C’est dans l’ombre de Richard Wagner que le ténor américain, spécialiste du bel canto se situe, visitant quelques pièces très variées des répertoires allemand, français et italien du XIXe siècle, ayant joué des rôles plus ou moins importants pour forger l’art unique du maître de Bayreuth. Cette recherche donne son mystérieux titre à l’album qui vient de sortir chez Erato avec les Talens Lyriques et Christophe Rousset. Un choix audacieux, varié et intéressant, voire passionnant !
L’actualité du Cd classique lyrique est chargée puisque, coup sur coup, le 1er mars, sont sortis l’intégrale de Parsifal et ce nouvel opus de Michael Spyres. Après ses derniers enregistrements, « Espoir » en 2019, consacré au chant français, « Baritenor » en 2021, où il faisait la démonstration de son exceptionnel ambitus en interprétant des airs de ténor comme de baryton, et « contra-ténor » l’an dernier, consacré au répertoire baroque, Michael Spyres, infatigable, se jette à lui-même le redoutable défi d’aborder Wagner, tout en gardant son art du bel canto.
De « Vainement pharaon, champs paternels », extrait de l’opéra Joseph de Méhul (1807) à « Mein lieber Schwann » extrait du Lohengrin de Wagner (1850), nous parcourons ainsi en douze morceaux, quelques décennies lyriques d’une grande richesse. Le choix du ténor reflète son insatiable curiosité musicologique et son envie d’explorer des œuvres nouvelles en dehors de sa zone de confort. Le CD de Michael Spyres respecte un strict ordre chronologique ce qui n’est pas le cas de notre critique, car nous avons préféré regrouper les différentes approches de l’opéra allemand qui sont disséminées dans les plages.
Michael Spyres est accompagné par les Talens lyriques de Christophe Rousset qui nous avait parlé avec passion de ce projet lors de sa conférence de presse de rentrée. Saluons la beauté de cet accompagnement et les exploits d’un orchestre surtout rompu aux œuvres baroques, et qui a dû lui aussi, s’adapter aux différents répertoires proposés. Son interprétation des œuvres du romantisme allemand, Wagner compris, est assez éloignée des puissances actuellement déployées par la plupart des formations orchestrales de référence, mais, d’une part, cette « douceur » relative convient au style de Michael Spyres qui n’est évidemment pas un heldenténor, et d’autre part, Wagner, Weber et les autres, y retrouvent sans doute un peu de l’authenticité perdue avec la course aux décibels qui caractérise la deuxième moitié du 20e siècle. Le Jeune chœur de Paris assure les quelques interventions collectives avec talent.
En commençant par une magistrale interprétation de l’aria de Joseph dans l’œuvre éponyme de Mehul, Michael Spyres nous montre ses exceptionnels moyens dans ce style héroïque où agilité, virtuosité et ambitus impressionnants sont réclamés. Comme il a été l’un des plus admirables Mithridate et Idoménéo de ces dernières années, ce Joseph le trouve à son meilleur et c’est probablement l’une des plus belles versions gravées au CD. Timbre riche, aisance, sens du phrasé, aigus faciles et larges, tout y est pour une entrée en matière des plus séduisantes.
Et notre bonheur connait de bien agréables prolongations avec l’air de Leicester dans Elisabetta, regina d’Inghilterra, (1815) de Rossini, le premier opéra commandé par le Teatro San Carlo de Naples au compositeur. Cette scène de l’acte 2 (scène XII) « Della cieca fortuna… » est suivie de l’émouvante aria « Sposa amataSaziati, o sorte ingrata ? » dans laquelle l’aisance de Spyres nous ravit. Là aussi les notes extrêmes se succèdent, faisant appel au magnifique ambitus du ténor, et tous les exercices belcantistes les plus excitants sont requis, de la vocalise à répétition, au legato, avec reprises et multiples appogiatures. Les aigus sont flamboyants, le ténor ne relâche jamais l’extrême tension qu’il confère à son exceptionnelle virtuosité. Et la richesse de ses harmoniques le place loin devant les ténors « di grazia » à la voix plus légère qui interprètent parfois ces rôles.
