Pour cette reprise de « Giulio Cesare in Egitto », l’Opéra de Francfort nous offre une très belle distribution sous la direction de Laurence Cummings dans une mise en scène très belle mais un peu froide de Nadja Loschky.
Giulio Cesare in Egitto de Haendel est créé au King’s théâtre Haymarket de la Royal Academy of Music de Londres le 20 février 1724. Il s’agit du cinquième ouvrage que le compositeur écrit pour l’institution qu’il a fondée dans l’objectif de faire connaître l’opéra italien aux Britanniques. C’est, dès l’origine, un succès et Haendel le reprend en 1725, 1730 et 1732, pour un total de trente-huit représentations dans les saisons qui suivent.
Opéra seria, l’œuvre est marquée par la volonté de Haendel d’écrire ce pan d’histoire antique à la gloire de la grandeur morale de Rome, de la vertu supposée des Romains face à la sauvagerie des Égyptiens. Cléopâtre dans une vision très occidentalisée et anachronique, acquiert le sens de la vertu au contact de la culture romaine.
De nos jours, l’œuvre reste souvent jouée pour des raisons liées à son extraordinaire richesse musicale. Certains airs sont devenus de véritables « tubes » du baroque lyrique.

Créée en janvier 2024, la mise en scène linéaire et minimaliste de Nadja Loschky séduit d’abord. Les décors d’Étienne Pluss par leur simplicité, créent d’abord une sorte d’hypnose du regard, les sens étant sans cesse bousculés par ce qui se chante, tandis que ce qui se voit prend volontairement un aspect lisse, entre le blanc et les gris, comme la maquette longiligne d’une succession de pièces de palais sans relief qui défilent en permanence derrière les personnages.
Nadja Loschky introduit un prologue avant que la musique ne commence, où l’on voit César seul sur scène, manger un œuf avant de s’écrouler tandis que les cris « César ! » ne retentissement dans les haut-parleurs de l’opéra.
Quelques images « choc », dont le corps sans tête de Pompée dévoilée dès les premières images et qui revient régulièrement hanter les protagonistes, et à l’inverse celui d’une minuscule serre tout éclairée, qui symbolise la promesse de paradis faite par Cléopâtre à César, qui devient large fenêtre ouverte sur la beauté d’une végétation luxuriante, durant la scène du Parnasse.
Le décor défile lentement de droite à gauche, presque imperceptiblement au début, et révèle peu à peu, tout à la fois la lecture macabre que la metteuse en scène fait de l’un des opéras seria les plus tragiques de Haendel, et sa volonté de souligner l’atemporalité des thèmes. On voit ainsi tout aussi bien des aspects antiques comme l’alignement des statues-colonnes sans pilastres, ou les piédestaux portant le buste de César, qu’une salle de bain moderne, un réfrigérateur, une salle d’armes de notre époque, un escalier montant vers les cintres.

Peu de couleurs ornementent ce décor esthétiquement très réussi qui évoque de manière assez limpide, les ambigüités d’une période fondatrice de nos civilisations avec la rivalité militaire et politique entre César et Pompée (ce dernier, vaincu par César et exécuté par Ptolémée, est exposé comme un trophée et symbolise le spectre hantant la montée irrésistible au pouvoir suprême de César). C’est aussi la rencontre explosive entre César et Cléopâtre, l’occident et l’orient de l’époque, avec ses promesses de bonheur.
La double lecture politique et psychologique de Nadja Loschky concerne tout autant l’atemporalité symbolisée par les costumes « mixtes » des protagonistes (chemise cravate pour le haut, jupette romaine en cuir pour le bas), que par quelques scènes comme celle du meurtre de son double par Cléopâtre ou par les ébats érotiques dans sa baignoire d’un Ptolémée volontairement caricatural.
Mais la faiblesse des scènes d’action volontairement réduites à une somme d’images « choc », mais de courte durée, conduit parfois à un manque de ressorts dramatiques malgré la beauté plastique de ce défilé façon film au ralenti.
La soirée est cependant une très grande réussite à cause de la qualité d’une distribution homogène pour l’ensemble des rôles.
L’opéra de Francfort dispose d’un orchestre baroque « maison » que nous avons déjà eu l’occasion d’apprécier récemment dans Hercules tout comme le chef d’orchestre spécialiste du baroque et de Haendel, Laurence Cummings qui livre une lecture claire et respectueuse du texte qui ne manque pas d’une discrète tension au moment du déchainement des passions. Le chef est toujours attentif aux voix, accompagnant d’un superbe continuo les récitatifs et d’un ensemble orchestral brillant que l’on ressent comme rompus à tous les arcanes de la musique baroque (et possédant des cors d’époque splendides ce qui est rare).
Le rôle-titre est tenu par le contre-ténor ukrainien Yuriy Mynenko, habitué du festival baroque de Bayreuth et du répertoire de Haendel. Rappelons pour mémoire qu’il avait incarné, en tant que contre-ténor- un Lel très émouvant à l’Opéra de Paris en 2017 dans Snegourotchka (Rimski-Korsakov) dans ce rôle généralement distribué à un ténor.

