Alain Perroux a eu la bonne idée d’importer la version de concert mise en espace du Werther de Massenet tout récemment produite à Genève. On retrouve donc, deux jours après, la même équipe qu’au Victoria Hall, cette fois sur la scène de l’opéra de Strasbourg, le 2 février, pour la seconde représentation de ce qui restera comme les débuts de Pene Pati dans un rôle majeur d’un répertoire français qu’il a d’ores et déjà marqué de son empreinte avec Roméo, Fernand, Des Grieux et Faust. L’Orchestre de chambre de Genève, sous la direction de Marc Leroy-Calatayud, imprime à la matinée un style personnel très séduisant, et le ténor néo-zélandais brille au milieu d’une équipe aux performances contrastées, dans une mise en espace de Loïc Richard qui permet de goûter pleinement aux subtilités d’une phalange placée sur la scène.
Avant d’étrenner un rôle difficile sur scène, il est sage d’y prendre ses marques dans une version de concert où la pression médiatique est moindre. C’est sans doute le calcul fait par Pene Pati, qui, entre deux productions scéniques au MET et à Munich, se présente à Genève, puis à Strasbourg dans une simple mise en espace signée par Loïc Richard. Celui-ci ne s’embarrasse pas de recherche excessive dans le choix des costumes : seule Adèle Charvet porte successivement deux robes noires différentes quand les autres protagonistes arborent des habits de ville plutôt intemporels.
L’espace dévolu aux chanteurs est fort limité : à peine deux mètres à l’avant-scène, remplis à cour par une table ronde noire et quelques chaises, servant aux scènes en extérieur, à jardin par une estrade noire sur laquelle trônent deux autres chaises de la même couleur, qui est le cadre de scènes d’intérieur plus intimistes. Les protagonistes peuvent utiliser une passerelle qui court tout le long du fond de scène, et ils ne bénéficient que d’un chemin de la largeur d’une paire d’épaules pour rejoindre l’avant-scène par les côtés. Les accessoires se limitent à quelques verres et une bouteille ainsi que quelques livres (dont le fameux Klopstock) au premier acte, quelques chopes remplies de bière au second, des enveloppes et lettres, ainsi qu’un coffret contenant des pistolets au troisième, et leurs yeux pour pleurer au dernier acte. Le fond de scène est un écran blanc qui permet de refléter, grâce aux lumières projetées, soit les états d’âme des personnages, soit les chaleurs ou les frimas de la saison. Au dernier acte particulièrement, la lumière plongeante d’un projecteur dessine sur Werther et Charlotte enlacés des contrastes d’ombres appariés à la gravité du moment.
L’épure ainsi obtenue est le réceptacle de la direction d’acteurs très fouillée de Loïc Richard, qui donne à la narration une fluidité rare, ce que les changements de décor habituels ne permettent pas. L’œuvre s’en trouve resserrée, le lien entre la logique propre aux situations dramatiques et l’efficience théâtrale de la musique de Massenet est par là même plus évident que jamais, dans la limite cependant des capacités de chacun des chanteurs à investir ce champ de significations, et tous n’y trouvent pas la même aisance.
Richard dessine en quelques traits les caractères des personnages, s’affranchissant parfois des didascalies du livret : ainsi, Sophie, mutine, récupère-t-elle le fond d’un verre de vin blanc en cachette juste avant la première arrivée d’Albert au premier acte. Si les amis éméchés, Johann et Schmidt, chantent Bacchus en compagnie de Brühlmann, au second acte, c’est avec de la bière et non du vin qu’ils le fêtent. Mais cette entorse sert la logique de la situation quand le regard de Kätchen les surprend de loin comme des galopins en faute, de sorte que son fiancé rapplique sans demander son reste, au son de l’orgue qui marie Charlotte et Werther en fond de scène, tandis que Schmidt et Johann entonnent leur duo bouffe (ni Brühlmann ni Kätchen ne sont présents dans cette scène selon le livret). La même Kätchen fuit Brühlmann sous nos yeux juste avant que les amis éméchés tentent de le consoler : ici encore Richard interprète, dépasse le livret pour donner plus de corps à des protagonistes quasi muets, mais symboliquement forts. Car l’échec des fiançailles des deux jeunes gens représente comme un écho douloureux à celui des sentiments de Werther devant le mariage de Charlotte avec Albert. Plus loin, quand Albert tente de réconforter Werther, assis avec lui sur l’estrade (« Je vous sais un cœur loyal et fort ») , en lui pardonnant de façon ostensiblement appuyée ses sentiments pour Charlotte, Werther gratte ses cuisses de ses ongles comme un enfant en panique, et Albert pose sa main ornée d’une chevalière sur celle du poète de façon bien patriarcale. Ce sont, à juste titre, de simples fleurs des champs que Sophie porte dans la scène qui suit (« Du gai soleil »).
