L’opéra de Henze, dans sa version révisée, a fait l’objet d’une Première ovationnée à Francfort ce 22 septembre. Une œuvre choc à découvrir d’urgence, très bien mise en scène par Jens-Daniel Herzog qui en souligne la modernité et l’actualité.
Heinrich von Kleist, dramaturge allemand auteur de la pièce éponyme, était un militariste prussien convaincu et si sa pièce s’interroge sur le conflit entre le devoir et la raison, elle peut difficilement être considérée comme une remise en cause du principe de l’ordre et du respect de la hiérarchie dans l’état, la nation et l’armée.
Quand Jean Vilar décide de la monter à Avignon en 1951, elle connait incontestablement un regain phénoménal d’intérêt pour de multiples raisons dont la moindre n’est pas le choix judicieux et novateur d’une incarnation jeune et charismatique du héros. De fait, Gérard Philipe qui deviendra LE Prince de Hombourg comme il fut Le Cid la même année dans la Cour d’Honneur du palais des Papes au festival d’Avignon.
Mais au-delà du rôle joué par l’acteur prodigieux, nous sommes alors également dans un après-guerre où les bruits de botte n’ont pas totalement disparu et où la menace nucléaire se rajoute aux horreurs récemment vécues dans le dernier conflit mondial. L’ambiance n’est pas à l’exaltation du nationalisme (qui plus est prussien) dans le monde de la culture, bien au contraire. Les idéaux pacifistes et socialistes dominent alors et c’est dans ce contexte que le compositeur allemand d’extrême gauche Hans Werner Henze rencontre dans le cadre du Groupe 47, la dramaturge, poète et romancière autrichienne Ingeborg Bachmann. L’objectif du club, formé sous cette appellation en 1947, est de promouvoir discussions et élaboration entre écrivains de langue allemande pour renouveler les thèmes démocratiques, le langage et l’écriture dans la renaissance de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale.
De leur rencontre naitront une longue collaboration et l’envie de réaliser un opéra à partir de la pièce de Kleist largement revue et démilitarisée. La Guerre n’est plus que la toile de fond du conflit moral. Il s’agit d’en garder l’aspect interrogatif que la présentation de l’Opéra de Francfort formule ainsi « The Prince of Homburg – a dreamer, nonconformist, hero? » tout en soulignant la dichotomie entre le monde onirique des rêves du somnambule qu’est le Prince et le monde réel de la rigidité militaire.
Le Prince se rêve comme vainqueur de la bataille de Fehrbellin durant la nuit qui précède l’événement et décide arbitrairement de commander l’attaque sans attendre les ordres du Kurfürst, le général suprême, ce qui constitue une faute grave, même si la désobéissance amènera la victoire. Il est désarmé et emprisonné, attend le jugement en rêvant de nouveau tandis qu’il est condamné à mort et que la nièce du général, dont il est amoureux, Natalie, plaide pour sa grâce. La condition sera qu’il considère le jugement injuste et jusqu’au bout il croira mourir quand, au final, la réalité rejoindra son rêve du premier tableau.
Henze compose alors deux styles de musiques différents pour deux mondes parallèles qui se juxtaposent dans l’écriture du récit dramatique en trois actes. L’un est plutôt lyrique relativement traditionnel avec pour l’essentiel, les airs solistes du Prince en proie à ses visions nocturnes existentielles et imaginaires, l’autre est composé en dodécaphonisme et en musique sérielle, extrêmement sonore, volontairement dissonant, et accompagnés de l’ensemble de l’orchestre pour produire un volume impressionnant dans la salle.
Ce Prince de Hombourg n’avait pas été présenté à Francfort depuis 1960. La version que nous avons entendue dimanche soir a été révisée en 1991, trente ans après sa création, Henze a alors supprimé notamment les chœurs et allégé l’ensemble pour en faire encore davantage un drame humain où la guerre ne sert que très secondairement de toile de fond.
Ce n’est pas une œuvre facile – une heure cinquante de musique intense sans entracte – et le succès de la Première à l’Opéra de Francfort, dimanche soir, est principalement le résultat d’une très belle réalisation qui donne une lecture aussi fluide que possible d’une œuvre qui reste un choc musical la première fois qu’on l’entend.
La mise en scène de Jens-Daniel Herzog est astucieuse et fonctionnelle puisque, de manière assez basique et simple, elle modifie brutalement les éclairages pour distinguer les deux états et permettre au spectateur de se sentir soudain en lévitation quand Homburg part dans le monde des songes. Il est alors seul dans un faisceau de lumière puissant, le reste du plateau étant plongé dans la pénombre, les personnages se figent en attendant le retour au réel. En synchronisation parfaite avec les changements de style musicaux de la partition, cette fluidité scénographique permet d’entrer plus facilement dans le drame.
Pour renforcer cette impression persistante d’imaginaire, les décors et les costumes sont stylisés et vivement colorés, selon une esthétique que l’on peut ne pas apprécier tant elle est visuellement agressive, comme l’est l’orchestration, le choix des instruments où dominent cuivres et percussions ou la partie vocale aux sons très distordus.
