Elle a 29 ans et s’est déjà produite quatre fois à La Scala. Elle, c’est la mezzo italienne Francesca di Sauro. Son début de carrière, prometteur et vertigineux, lui a ouvert les portes de quelques-uns des grands théâtres italiens ainsi que du Teatro Colón de Buenos Aires, où elle a fait ses débuts l’année dernière dans Il Turco in Italia et y reviendra très bientôt pour aborder le rôle-titre de Carmen. Jeune chanteuse à suivre de près, nous souhaitions mieux la connaître. Elle nous a accordé cette interview par visio-conférence depuis sa ville natale, la belle Naples.
Non, pas du tout ! À vrai dire, je n’ai jamais pensé que je pourrais être pianiste soliste. Mais, quand j’ai compris que je voulais être chanteuse lyrique, j’étais encore trop jeune pour commencer à étudier le chant. À l’époque, je faisais partie d’un chœur de voix blanches et j’ai parlé au directeur de mes aspirations. Il m’a conseillé d’étudier d’abord le piano. J’apprendrais l’harmonie et, le moment venu, cette approche à la musique me fournirait une base solide pour d’éventuelles études de chant.
On n’écoutait pas d’opéra ni de musique classique à la maison. C’était un monde complètement inconnu pour moi. Mais, en dernière année d’école primaire, j’ai participé à un programme extra-scolaire : une chorale (ndlr : celle dont elle parle ci-dessus). Cela m’a tout de suite passionnée. J’avais environ 12 ans lorsque le directeur m’a suggéré de regarder un opéra. J’en ai parlé à ma mère et elle m’a offert un DVD de La Bohème, une production historique du Met avec Luciano Pavarotti et Mirella Freni. À peine la vidéo finie, j’ai dit à ma mère : « Voilà ce que je veux faire dans la vie ! » Et, comme j’ai la chance d’avoir des parents qui m’ont toujours soutenu et aidé, j’ai commencé à étudier le piano et, plus tard, j’ai suivi des cours de théâtre.
J’ai compris très tôt que c’était nécessaire pour bien interpréter mes personnages. Tout le monde sait que l’opéra est en train de changer. Il est, de nos jours, beaucoup plus important qu’autrefois d’être capable de réellement jouer sur scène des rôles bien différents. Les chanteurs sont censés être de bons comédiens.
Enfant, j’ai fait de la gymnastique rythmique pendant neuf ans et j’ai participé à des compétitions. Plus tard, cela m’a aussi aidé sur scène, parce que j’avais appris à prendre conscience de mon propre corps et à me présenter devant un public comme si de rien n’était. On pourrait même dire que la gymnastique rythmique a façonné la manière de m’exprimer avec mon corps.
Et puis, tout cela m’a servi pendant la période du Covid, quand on m’a invitée à participer dans un court métrage intitulé « Tempo ritrovato » (« Temps retrouvé »), financé par le Réseau lyrique des Marches (ndlr : région italienne entre les Apennins et la mer Adriatique). Ce court métrage est ma seule expérience au cinéma, mais il m’a fait comprendre que ce qui me plaît, par-dessus tout, c’est la scène.
À Naples, j’ai fait des études de Littérature à la Fac pendant que j’étudiais le chant au Conservatoire. Après avoir décroché ces deux diplômes, je suis allée à Florence. Je suis restée un an à l’Accademia del Maggio. C’était en 2019-2020, l’année du Covid. La plupart du temps, nous devions rentrer chez nous et prendre des cours à distance. Cependant, ce fut très important pour moi. L’Accademia m’a permis de me confronter à la réalité du théâtre. Il n’y avait pas de professeurs permanents, comme à l’Université ou au Conservatoire. Toutes les semaines, les cours étaient faits par un professeur diffèrent : de chant, de répertoire, de théâtre, des metteurs en scène… Ce système permet de rencontrer de nombreux professionnels très qualifiés, qui ont fait d’importantes carrières, ce qui contribue à la croissance professionnelle des jeunes chanteurs.