Les actes trois et quatre s’appuient sur la direction d’acteurs plus que sur la mise en espace, à ceci près que Loïc Richard se permet un écart sur la fin : en l’absence de serviteur pour porter le coffret des pistolets que Charlotte est obligée par Albert à faire porter à Werther, le metteur en scène fait en sorte que Werther ouvre le coffret quand il parle des pistolets, avant son grand air (« Et ces armes… un jour ma main les a touchées »), et part après avec l’un d’eux pour s’en servir (« Charlotte a dicté mon arrêt »), ce qui rend le jeu cruel d’Albert face à Charlotte bien inutile. Auparavant, le metteur en scène ajoute un détail signifiant plus pertinent : alors que Charlotte selon le livret devrait ne pas remarquer que Werther parle des pistolets, ici elle semble s’en apercevoir et parler des vers d’Ossian comme pour faire une diversion un peu désespérée (et dérisoire finalement) à ses pensées suicidaires. Pendant le premier tableau du dernier acte, tout symphonique, le fond de scène s’éclaire d’un blanc-gris neigeux, tandis que Schmidt et Johann passent, coiffés d’un bonnet, en se frottant les membres, et croisent le bailli avec Sophie, Kätchen et Brühlmann : ces pantomimes sont bienvenues et étoffent les interactions entre les personnages. Au début du second tableau, on voit Charlotte qui en fond de scène croise le groupe, affolée, et les dépasse pour arriver chez Werther. Sophie s’est arrêtée, interdite, et regarde derrière elle la course folle de Charlotte, pressentant le malheur, puis se remet à regret dans le sens de la marche. Tout cela donne au spectacle une grande continuité dramatique, et s’accorde à merveille avec la direction de Marc Leroy-Calatayud, orientée vers une continuité absolue du discours. Nul besoin d’hémoglobine : une simple main dans le veston de Werther tient lieu de blessure mortelle. La fin de l’acte voit les deux protagonistes longuement enlacés, debout, Werther posant la tête sur l’épaule de Charlotte, puis Charlotte, assise sur l’estrade, recueille Werther étendu de dos sur sa poitrine. Malgré un certain statisme dans ces dernières scènes, dû à l’espace exigu, l’ensemble fonctionne très bien.
La version de concert, si elle laisse peu de place aux chanteurs, met en avant l’orchestre comme on ne peut le voir habituellement que dans le répertoire symphonique. C’est ainsi qu’on peut repérer aisément les interventions de la harpe, du basson (si souvent sollicité), du cor anglais, des cors ou des altos que généralement on ne peut visualiser, masqués qu’ils sont par la fosse. Ici on est même particulièrement heureux de voir en action un instrument rare, qui imite notamment le vent dans l’interlude de la nuit de Noël : l’éoliphone, rouleau de bouleau monté sur un châssis, qui frotte sur une toile tendue à l’aide d’une manivelle. Le lien entre les instruments et les voix apparaît ainsi plus palpable, plus évident.