Son quatrième titre puise dans la dernière œuvre italienne de Meyerbeer qui se lancera ensuite dans le Grand opéra français pour poser des jalons décisifs de l’histoire de l’opéra en cette première moitié du 19e siècle. Spyres choisit cette œuvre assez rare de nos jours, Il crociato in Egitto pour chanter « Suona funerea », l’hymne de la mort, de l’acte 2, l’aria d’Adriano, avec les cavalieri du Jeune Chœur de Paris en contrepoint. Cet air comprend également ses trilles et ses descentes en arpèges vers les graves les plus abyssaux, véritable difficulté pour qui ne possède pas les capacités très particulières de Spyres qui se plait, à juste titre, à rappeler que sa tessiture est celle des bariténors et des hautes-contre des œuvres de l’époque. Ajoutons que la mélodie est de toute beauté et que l’on ne peut que remercier Spyres de nous l’interpréter avec autant de sensibilité, de fougue et de probité stylistique, rare de nos jours (ah ses reprises variées sur « Signor pieta » et son « del giusto l’anima…calma sera », quelles merveilles !).
Paradoxalement, on est moins convaincu par son « Meco all’altar di Venere, Me protegge, me difende », l’aria de Pollione dans l’acte 1 de Norma de Bellini. Cet autre roi du bel canto présente souvent les exercices les plus complexe pour les chanteurs. Il est vrai que cet air a vu nombre d’interprètes s’y casser les dents. Ce n’est pas le cas de Spyres mais la voix bouge davantage, notamment dans le medium très sollicité, que dans l’admirable Meyerbeer qui précède. S’il nous offre une belle prestation, elle n’atteint pas ses exploits précédents dans le répertoire. L’accélération et la fièvre de la fin de l’aria avec l’accompagnement du chœur, le voient nettement plus à l’aise et il termine brillamment son air.
Michael Spyres propose également un extrait de l’opéra français, qu’il a beaucoup illustré dans des enregistrements précédents : il s’agit de La muette de Portici d’Auber et de l’air de Masaniello, « Spectacle affreux » qui se situe à l’acte 4. Cet air révolutionnaire racontait la révolte des Napolitains contre le joug espagnol au XVIe siècle et entra en écho dans cette année 1830, avec les mouvements révolutionnaires en Europe, singulièrement la révolution belge qui suivit la représentation de l’œuvre d’Auber à Bruxelles. L’air fait également appel aux qualités vocales du ténor avec lesquelles peu de ses contemporains sont capables de rivaliser dans ce style.
Parce que nous aimons beaucoup le ténor et admirons sa volonté de se fixer des défis passionnants, nous nous devons de dire que nous apprécions diversement ses incursions dans le répertoire allemand illustrées ici par Beethoven, Weber et Wagner.
La logique de cet enregistrement rendait incontournable le fait d’aborder ce répertoire romantique germanique tant il est évident qu’une partie de l’inspiration de Wagner plonge ses racines chez ces compositeurs.
Mais Michael Spyres est moins à l’aise dans la prosodie allemande alors qu’il excelle en italien et en français. Et la difficulté particulière de ces consonnes gutturales qui ponctuent le texte des phrases musicales de ces œuvres où le sens de ce qu’on dit, a davantage d’importance que la virtuosité vocale propre, ne convient pas toujours à la voix souple et ductile du ténor, qui devient alors parfois comme empruntée, comme gênée par le verbe mis en musique.
Son Florestan dans Fidelio, l’unique opéra de Beethoven, déjà défendu sur scène, a de grandes qualités bien sûr, car le ténor ne laisse jamais rien au hasard. Mais, ne parvenant pas à entamer son air par un long crescendo comme venu du fin fond de son cachot sur le fameux « Gooottt », il nous en offre une version courte et frustrante. Même si, par la suite, l’air est beaucoup mieux maitrisé avec de très beaux accents de cette joie de courte durée qui illumine la voix de Florestan en croyant voir sa chère femme, on ne peut pas dire que Spyres apporte vraiment quelque chose de fondamental à l’interprétation de ce rôle qu’il peine à nuancer.
Peu importe, me direz-vous, s’il le fait de manière correcte et qu’il y prend du plaisir ! Ce qui est tout à fait vrai, à condition qu’il ne mette pas en péril sa superbe et rare virtuosité propre au répertoire italien et français de la même époque. Car forcer sur les lourds et longs paragraphes allemands typique de la narration centrale de ces œuvres fait courir un risque à l’agilité du belcantiste.