Ce fut Carmen, grâce à l’As.Li.Co. qui organise tous les ans un concours de chant dont les lauréats sont programmés dans ses productions lyriques. J’ai participé à ce concours en 2018, et le jury m’a accordé le rôle de Carmen dans un projet conçu pour les écoliers, « Opera Domani », un projet qui présente des opéras mis en scène dans des versions réduites en italien. Avec ce spectacle, nous avons tourné, de février à juin, dans de nombreux théâtres italiens, et nous sommes aussi allés au Festival de Bregenz en Autriche où nous avons chanté en allemand !, car le spectacle était conçu pour des enfants autrichiens. Une expérience plutôt singulière, mais très belle.
L’As.Li.Co (ndlr : association d’opéra et de concert) est une institution basée dans le Théâtre de Côme en Italie. Elle organise des concours de chant depuis plus de soixante-dix ans. De nombreux jeunes artistes qui ont fait de grandes carrières internationales ont été découverts par l’As.Li.Co dont le principal objectif est d’aider les chanteurs lyriques en début de carrière. C’est une belle initiative ! Quand j’ai gagné ce concours, je n’avais pas encore fini le Conservatoire. Cependant, j’ai rapidement reçu des offres de travail, d’abord à Florence, puis dans d’autres productions.
En fait, j’ai d’abord rencontré sa femme, Cristina Mazzavillani, une metteuse en scène qui aide les jeunes artistes. J’ai auditionné pour elle et elle m’a offert le rôle de Mercédès dans Carmen au théâtre de Ravenne. Après la dernière représentation, elle m’a dit que je pouvais prétendre à un rôle plus important et qu’elle m’appellerait bientôt pour une autre collaboration. Deux semaines plus tard, elle m’a téléphoné pour me demander si je voulais chanter Santuzza dans Cavalleria Rusticana à l’Académie du Maestro Muti, dirigée par Muti lui-même.
Cette Académie est un projet de ce grand musicien pour préparer de jeunes chefs d’orchestre du monde entier à diriger des opéras italiens. J’avais 25 ans à l’époque. C’était vraiment un pari très risqué, mais, finalement, j’ai accepté son offre. Je ne pouvais pas dire non à une opportunité de la sorte ! (rires). C’était en 2020. Depuis lors, sous sa baguette, j’ai chanté Despina de Così fan tutte (Turin, 2021), Zerlina de Don Giovanni (Turin, 2022 et Palerme, 2023) et Fenena de Nabucco (Ravenne, 2023).
Mes débuts à La Scala ont eu lieu en 2021, grâce à la Santuzza que j’avais chantée sous la direction de Muti. Il se trouve que le directeur de la Scala, Dominique Meyer, était présent à l’une de ces représentations. Il est venu me voir à la fin du spectacle et m’a dit que je devais aussi me produire dans son théâtre. Bien évidemment, c’était tout ce que je souhaitais! (rires). L’année suivante, il m’a proposé le rôle de Zulma dans L’italiana in Algeri. En 2023, j’y ai été Giulietta dans Les contes d’Hoffmann (avec Vittorio Grigolo dans le rôle-titre) et Bersi dans Andrea Chénier (avec Jonas Kaufmann et Sonya Yoncheva). Et, il y a quelques jours, je suis revenue de La Scala où j’ai été Lola dans Cavalleria Rusticana.
Je pense toujours que je ne dois pas laisser que tout cela me monte à la tête. Je me dis qu’en fin de compte cela ne doit pas être quelque chose de si exceptionnel puisque c’est à moi que cela arrive, et que je ne suis pas quelqu’un d’exceptionnel. Mais, à d’autres moments, je regarde les affiches du Théâtre et je me dis, étonnée : « Mais oui ! J’ai chanté à La Scala ! »
Je crois qu’il faut aussi de la chance pour faire carrière dans l’art lyrique. Il faut être au bon endroit au bon moment, et surtout être bien préparé. C’est ce que mes professeurs m’ont toujours dit. Autrement, lorsque l’opportunité se présente, on ne peut pas en profiter. Par bonheur, j’aime beaucoup étudier.