L’œuvre de Massenet permet un certain nombre d’options en termes de direction d’orchestre : plus ou moins hédoniste, transparente, ou tendue. Mais c’est surtout sur le plan agogique que se situe l’axe de choix : certains chefs (notamment Laurent Campellone), pour éviter l’emphase excessive qui guette l’exécution de cette partition dans ses climax (certains parleront de tentation wagnérienne) vont privilégier l’arc dramatique, en allégeant autant qu’il est possible le discours des deux premiers actes pour accentuer seulement les accords et donner la pleine mesure de l’orchestre à partir des troisième et quatrième actes.
Marc Leroy-Calatayud, à la tête d’une phalange genevoise à l’effectif mesuré, prend une option différente : celle de la continuité du discours narratif. Sa battue extrêmement fluide et réactive fait de l’orchestre un véritable acteur de drame, grâce à une pulsation vive et retenue à la fois. Les instrumentistes réagissent comme une matière en ébullition, que le chef calme jusqu’au frémissement à peine palpable, ou laisse s’épancher au besoin de façon plus éruptive, jusqu’à des explosions contrôlées (comme les cordes giflent et griffent dans les dernières phrases du premier acte après « Un autre ! Son époux ! » de Werther). Une telle pâte sonore, levée et souple, suit les méandres dramatiques de l’action avec une rare réactivité, toujours expressive sans excès ni de couleur ni de volume. Dès les premiers accords introductifs, le chef nous rassure : sa phalange, omniprésente sur scène, ne sera jamais assourdissante, les coups de boutoir donnés à l’action résonneront sans gêner les solistes, et le chef aura fort à faire puisqu’il va passer des heures à se dévisser la tête pour pouvoir couver du regard ses chanteurs solistes placés derrière lui, avec qui il sera en permanente interaction. Il pourra ainsi nouer le drame aux moments clés et laisser se détendre l’atmosphère dans les scènes plus comiques, notamment au deuxième acte.
Il sait exprimer à la perfection les sentiments des personnages liés au rythme : l’emballement de « J’aurais sur ma poitrine » est bien celui du cœur de Werther. Il sait faire sentir au spectateur un feu couvant, prêt à se manifester, lors du duo du second acte entre Charlotte et Werther (« N’est-il donc pas d’autre femme ici-bas digne de votre amour… »). Mais jamais sa pulsation ne se relâche : quand tant de chefs se laissent un peu déborder au premier acte dans les moments où la joie des protagonistes éclate en des rythmes complexes (« Koffel a mis sa redingote, Steiner a retenu le cheval du brasseur, Hoffmann a sa calèche et Gouden sa berline » dixit Schmidt), le chef tient les rênes des ensembles avec une rigueur impressionnante (comme dans le duo entre Johann et Schmidt au début du second acte qui fleure bon son choral de Bach).
Si tous les instrumentistes n’ont pas rendu une copie parfaite (sacrée glissade d’un violoncelle au début de la scène de clair de lune, notamment), cela ne gâche en rien une prestation d’ensemble excellente, où la harpe, le basson (si important pour les motifs du « cornuto » concernant Albert), le cor anglais et les cors naturels (souvent si capricieux, ici impeccables) ont pu se mettre en valeur, de même que les flûtes, et évidemment les cordes (violoncelles amples et ambrés, succulents, violons d’une belle lumière dorée, altos d’une gravité douloureuse) d’une cohérence et d’une finesse remarquables.
L’opéra de Strasbourg a fait le choix de l’absence de surtitres pour cette version de concert, misant sur la qualité de la diction de ses solistes adultes et enfants. Il faut noter que les six enfants « principaux » du bailli, issus de la Maîtrise du conservatoire populaire de Genève (préparés par Fruzsina Szuromi et Magali Dami) sont dédoublés par une vingtaine d’autres, le plus souvent en fond de scène. Leur prestation dans l’ensemble a été très satisfaisante, malgré quelques accrocs lors de la distribution de leur goûter.
