Un air de fête planait sur la scène du Teatro Colón de Buenos Aires lors de la deuxième représentation de la saison d’opéra 2025 de I Puritani. Avant le début du spectacle, les corps artistiques permanents du théâtre recevaient sur le plateau un document officiel célébrant leur création en 1925. Visiblement émus, chœur et orchestre ont été galvanisés par cet hommage et le chef-d’œuvre de Vincenzo Bellini, qui retournait au grand colisée argentin après plus de 50 ans d’absence (les précédentes représentations avaient eu lieu en 1972 avec Cristina Deutekom et Alfredo Kraus dans les principaux rôles) leur a donné l’occasion de démontrer que cette reconnaissance était méritée.
Créé à Paris, grâce à l’intermédiation de Rossini, I Puritani est le dernier opéra du compositeur sicilien décédé quelques mois après, à l’âge de 33 ans. L’action se situe au XVIIe siècle, pendant la guerre civile anglaise entre les défenseurs du roi Charles Ier et les partisans des rebelles parlementaires (les puritains), dirigés par Oliver Cromwell. Mais, en fait, l’opéra fait surtout un focus sur l’histoire d’amour entre Elvira (fille d’un puritain) et le royaliste Arturo Talbot. La jeune fille aurait dû épouser Riccardo Forth, un colonel des forces cromwelliennes, mais on ne sait pas trop comment ni pourquoi, Georges, son oncle, réussit à convaincre le père d’Elvira de la donner en mariage au jeune Arturo qu’elle aime. Nous avons donc affaire à une sorte de Roméo et Juliette sans dénouement tragique.
Le « happy end » se fait néanmoins attendre, car des péripéties qui font craindre le pire adviennent à la fin du premier acte : en bon royaliste, Arturo se propose de sauver la reine d’Angleterre, prisonnière au château. Pour le compositeur, c’est le moment juste pour insérer une de ces scènes – que réclamaient les chanteuses et le public de la première moitié du XIXe siècle – qui laissent libre cours à une musique qui donne de la visibilité aux souffrances des âmes meurtries et permet le débordement des sentiments. Comme dans d’autres opéras de son temps (Lucia di Lammermoor, La sonnambula, Anna Bolena), c’est le moment tant attendu d’une de ces pages musicalement sublimes, appelées volontiers « airs de la folie ».
Mais que dépeignent-elles ? On ne se penche pas souvent sur ses causes et l’on ne tient pas compte, en général, du carcan dans lequel ces jeunes femmes sont contraintes de vivre sous l’ordre du père ou de l’époux et… dès qu’elles cherchent à s’en affranchir, il est dit et accepté que ce sont des êtres fragiles et mentalement déséquilibrés. De fait, elles se retrouvent exposées à des expériences profondément perturbantes.
Le cas d’Elvira est bien représentatif de la souffrance psychologique intense qui peut se manifester après des événements traumatiques. D’ailleurs, elle a grandi en solitaire, entourée d’hommes engagés dans la guerre civile, sans points d’ancrage féminins, ce qui a fait d’elle une jeune femme psychologiquement vulnérable, mais « adaptée » aux normes patriarcales de son temps : amoureuse d’Arturo, elle s’est faite à l’idée qu’elle sera obligée d’épouser Riccardo Forth. Sa joie est donc immense quand elle apprend que son père lui permet de se marier avec son bien-aimé. Survient alors le violent choc émotionnel qu’elle subit en voyant Arturo s’enfuir du château avec une femme recouverte de son voile nuptial. Suite à ces événements stressants, elle souffre alors un trouble de dépersonnalisation, puis d’épisodes délirants transitoires qui mènent à des états dépressifs et à des moments d’agitation anxieuse intermittents. Sa « folie » est donc tout à fait crédible. Elle provient de la profonde blessure causée – pense-t-elle – par la trahison d’Arturo. Elle aura du mal à croire de nouveau en lui : « Ah tu vuoi fuggirme ancor ! » (Tu veux encore me fuir !), lui dit-elle quand il revient. Mais dès qu’elle comprendra ce qui s’est passé, elle retrouvera son équilibre mental.
On est en droit de se demander pourquoi I Puritani a subi un exil si long sur les scènes de Buenos Aires, sachant qu’il s’agit d’une fascinante sublimation du bel canto le plus raffiné, d’une musique aux nuances délicates et pleine de magnifiques mélodies, mais aussi fougueusement lyrique et apportant des scènes de forte intensité dramatique. On allègue souvent que la musique de I Puritani est vocalement très exigeante, et que les sopranos et ténors qui peuvent l’interpréter ne courent pas les rues. Mais, dans ce cas précis, on ne peut pas ignorer la crise économique systémique du Teatro Colón qui a donc décidé de sortir de l’ostracisme I Puritani, mais en le présentant en version de concert.
Dans l’interview que Jessica Pratt nous avait accordée pour Cult.news, elle avait tenu à nous préciser qu’il n’est pas toujours aisé de mettre en scène le répertoire belcantiste et qu’il vaut parfois mieux une présentation en concert qui permet d’attirer toute l’attention sur la musique. Or, quand les chœurs et l’orchestre sont positionnés sur scène, l’équilibre avec les voix des solistes n’est pas toujours atteint. Dans cette version en concert de I Puritani, les chanteurs ont dû se mesurer à un chœur de 80 voix statiques et à un orchestre de grande taille pour un opéra belcantiste. En outre, dans les mots de Maurizio Benini, « la présence de l’orchestration dans cette œuvre est plus importante » que dans d’autres chefs-d’œuvre du bel canto, « par exemple dans l’utilisation des cuivres, dont les trombones ».