Absolument !
En ce moment : Rossini et le bel canto en général. Je n’ai pas encore eu le plaisir de chanter des opéras de Bellini ou de Donizetti sur scène. Mais, lorsque j’étudie leurs œuvres, je me sens très à l’aise dans les rôles belliniens tels que Adalgisa, Roméo dans I Capuletti e i Montecchi, ou donizettiens comme Elisabetta dans Maria Stuarda, ou les rôles travestis, par exemple Smeton (dans Anna Bolena) ou Orsini (dans Lucrezia Borgia). J’espère qu’on me les offrira bientôt ! Peut-être à cause de ma constitution physique méditerranéenne – je ne suis pas très grande -, jusqu’à présent on ne m’a proposé que des rôles très féminins comme Serpina dans La serva padrona, Isabella dans L’italiana in Algeri, ou Carmen, ou Lola. J’aimerais bien découvrir comment j’aborderais un rôle en « travesti », car le travail corporel est tout à fait différent et j’accorde la même attention au travail corporel qu’au travail musical ou vocal.
En français, j’ai chanté huit représentations de Carmen au Festival de Steinbruch (ndlr : à St. Margarethen, en Autriche) et maintenant, j’en chanterai quatre autres au Colón. J’ai hâte d’y retourner, car c’est un très beau théâtre, avec une acoustique incroyable (ndlr: en 2023, elle y a été Zaida dans Il turco in Italia aux côtés d’Erwin Schrott). Quand on m’a demandé de jouer le rôle-titre de Carmen, j’ai été très heureuse. Dommage qu’il fasse toujours froid quand je dois chanter à Buenos Aires ! (rires)
Une Carmen excessivement effrontée et provocatrice ne me convainc pas tellement. Je pense que le personnage devrait se rapprocher de l’interprétation qu’en faisait Teresa Berganza : une très jeune fille – peut-être même pas 20 ans – qui vient d’un environnement difficile, a dû grandir rapidement et devenir une personne forte. Une jeune fille impertinente et sensuelle, mais pas vulgaire. Sans aucun doute, l’une des principales caractéristiques de Carmen est sa sensualité, mais on peut l’exprimer par un regard plutôt que par des mouvements exagérés ou de mauvais goût. J’espère pouvoir la rendre comme ça sur scène !
C’est vrai. Quand j’étudie un opéra, je me fais toujours une idée précise du lieu et du personnage que je vais jouer. Évidemment, par la suite, on travaille avec le metteur en scène et il s’agit de parvenir à des accords, autant que possible. J’ai eu la chance de travailler jusqu’à présent avec des metteurs en scène qui n’ont pas essayé d’imposer leurs idées, qui sont ouverts au dialogue, de sorte qu’on a obtenu de très bons résultats.
Pour moi, le moment le plus excitant, c’est le duo final. Tout l’opéra est très théâtral, mais ce final est particulièrement dramatique. C’est le couronnement de l’opéra, l’apothéose du théâtre lyrique autant sur le plan vocal qu’interprétatif.
Je l’ai un peu étudié à l’école. Je comprends quand on le parle, mais, en réalité, je ne peux dire que des phrases très simples en français.
Une bonne prononciation est très importante dans toutes les langues. Dans la langue maternelle aussi. Si les spectateurs comprennent ce que disent les chanteurs, ils ne sont pas dépendants des surtitres.
En plus, il ne faudrait pas fournir des arguments à ceux qui disent qu’ils ne vont pas à l’opéra parce qu’on n’y comprend rien du tout ! Heureusement, j’ai remarqué dernièrement que les jeunes reviennent à l’opéra. Mais il y a des gens qui n’y viennent plus depuis quelque temps. Peut-être parce que l’opéra est un genre assez complexe ou, surtout, parce que les chanteurs qu’ils ont écoutés étaient bien plus concentrés sur leur propre plaisir que sur celui du public.