Les comprimarii sont à une exception près tous francophones, ce qui s’entend bien. L’exception est le baryton espagnol Sebastia Peris : son accent sensible et une projection courte, un timbre sans métal le placent en retrait. Kätchen est un rôle plus que fluet, mais si on ne l’entend pas, Élise Lefebvre se fait remarquer par un jeu de scène intense, mettant sous l’éteignoir son compagnon Hugo Fabrion (issu comme elle de la haute école de musique de Genève). Si le ténor d’Alix Varenne n’est pas bien large, il est d’une précision chirurgicale, et il n’est pas pour rien dans la réussite des scènes du premier et du second acte où son Schmidt, très à l’aise aussi scéniquement, fait des étincelles. Si le bailli de Pierre-Yves Pruvot déçoit, c’est autant à cause d’une composition goguenarde où la bonhomie du bailli et sa tendresse, sa délicatesse surtout, cachant pudiquement la tristesse de son deuil, sont absentes, et plus encore vocalement, le lourd vibrato qui secoue son instrument se muant presque en chevrotement.
La Sophie de la soprano canadienne Magali Simard-Galdès (qui remplaçait Sandra Hamaoui) est une excellente surprise. Tout d’abord elle fait preuve de qualités dramatiques de premier ordre. Elle esquisse une jeune fille fraîche et joyeuse, mais aussi grave dès que le drame l’ordonne. Ses regards très expressifs, tout son jeu corporel, l’aisance de ses mouvements épatent. Vocalement, elle est loin des soprani soubrettes souvent présentées dans le rôle : l’instrument est résolument lyrique, le timbre lumineux, relativement large et ourlé d’ombres, la vocalise aisée et le suraigu légèrement vibré.
Le baryton français Florian Sempey faisait ici sa prise de rôle en Albert (comme les deux autres têtes d’affiche). Sur le plan vocal, sa composition est assez variée et complexe. S’il tonne un peu au début (« je veux qu’il y ait du bonheur» face à Sophie), et si fréquemment son timbre émis en gorge fait entendre plutôt un métal cuivré que le boisé attendu (« Quelle prière de reconnaissance et d’amour » au premier, « Au bonheur dont mon âme est pleine » au second acte), – n’oublions pas que le basson émet son motif de nombreuses fois – il est très attentif à la dynamique comme au sens des mots, et offre de nombreux diminuendi expressifs, et des mezze voci très pertinents (« Elle m’aime, elle pense à moi » au premier acte, « un message… de Werther » au troisième).
Cependant, s’il est difficile de distinguer ce qui vient des indications de la mise en espace et ce qui correspond à l’incarnation du chanteur. On peut considérer que cet Albert très patriarcal (assis à côté de Werther lors de leur scène du second acte , il pose sa main baguée sur celle du poète pour montrer sa prétendue compréhension – geste abusif, s’il en est), très apprêté, avec sa petite mèche en accroche-cœur, son foulard de soie dans son col de chemise, sa pose distinguée, manque de l’empathie véritable qu’on attend du personnage avant le troisième acte, plus retors et adepte du double langage que nécessaire, ce qui limite sa complexité psychologique.
Charlotte n’est pas un rôle facile : confiée à un mezzo trop ample, elle perd son caractère de jeune fille (le livret lui donne vingt ans), mais l’ambitus est très large (l’air des larmes, et « Seigneur Dieu ! Seigneur ! » au troisième acte, réclament des aigus puissants et des graves très profonds) et finalement peu de chanteuses ont réellement réuni ces qualités antagonistes. Adèle Charvet, sur le papier, possède de réels atouts pour incarner la fille ainée du bailli : un timbre lumineux proche du soprano, qui sonne jeune sur une bonne partie de l’ambitus, en particulier.
La partie la plus grave du rôle la voit moins à l’aise, sa diction est assez marquée, mais pas pour autant très claire et compréhensible, mais c’est autant à cause d’une projection régulièrement limitée dans les dynamiques élevées (« Dieu, tu ne voudras pas que j’arrive trop tard » manque de punch, entre autres, et pourtant, l’orchestre se trouve derrière elle) que dans sa capacité à incarner le personnage que le bât blesse. Or, c’est bien dans la gestion des climax que réside la clé du rôle, et dans la capacité de la chanteuse à émouvoir. Mais la scène des lettres tombe à plat, sans émotion, et si la scène des larmes est plus convaincante, elle ne réussit à caractériser le personnage que de façon fugace et intermittente, comme en pointillés au troisième acte, et à certains moments du quatrième ; confrontée à une Sophie aussi efficace dramatiquement et à un Werther d’une intensité d’incarnation éblouissante, la mezzo parisienne marque sérieusement le pas, même si le dernier « Ah, tout est fini » est réellement expressif.