Ainsi, l’orchestre maison, aux belles couleurs, a réalisé une prestation de haute tenue, mais sous la baguette du chef italien, a souvent joué forte ou mezzo forte. Au demeurant, Benini a dirigé avec sa maîtrise habituelle, faite de clarté et de respect absolu de la partition, mais manquant parfois d’envol dans les moments les plus lyriques. De son côté, le chœur dirigé par Miguel Martinez, toujours impeccable de justesse, équilibre et fusion des voix, a presque toujours chanté à plein volume. Et certains solistes en ont pâti.
On comptait heureusement avec une véritable soprano belcantiste. Jessica Pratt est sans aucun doute l’une des chanteuses colorature les plus accomplies de notre époque. Elle possède une technique raffinée, un legato impeccable et une impressionnante maîtrise du fiato qui lui permet d’enchaîner de longues phrases qui semblent rester suspendues dans l’air. Qui plus est, elle n’est pas à la recherche d’effets faciles de pyrotechnie vocale. Ses ornements vocaux ne sont jamais gratuits. Elle trouve même qu’il y a souvent trop de fioritures dans le bel canto et qu’il faudrait épurer certaines traditions non écrites. Et que dire de ses sons filés parfaits, de ses aigus et suraigus éblouissants, et de son émouvante expressivité dramatique qui ont arraché les chaleureux applaudissements des spectateurs !
Par ailleurs, la soprano australienne connaît son Elvira sur le bout des doigts, ayant incarné ce rôle dans 21 productions de I Puritani en Australie, France, Espagne, Finlande, Hongrie et surtout en Italie. Sa voix, si belle et harmonieuse, porte loin même dans les pianissimi. Ainsi donc, la prestation de Pratt a été remarquable d’un bout à l’autre de la soirée. Retenons surtout sa polonaise du premier acte « Ah ! son vergin vezzosa », ainsi que la longue « scène de la folie » qui commence à la fin de cet acte par un cantabile lié à la dépersonnalisation puis au délire de la protagoniste, et qu’elle reprend au deuxième acte avec l’air « Qui la voce sua soave » empreint d’un état dépressif et de sentiments de désespoir face à l’avenir, suivi de la cabaletta « Vien diletto, è in ciel la luna » où la virtuosité vocale met à nu sa douleur insurmontable.
Arturo était le ténor sarde Francesco Demuro. Annoncé souffrant lors de la troisième représentation retransmise par streaming, il devait l’être déjà la deuxième soirée à laquelle nous avons assisté. Tendu depuis le début, il n’a pas pu faire face à toutes les embûches d’un rôle écrit pour le ténor Giovanni Battista Rubini, véritable légende de son temps. Mais Demuro, dont la voix est puissante et le timbre agréable, a fait preuve de courage et de professionnalisme et a tenu jusqu’à la fin. Le public l’a compris, et l’en a remercié.
Le rôle de Riccardo était dévolu au baryton argentin Germán Alcántara, diplômé du Jette Paker Programme pour jeunes artistes de la Royal Opera House de Londres. Il y a connu Aigul Akhmetshina, ce qui explique sa « participation surprise » dans le récital d’Akhmetshina dont nous parlerons bientôt. Alcántara possède une belle voix ronde, sombre et puissante, bien projetée, et une bonne technique en plus d’une forte présence sur scène. Pour ses débuts dans ce rôle exigeant pour un baryton, Alcántara a offert une très bonne performance dans les ensembles, les duos – dont l’archiconnu « Suoni la tromba » – ainsi que dans sa longue scène du premier acte (la cavatine « Ah per sempre io ti perdei », puis la cabaletta « Bel sogno beato ») empreinte de la profonde tristesse d’avoir perdu Elvira.
La jeune basse italienne Riccardo Fassi, pour sa part, a incarné un Giorgio Valton sincère et fiable, seul appui véritable d’Elvira. Son beau timbre et la noblesse de son chant sont indiscutables, mais on aurait souhaité que la voix porte davantage. Par ailleurs, quoique bien chanté, son « Cinta di fiori » aurait gagné à être abordé avec plus de sensibilité.
Les autres rôles étaient bien distribués, aussi bien María Luisa Merino Ronda comme Enrichetta di Francia, qu’Hernán Iturralde comme Gualtiero Valton et Gastón Oliveira Weckesser comme Bruno Robertson.
Le public de cette soirée d’abonnement n’a pas ménagé ses applaudissements tout le long de la soirée, après chaque air et chaque duo. Et aux saluts, il a acclamé et ovationné debout les artistes, notamment Jessica Pratt et Germán Alcántara. À remarquer toutefois que certains des spectateurs ayant sans doute trouvé trop long le spectacle – divisé en deux actes de plus d’une heure – ont quitté le théâtre à l’entracte.
Ce fut dans l’ensemble une belle soirée. Mais ce fut surtout le triomphe de Jessica Pratt, une artiste en majuscule, parfaite pour le rôle d’Elvira, délicate, sensible, raffinée et douée d’une technique et d’une voix sublimes.
Visuels : © Juanjo Bruzza