Mais, puisque nous chantons pour les spectateurs, nous devons nous efforcer d’atteindre le plus grand nombre de personnes possible. Et pour y arriver, une bonne prononciation est essentielle.
Avec un coach français ou qui parlait français. J’ai aussi la chance de rencontrer des francophones – un pianiste, un collègue chanteur, un metteur en scène – qui m’ont aidé à travailler ma prononciation. En raison de ma voix, le répertoire français continuera certainement à faire partie de ma carrière. Je pense, par exemple, à Charlotte dans Werther, qui est un très beau rôle. Et même à Nicklausse des Contes d’Hoffmann. Par conséquent, je dois continuer à travailler ma prononciation du français pour l’améliorer. Dans d’autres langues, je n’ai chanté que la 9e. Symphonie de Beethoven.
J’aimerais m’aventurer dans autant d’expressions musicales que possible, faire une carrière opératique et de concerts. Dans la musique sacrée, par exemple, il y a des perles musicales, des pièces extraordinaires que j’aimerais aborder. Je m’intéresse aussi à la musique contemporaine qui ne m’a pas encore été proposée.
Je suis omnivore (rires). Très curieuse de tout ! Depuis que je suis enfant. J’ai toujours aimé apprendre un large éventail de choses, me plonger dans des sujets inconnus qui soudain m’intéressent.
D’une part, j’aime l’art en général. J’aime beaucoup lire. Je suis passionnée de littérature, d’histoire. Et je suis quelqu’un de paisible.
D’autre part, j’apprécie la vie en société. J’aime la diversité, connaître d’autres cultures et d’autres personnes, débattre d’idées et de croyances autres que les miennes. Je pense que je suis une personne libre qui respecte la liberté des autres. Je n’aime pas ceux qui n’admettent pas qu’on pense autrement qu’eux.
Comme j’ai fait de la gymnastique artistique quand j’étais à l’école, j’ai pris l’habitude de prendre soin de mon corps. Je fais du yoga chaque fois que je peux. J’aime aussi beaucoup le cinéma, mais je n’ai pas souvent le temps d’y aller.
Comme j’ai fait la Licence de Lettres, j’aurais été professeure de littérature au lycée. À 18 ans, je me voyais enseignante. Même si je voulais être chanteuse – et j’ai toujours étudié dur pour y arriver – je ne croyais vraiment pas que mon rêve pourrait s’accomplir. Il y avait tellement d’autres chanteuses bien meilleures que moi !
Mais j’ai toujours un plan B. Après avoir eu ma licence en littérature, je me suis accordée un an pour voir ce qui pouvait se passer dans le domaine du chant. Si rien n’arrivait, j’étais décidée à postuler comme professeur de littérature. En 2017, j’ai donc participé à des concours et des auditions et j’ai gagné partout! Alors, j’ai compris que je devais aller de l’avant sur cette voie.
Tout d’abord, je vais vous avouer un petit secret : je tombe souvent ! (rires). Maintenant, voilà l’anecdote : dans un Don Giovanni dirigé par Muti, je devais me diriger vers l’avant-scène. Il y avait une marche, mais je ne l’ai pas vue. Je suis tombée et j’ai roulé jusqu’au bord de la fosse d’orchestre. C’était au Teatro Regio de Turin. J’imagine que le Maestro a dû penser: « Mais qu’est-ce qu’elle fait ? Elle n’avait jamais fait ça auparavant ! Elle est folle ! » (rires) Dieu merci, je n’ai pas été blessée ! Il y a toujours des imprévus dans les représentations, il faut donc être toujours très attentif à tout.
Moi aussi. Merci beaucoup pour cet entretien.
Visuels : portrait © Alfredo Magrotti, Carmen / Festival Opera de Sankkt Margarethen © Jerzi Bin, Andrea Chénier avec Jonas Kauffman © Brescia y Amisano / Teatro alla Scala, Zerlina – Teatro Massimo de Palermo © Rosellina Garbo, Fenena / Nabucco – Arena de Verona © Ennevi.