Son Max du Freischütz de Weber, est plus alerte dans le vif et élancé « Nein, länger trag ich nicht », qui lui convient mieux ; il trouve dans ses ressources propres, des illustrations plus personnelles de certains passages même si ses aigus, si aisés dans le bel canto, ont tendance à plafonner, à des niveaux bien moindres pourtant.
Et avant des Wagner « non bayreuthiens » donc plus rares, Michael Spyres est allé nous dénicher un air d’Agnes von Hohenstaufen , opéra en allemand de l’italien Gaspare Spontini qui date de 1825 et a sombré dans l’oubli. Spyres y chante un air assez dense du héros Heinrich Palatino, « Der Strom wälzt ruhig seine dunklen Wogen » qui ne convient guère à ses qualités vocales et dans lequel il semble s’engluer.
À l’opposé, nous aimons beaucoup le morceau choisi du compositeur Heinrich Marschner qui fut comme Weber, l’un des plus beaux représentants du romantisme allemand avant le triomphe de Wagner. Spyres, qui connait fort bien son sujet, a opté pour un extrait de son opéra le plus connu (avec Der Vampyr), Hans Helling. Le surnaturel domine le livret comme il se doit et Hans Helling est le fils de la reine des Esprits de la Terre, qui se transforme en mortel pour choisir sa femme. C’est l’air du ténor, le soldat Konrad, amoureux de la même femme, que Spyres interprète « Gönne mir ein wort der Liebe ». Et l’on note beaucoup de grâce et d’élégance dans cette très belle incarnation qui prouve qu’en choisissant et en privilégiant les airs élégiaques et à dominante lyrique, qui comportent comme celui-ci leur part de legato et de reprises, Spyres apporte beaucoup de douceur et de miel à la déclaration de l’amoureux et nous transmet avec talent l’émotion qu’il ressent.
Deux Wagner suivent avant le final en apothéose : deux œuvres de jeunesse du maître de Bayreuth que la Colline n’a encore jamais programmées et qui sont considérées comme indignes en quelque sorte : Die Feen (les Fées) et Rienzi.
L’une et l’autre sont parfois montées ailleurs qu’à Bayreuth, mais elles n’ont ni la qualité ni la notoriété des œuvres postérieures de Wagner.
Cela dit, dans sa logique historique, Spyres a parfaitement raison d’en avoir glissé deux extraits. La continuité entre Weber et Wagner est évidente pour ces « Fées », tant par le style musical que par le thème du surnaturel et du sacré. On découvre avec plaisir la beauté de l’interprétation de l’air d’Arindal, le Roi de Tramond « Wo find ich dich, wo wird mir Trost? » (Où puis-je te trouver ? Où puis-je trouver du réconfort ?) qui s’apparente d’ailleurs étroitement à sa réussite dans l’air de Max auquel il ressemble énormément. Et l’emballement final du héros, est particulièrement bien rendu par la voix peu à peu enfiévrée et rapide du ténor.
L’air plus héroïque de Rienzi (le dernier des tribuns), « Allmächt’ger Vater, blick herab » (Père tout puissant, regarde ici-bas), souvent chanté dans les récitals Wagner même si l’œuvre complète est rare sur les scènes, ne convient pas tout à fait à sa voix foncièrement elyrique. L’influence de Meyerbeer sur le jeune Wagner se fait sentir et l’on songe au Prophète. Malgré ses évidents efforts, le ténor peine à offrir les nuances et les couleurs de la partition et surtout à réussir à incarner le personnage qu’il interprète et souffre, cette fois, de la comparaison d’avec les enregistrements récents ou plus anciens des wagnériens.
Et puis il y a le dernier air, celui de Lohengrin, pas n’importe lequel, le fameux « Mein lieber Schwann », thème emblématique de ce rôle que Michael Spyres va chanter pour la première fois à Strasbourg, à l’Opéra du Rhin, le 10 mars prochain (Cult y sera). Lohengrin est le plus lyrique des opéras de Wagner et cet air en particulier, convient sans problème au ténor qui parvient à s’appuyer sur ses qualités propres pour déployer son chant, peut-être encore insuffisamment lié du fait de difficultés à dominer la langue allemande chantée. Mais nul doute qu’il réussira à s’imposer dans ce rôle un peu à part du wagnérisme. On l’attend avec impatience !
Un CD Warner Classics/Erato
Michael Spyres, Les Talens Lyriques, Christophe Rousset.
Photos : © Erato