On attendait de voir si Pene Pati réussirait le défi de Werther. En effet, ce Roméo merveilleux, ce somptueux Fernand bénéficie des qualités intrinsèques de sa personnalité pour incarner ces personnages : la délicatesse, la fraîcheur et le côté éminemment solaire qui émanent naturellement de sa personne sont des ingrédients qui entrent en phase avec les personnages. Mais pourrait-il se couler dans la personnalité du poète dépressif et suicidaire ? La réponse est oui. Le pari est réussi, même si cette première incarnation n’est pas parfaite.
Tout d’abord, Pati est un formidable acteur, même si tout le monde ne s’en est pas encore rendu compte. C’est une évidence depuis son Roméo de Bordeaux en 2020, et justement les versions mises en espace permettent de mieux jauger des qualités propres à l’acteur sans que les options potentiellement clivantes d’un metteur en scène viennent interférer (voir le Faust parisien). Le ténor néo-zélandais en a fait une démonstration éclatante à Strasbourg. Il n’y a qu’à le voir arriver en scène, les yeux grands ouverts, émerveillé par le « paradis » de la maison du bailli, qu’à voir la timidité presque effrayée qu’il montre face à Charlotte au clair de lune (« Et je vous admire »). Ses yeux affolés qui cherchent partout un appui solide où se poser dépeignent admirablement la panique désespérée du poète dans « J’aurais sur ma poitrine » et les larmes qui semblent affleurer sur son visage crispé dans « tout mon être en pleure » sont d’une justesse impressionnante. Face à la leçon condescendante d’Albert, Pati est fermé, le corps en refus, comme un enfant sur ses gardes. Lors du retour de Werther au troisième acte (« Oui! c’est moi! je reviens! »), sa mine basse et défaite, l’hésitation même de ses pas sont les marques d’un véritable acteur.
L’une des qualités les plus éminentes de Pene Pati dans ce répertoire est sa diction française parfaite, qui peut en remontrer aux chanteurs natifs. Combien d’entre eux altèrent-ils les « -ai » finaux du futur, les transformant en « -ais » du conditionnel ? Pas lui (« Je le ferai » au second acte). Le français le plus clair, le plus énamouré des mots sort de la bouche de celui qui incarne si justement un poète.
On peut reprocher au ténor originaire des Samoa de camper un poète un peu trop solaire au début du premier acte : bien sûr, l’émerveillement face à la nature y conduit naturellement, mais dès « chers enfants » on doit percevoir la souffrance de celui qui se sent décalé, perdu dans le monde qui l’entoure, et ici Pati esquisse un « Comme ils sont meilleurs que moi » plutôt amusé, pas douloureux comme il se devrait. « Suis-je bien digne de ce nom ? », orné d’un sourire, n’exprime pas les doutes existentiels du héros goethéen. Mais dès le clair de lune, « pourvu que je voie » manifeste cette douleur qui est l’identité du personnage, le morendo sur « mon unique joie » traduit déjà l’ombre qui prend possession de Werther. Dès « J’aurais sur ma poitrine », la conscience de la perte irrémédiable apparaît, et la candeur s’évanouit progressivement. Ainsi, lors de la scène avec Albert, Pati laisse entrevoir une sorte de duplicité qui donne au personnage une réelle épaisseur psychologique : « celui qui sait lire au fond de ma pensée… n’y doit trouver jamais que la seule amitié » trahit l’effort de Werther pour se contenir, le morendo sur « bonheur » ici marquant la victoire du désespoir qu’il ne peut encore avouer, et n’avouera vraiment qu’à l’abord de son grand air : « Toute mon âme est là » ouvre un gouffre effrayant sous ses pieds. Le Werther de Pati est donc comme un enfant éperdu, un être immature sur le plan affectif, qui apprend la duplicité au contact de la jalousie : s’il tarde un peu à faire apparaître son côté sombre, il réussit une incarnation dramatique très crédible et complexe pour sa prise de rôle.
