque là, ni tristesse, ni larmes? » est fort bien interprété. Apprendre à jouer les aveugles a été un travail long et compliqué, mais le résultat final est stupéfiant tant on a l’impression de voir une jeune fille aveugle évoluer sur la vaste scène de l’Opéra de Bordeaux. C’est la basse estonienne Ain Anger qui incarne le roi René de Provence, le père de Iolanta. Père surprotecteur et inquiet, il souhaite ardemment la guérison de sa fille tout en mettant des bâtons dans les roues du médecin maure qu’il a fait venir jusqu’en Provence et en maintenant les ordres donnés aux domestiques. La belle voix de basse d’Anger envahit la salle sans efforts et nous apprécions la très belle interprétation de l’unique aria de René dans lequel il exprime toute son angoisse de père et d’homme : « Seigneur, si j’ai pêché, pourquoi faut il qu’un ange souffre ? ». Et le médecin maure Ibn Hakia est incarné par l’excellent baryton mongol Ariunbaatar Gambaatar qui avait fait un triomphe dans le rôle titre de Nabucco aux soirées lyriques de Sanxay en août dernier. Plein de bon sens, il a bien compris que Iolanta ne peut avancer que si elle apprend son infirmité et qui elle est. C’est l’entêtement de René à vouloir la protéger qui bloque la guérison de sa fille et l’entendre dire par un étranger lui est insupportable ; le bel air de Ibn Hakia est magistralement interprété par cet excellent baryton qui faisait, comme tant d’autres d’ailleurs, une prise de rôle à l’occasion de la première représentation de la série en cours. Le jeune et séduisant ténor Julien Henric campe un séduisant Vaudémont ; il retranscrit avec talent l’amour fou du chevalier bourguignon pour la jeune endormie dont il ignore qu’elle est la fiancée de son ami qui est aussi le duc de Bourgogne. Le jeune ténor, chante avec fougue son aria sur la lumière « la première merveille de la création » et sur l’amour ; s’il a très bien compris que la jeune fille est aveugle, il transgresse sciemment l’ordre écrit du roi René (ordre que l’on voit à une ou deux reprises inscrit sur le rideau transparent puis sur les murs du décor), lui ouvrant ainsi les portes de la guérison tant souhaitée par René. Le Robert de Bourgogne de Vladislas Chizhov est de très belle tenue et nous apprécions une belle voix de baryton parfaitement maîtrisée. Abel Zamora (Alméric), Ugo Rabec (Bertrand), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), Franciana Nogues (Brigitte) et Astrid Dupuis (Laura) complètent avec bonheur une distribution exceptionnelle qui donne vie à cet opéra avec l’enthousiasme de la jeunesse. L’Octuor final, très joyeux puisque Iolanta a enfin retrouvé la vue, conclut avec brio un opéra « de chambre » de très belle facture. Quant au chœur de l’Opéra National de Bordeaux, parfaitement préparé par son chef Salvatore Caputo, il a brillamment interprété les parties que Tchaïkovski a composées pour lui. La « division » en deux blocs distincts, les femmes sur scène, entourant la princesse qui s’ignore, les hommes, ou plutôt les hommes d’arme, accompagnant Robert de Bourgogne dans la salle, quasiment au milieu des spectateurs.

Dans la fosse, L’orchestre de l’Opéra National de Bordeaux interprète une partition difficile avec un beau panache. Pierre Dumoussaud qui dirige la phalange bordelaise donne une très belle lecture de l’œuvre même si parfois les nuances sont un peu négligées. Mais dans l’ensemble les musiciens et leur chef font honneur à Tchaïkovski en redonnant vie à son ultime chef d’œuvre (le compositeur est décédé très peu de temps après la création de Iolanta).
La première représentation de cette série de Iolanta a été un vrai succès grâce à l’engagement total de l’ensemble des artistes présents sur la scène de l’Opéra de Bordeaux. Si nous regrettons que Stéphane Braunschweig n’ait pas pu s’empêcher de mettre des costumes contemporains aux hommes, des décors qui auraient mérité un peu plus d’élégance (sommes-nous dans un jardin féerique ou non?) et des lumières plus diversifiées, nous saluons la très belle direction d’acteurs qui a poussé chacun dans ses retranchements.