Dans la grisaille d’un hiver précoce, il y avait salle comble au Teatro Solís de Montevideo (Uruguay) pour l’ouverture de la saison lyrique avec une Bohème portée par un beau plateau de très jeunes chanteurs en provenance d’horizons bien divers.
Giacomo Puccini est un des compositeurs lyriques les plus aimés des publics de tous les continents. Année après année, ses opéras sont à l’honneur partout dans le monde et quelques-uns de ses chefs-d’œuvre – Tosca, Madama Butterfly et surtout La Bohème – comptent toujours parmi les opéras les plus joués pour leur lyrisme et leur pouvoir de séduction.
Pourtant, en Uruguay – pays sud-américain autrefois très mélomane -, il faut remonter à 2005 pour une production de La Bohème au Teatro Solís de Montevideo, la capitale du pays. Enfin, cette saison, à l’occasion du tricentenaire de la ville et du centenaire de la mort de Puccini, les responsables du lyrique du théâtre municipal, le plus ancien d’Amérique du Sud, ont choisi de faire focus sur Puccini en bâtissant une saison d’opéra centrée sur trois de ses titres : Suor Angelica, Gianni Schicchi et La Bohème qui, ce 17 mai, a ouvert la saison 2024.
Que dire sur La Bohème que l’on n’ait pas déjà dit ? Sans doute fort peu de chose. Rappeler tout simplement que c’est, par excellence, l’opéra-métaphore de la jeunesse et, en particulier, de la jeunesse parisienne « bohème » du XIXe siècle. En effet, le célèbre opéra de Puccini retrace l’histoire d’un groupe de jeunes artistes (que des hommes, par ailleurs !) qui vivent au bord de la misère, dans le froid et la faim, et rêvent peut-être de gloire, mais se voient forcés de pondre des œuvres gagne-pain, tout en gardant leur esprit badin, leur malice quasi innocente et, surtout, le sens de l’amitié. Et puis, qui dit Puccini dit… amour. Ces jeunes « bohémiens », dont la vie est peu conventionnelle pour la morale bourgeoise de l’époque, vivent d’amour et souffrent par amour. Des amours qui se présentent sous les traits de deux personnages féminins, apparemment aussi opposés que faire se peut, mais pas tant que cela, au bout du compte.
Sur la toile de fond des fêtes de Noël au Quartier latin, le grand compositeur italien et ses librettistes Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, ont brossé un portrait idéalisé de cette sous-culture urbaine d’artistes affamés, mais exultant de vie, et des jeunes femmes du peuple qui vivent comme elles peuvent et dont l’une – la cousette Mimi – sera emportée par la tuberculose. Un portrait magnifiquement rehaussé par la musique d’une beauté saisissante, tantôt joyeuse, tantôt subtile, tantôt entraînante, toujours débordante d’émotions et de lyrisme, mais aussi par la rencontre heureuse entre cette musique qui ne laisse personne indifférent et le texte du livret.
La production, traditionnelle, mais pleine de charme, de La Bohème présentée cette saison au Teatro Solís de Montevideo est une idée originale de Stefano Trespidi, Directeur de la production artistique de la Fondation des Arènes de Vérone. Elle a été conçue en 2018, dans des décors de l’Argentin Enrique Bordolini et des costumes de la Chilienne Imme Möller pour le Teatro Colón de Buenos Aires où elle a été reprise en 2022.
Or, la scène du théâtre montévidéen est quatre fois plus petite que celle du Teatro Colón. Voilà la source des problèmes qui ont affecté le cadre scénique : il a fallu adapter les décors originaux. Une tâche qui n’a pas dû être aisée, d’autant que la maison lyrique uruguayenne se targuait de faire évoluer sur son plateau plus de 80 personnes. Le résultat, hélas, n’a pas toujours été à la hauteur des efforts déployés. Si l’ajustement de la scénographie du premier et quatrième actes – la mansarde des jeunes artistes – a été très réussi, les transformations (sûrement beaucoup plus laborieuses) du décor du Quartier latin ainsi que de la barrière d’enfer ont laissé à désirer puisqu’elles ont considérablement réduit l’espace consacré aux déplacements.