La dernière dimension du Werther de Pene Pati est bien sûr liée à la capacité de son chant pur à faire naître une palette d’émotions extrêmement vaste, en dehors même de la notion de jeu d’acteur. Rares sont les chanteurs à détenir cette capacité à ce point. Elle s’appuie sur des données techniques imparables : un souffle uni et inépuisable, et un legato de rêve. Le reste est lié à la sensibilité et, pourquoi ne pas le dire, à l’intelligence de l’interprète. Car pour exprimer la délicatesse sans tomber dans la mièvrerie, pour exprimer la détresse sans tomber dans le ridicule, il faut de grandes ressources expressives. Réussir à les mobiliser dans une langue qui n’est pas la vôtre tient du miracle.
Pati n’hésite jamais à user de toutes les possibilités de la dynamique et sait comme personne chanter piano en innervant son chant de sens. Il ne lui reste qu’à jouer de ses cordes vocales comme on joue de l’archet sur une corde et de longues phrases piano peuvent alors suspendre l’auditeur durablement à son chant. « Ô nature pleine de grâce, Reine du temps et de l’espace » ainsi abolit le temps. « Pourvu que je voie ces yeux toujours ouverts » est empli d’une douleur épurée, maîtrisée, et le filato sur « mon unique joie » exprime déjà la déréliction du poète. « Rêve ! Extase ! Bonheur » est d’une complexité rare : « ma vie » est fait d’une matière sensible et palpitante, « cette bouche adorable » exprime un frémissement d’inquiétude. Qui peut le plus peut le moins et Pati n’hésite pas à parcimonieusement utiliser le parlé comme au début de l’acte deux (« parfois J’ai peur de blasphémer ») ou à l’extrême fin : « béni ».
Il respecte scrupuleusement les indications de Massenet qui réclame des sons blancs, une voix blanche comme dans « mon cœur ne souffre plus de son rêve oublié.» lors de la rencontre avec Albert, ou «c’est moi pour toujours qui me reposerai! » au milieu de l’acte deux . Quelle merveille surtout que ce legato de miel, ces couleurs diaphanes et pourtant moirées dans « Ah! qu’il est loin ce jour plein d’intime douceur… Où mon regard a rencontré le vôtre pour la première fois! » face à Charlotte. Son « Charlotte ! » se pare d’un pleur d’enfant hypersensible quand elle le condamne à revenir à Noël. Le récitatif qui précède l’aria du troisième acte est sidérant : « alors que votre voix accompagnait la mienne » semble émaner d’un Stradivarius, « Ah! bien souvent mon rêve s’envola » est fabuleux de délicatesse, « était mon interprète » sublime de transparence, « ô souffle du printemps » est quasi magique. « Demain dans le vallon » révèle une introspection qui est comme un avant-goût de la tombe à venir. « Elle se tait » est serti dans le silence. La mort du héros, sur un tempo lent, est une longue exhalaison de murmure extasié, « cette heure suprême » comme une étoile qui s’éteint. La mezza voce pare « il est deux grands tilleuls » d’une aura évanescente, « d’une douce larme » est comme une goutte de miel, une larme de lune qui perce le cœur du poète suicidé. Quel artiste !
Ceci étant posé, s’il est vrai que la plénitude du son n’en est pas absente en maints moments, elle n’est pas la marque spécifique de cette interprétation. La puissance de la voix doit à certains moments dessiner les pleins et les déliés du rôle, et en cette matinée, on sent les aigus de Pati très prudents voire fragiles : il manque encore ainsi une pièce au puzzle. Nul doute que le ténor aura l’occasion d’y remédier pour parfaire une esquisse déjà digne des plus grands peintres.
Visuels : © Philippe Manoli et Laurent Cabanes.