Le choc ressenti est à la fois acoustique et visuel et ne laisse personne indifférent comme l’originalité de ce drame humain assez surprenant qui garde une certaine modernité.
Habillés d’une sorte de similicuir, les hommes ont des pantalons qui ressemblent à ceux des uniformes prussiens sans en être, les femmes, des robes avec vestes réversibles de couleur vive et différente selon leur rôle (vert, jaune, bleue). Le décor de la vaste scène est presque nu, le panneau du fond s’éclaire de différentes couleurs et des chaises – qui serviront au procès – s’alignent durant les deux premiers actes. Plusieurs plateaux coulissants s’emboitent habilement et un grand parallélépipède accroché aux cintres descend pour emprisonner le Prince à l’acte 2 et sert, à l’acte 3, de lieu pour son jugement. Mais le plus saisissant est sans nul doute ces quelques scènes d’ensemble admirablement chorégraphiées comme la bataille de l’acte 1 toute teintée de rouge ou les manifestations pour la libération du Prince à l’acte 3 avec drapeau noir et musique martiale. Et l’on apprécie également ce parti pris qui souligne qu’il n’y a pas vraiment de hiérarchie dans ce monde un peu étrange, ils sont tous habillés à peu près de la même manière et leurs caractéristiques sont à la fois originales et uniformes. Seul le « chef » dispose d’un bureau pour travailler, tous les autres n’ont que des chaises, accessoire presque unique de l’ensemble.
Comme pour Hercules la veille, l’ensemble de l’opéra de Francfort fait merveille par son jeu comme par son chant, par son homogénéité comme par l’évidente complicité qui unit les artistes.
Le baryton slovène Domen Križaj (qui sera Guercoeur dans la création allemande de ce rare opéra de Magnard), adopte un air doux et rêveur qui sied particulièrement bien au personnage et domine les difficultés de la partition et, surtout, ses changements de rythme et de style. Il est souvent seul à chanter sur la scène figée, et ses longues arias sont très expressives, la voix étant capable de passer d’un sprechgesang très sonore à un chant plus romantique et moins heurté, sans le moindre accroc.
La soprano Magdalena Hinterdobler, dans le rôle de Natalie, n’a pas la tâche facile non plus : la tessiture est très tendue ce qui lui confère parfois un timbre un peu strident dans les aigus, mais l’ensemble du rôle est convaincant et efficace avec une belle projection de la voix que l’orchestre bouscule régulièrement.
On est également impressionné par la noblesse et même la bonhomie du Kurfürst von Brandenburg (Grand Électeur) du ténor Yves Saelens, par la pugnacité de la Kurfürstin de la mezzo-soprano Annette Schönmüller et très heureux de retrouver notre Tamino de Francfort, ici dans le rôle de Hohenzollern, le beau ténor Magnus Dietrich, très populaire dans la maison et ovationné comme il se doit dans cet emploi lumineux et généreux. Le Feldmarschall Dörfling est campé par l’énergique baryton Iain MacNeil et le Colonel Kottwitz par le baryton Sebastian Geyer. L’un et l’autre sont des habitués des scènes de Francfort, représentants brillants des capacités d’adaptation des membres d’une troupe soigneusement sélectionnés parmi les meilleurs artistes lyriques.
Comme toujours l’ensemble des rôles secondaires est admirablement tenu.
Ainsi, parmi les dames d’honneur, l’on citera Juanita Lascarro, Cecelia Hall et Judita Nagyová car leurs postures et leurs expressions faciales reflètent à chaque instant la curiosité, la froideur, la compassion, et mille autres sentiments qui rendent terriblement vivante l’ensemble de la représentation.
L’orchestre n’est pas en reste même s’il est parfois un peu sonore et couvre par courte vague les chanteurs qui ne se contentent pas de figurer au-devant de la scène, mais jouent leur rôle, ce qui les contraint parfois à des postures peu favorables à la projection vocale.
Takeshi Moriuchi dirige la partition complexe et changeante avec beaucoup d’efficacité donnant beaucoup des couleurs et des contrastes requis en évitant de saturer l’espace de sonorités parfois discordantes comme le style l’exige. L’exercice n’est sûrement pas facile ni pour les uns ni pour les autres, d’autant que l’œuvre, ayant été peu jouée, manque singulièrement de références.
L’opéra de Francfort permet donc de découvrir un opéra rare et puissant dans des conditions idéales de qualité. C’est l’ouverture d’une saison qui prévoit bien d’autres joyaux à son programme, parmi lesquels nous citerons les nouvelles productions de Lulu (d’Alban Berg), dans une mise en scène de Nadja Loschky, de Guercoeur d’Albéric Magnard, encore inédit en Allemagne, la trilogie lyrique d’Aribert Reimann, L’invisible, ou encore un nouveau Parsifal dans une mise en scène de Brigitte Fassbaender.
Opéra de Francfort, Le Prince de Hombourg, du 22 septembre au 2 novembre
Visuels : © Barbara Aumüller