Pour ce qui est de la direction d’acteurs, Trespidi l’a voulue aux antipodes d’une mise en scène conventionnelle. Aucun rapport avec celles d’antan où les chanteurs, assis ou debout, ne bougeaient presque pas pendant qu’ils chantaient. Dans cette Bohème, tout était mouvement, vie, couleurs. Un petit peu trop parfois ? Trespidi souhaitait sans doute marquer que l’exaltation, la véhémence, la flamme sont l’apanage de la jeunesse. Et, s’il fallait trouver quelque chose à redire, ce serait qu’au deuxième acte le grand nombre de personnages sur scène et l’exiguïté du cadre ont poussé à tour de rôle les solistes sur le devant de la scène, les contraignant à de nombreux déplacements depuis leur table au Café Momus.
Pour cette Bohème, le Teatro Solís avait réuni une belle distribution de très jeunes chanteurs en provenance de plusieurs pays du monde. On ne devrait pas comparer des chanteurs en début de carrière avec des stars lyriques passées ou présentes. Bien au contraire, il faudrait se réjouir quand on a la possibilité d’entendre – comme ce fut le cas – de très jeunes solistes, dont quelques-uns devraient être appelés sous peu à une trajectoire lyrique très prometteuse. Qui plus est, ces jeunes chanteurs étaient tous très impliqués et ont offert des prestations souvent fort touchantes. Ils ont le charme des voix toutes fraîches, quelques-unes sont même superbes, et le physique du rôle s’alliant à une grande aisance sur scène.
La soprano russe Mira Alkhovik faisait ses débuts dans le rôle de Mimi. Elle a incontestablement la jeunesse et la voix de son personnage. Sa prestation vocale et scénique a été excellente, hormis quelques rares stridences dans l’aigu forte. Mais ses demi-teintes, son expressivité, sa voix riche en couleurs et en harmoniques ont été très appréciées du public.
Rodolfo était incarné par le ténor mexicano-américain Galeano Salas. À l’opposé d’Alkhovik dont la trajectoire lyrique vient de commencer, quoiqu’il soit encore bien jeune, Salas a déjà une belle carrière à son actif. Le rôle du poète puccinien lui est familier : il a déjà chanté neuf productions de La Bohème, dont les toutes dernières à Gênes, Turin et au Maggio Musicale Fiorentino. Il l’avait aussi auparavant abordé au Teatro Colón, dans la même mise en scène qu’a Montevideo. Son Rodolfo est d’un naturel bouleversant, d’une grande expressivité, captivant par son timbre séduisant et ses aigus brillants. Avec Mira Alkhovik ils ont campé un couple émouvant, sans jamais tomber dans l’exagération, ce qui leur a valu de beaux applaudissements, notamment à la fin du premier acte.
Le baryton uruguayen Alfonso Mujica a trouvé un rôle à sa mesure avec le peintre Marcello, qu’il avait déjà chanté au Teatro Colón dans la distribution de 2022. Sa prestation scénique et vocale a été très bonne et il aurait même pu se permettre de baisser de quelques décibels certaines de ses interventions, vu que sa voix passait sans difficulté au-dessus de l’orchestre. Face à lui, la soprano coréenne Yerang Park a quelque peu déçu dans son interprétation de la valse de Musetta, mais a su se rattraper dans le quatuor du troisième acte. Sa voix était souvent couverte par l’orchestre comme il est aussi arrivé au Schaunard du baryton uruguayen Sebàstian Klastornick. Le philosophe Colline de l’Argentin Fernando Radó, un habitué de ce rôle, est convaincant et mesuré dans sa poignante interprétation de son air « Vecchia zimarra ».
Sous la baguette sûre et précise de Martín García, l’Orchestre Philharmonique de Montevideo, les solistes, les chœurs dirigés par Antonio Domeneghini, le chœur d‘enfants sous la direction de Guadalupe Verocay et de Gustavo Reyna, et les figurants de l’Ecole Multidisciplinaire d’Art Dramatique ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour le plus grand plaisir du public qui les a longuement ovationnés aux saluts.
Visuels : © Teatro Solís – Santiago Bouzas