Son Jules César est particulièrement réussi. Incarnant un consul de Rome lumineux et élégant, il en donne une lecture particulièrement charismatique et fascinante. Le timbre est superbe, racé, la virtuosité magnifique, la ligne de chant d’une grande fluidité. Il ne manque jamais d’endurance pour assumer brillamment arias comme da capo dont il sait varier le style et l’expression dans la grande tradition du chant baroque dont il est un brillant représentant.
La Cléopâtre de Kateryna Kasper forme avec lui un couple de rêve : la voix est ronde, et délicieuse, l’art des vocalises et notamment des trilles jamais pris en défaut et elle possède, de plus, un timbre plutôt corsé qui fait merveille pour incarner celle qui était non seulement une amoureuse éperdue, mais aussi une femme de caractère, en conflit avec son frère pour le trône d’Égypte. Elle réussit brillamment tous ses grands airs (« Se pietà di me non senti », Piangerò la sorte mia, « Da tempeste il legno infranto » « V’adoro pupille ») et récolte de régulières et chaleureuses ovations tant sa Cléopâtre réussit le tour de force à exprimer toutes les facettes d’un personnage qui fascina son temps.
Le Ptolémée (Tolomeo) de Lawrence Zazzo est peut-être un tout petit moins net dans certaines vocalises, mais le contre-ténor assume cet emploi avec talent (après avoir été Giulio Cesare lors des débuts de la production). Il sait donner à son rôle le côté contrasté d’un tyran très décadent, dont certains airs explosifs sont particulièrement mis en relief par le contre-ténor qui semble beaucoup s’amuser à donner autant de caractère à son emploi.

Claudia Ribas, mezzo-soprano au timbre chaud, incarne la noble Cornelia profondément blessée et qui déploie un chant particulièrement inspiré qui nous touche profondément. De même que l’ardent et étonnante Cecilia Hall traduit tant dans ses gestes que dans son timbre juvénile, la jeunesse de Sesto. Son allure androgyne et ses accents décidés donnent au fils de Pompée, toute crédibilité pour assurer enfin la vengeance de son père en tuant Ptolémée. Enfin en Achilla, la basse Erik van Heyningen sait alterner brutalité, désespoir et folie destructrice, composant également un personnage fort bien caractérise. Et l’on n’oubliera pas le Nireno de Iurii Iushkevich, contre-ténor lumineux, tout de blanc vêtu et l’aide de camp de César, le solennel Curio du baryton-basse Pete Thanapat.
L’Opéra de Francfort est régulièrement considéré comme l’une des meilleures au monde notamment du fait de la qualité de ses créations, des reprises parfaites de son répertoire et de l’excellence de son orchestre comme de son ensemble de chanteurs. Trois soirées passées dans la belle maison, ne peuvent que souligner à quel point, dans des répertoires très différents, Francfort tient le haut de l’affiche.
Giulio Cesare in Egitto de Haendel – Opéra de Francfort, reprise : ici.
Visuels : crédit © Barbara Aumüller