L’equivoco stravagante, le premier opéra comique de Rossini a eu, en son temps, une très courte carrière interrompue… par les forces de police. Il n’empêche que l’œuvre est déjà un bijou et que le texte qui empiète sur les limites de la bien-pensance (d’hier comme d’aujourd’hui) est hilarant. La distribution était dominée par un Nicola Alaimo déchaîné, autour duquel évoluaient de beaux talents de la jeune génération.
Bologne fut de toujours une ville importante dans la vie de Rossini. Il y résida plusieurs fois, à des adresses différentes, y étudia, y fut honoré par le diplôme de membre de l’Academia Filarmonica et y dirigea une institution scolaire. Il s’y maria deux fois, d’abord avec Isabella Colbran, puis avec Olympe Pélissier, et décida plus tard d’y enterrer des êtres chers, ses parents, Colbran et son père. Mais paradoxalement, peu d’évènements artistiques du compositeur ont été créés dans la ville, même si certains y ont été conçus. Finalement, un seul opéra a été expressément écrit pour Bologne… et celui-ci restera trois soirs à l’affiche (au Teatro del Corso), avant d’être délogé par les forces de police.
L’equivoco stravagante est le premier d’une longue série d’opéra comiques de Rossini (La pietra del paragone, L’Italienne à Alger, Le turc en Italie, Le barbier de Séville, La Cenerentola…). Le librettiste Gaetano Gasbarri a déjà travaillé avec plusieurs musiciens de l’époque. Mais, à l’occasion de sa collaboration avec Giuseppe Pilotti, le journal de la ville proteste du fait que l’histoire de l’opéra est « indélicate », pas toujours « polie », parfois même licencieuse, et qu’elle use d’un langage à double sens, indécent, voire scandaleux. Des critiques identiques vont se répéter pour L’equivoco stravagante lorsqu’ont lieu les premières représentations, même si le livret a déjà été corrigé. Mais la censure milanaise aura le dernier mot, reprochant d’ailleurs son laxisme à la censure de Bologne…
Car, si d’une part, Gasbarri et Rossini, n’hésitent pas à se moquer des classes aisées et des militaires, à user de sous-entendus et de jeux de mots à connotation sexuelle, c’est la référence aux castrats qui va déclencher les foudres de la censure. En effet, en 1811, le sujet des castrats est un sujet sensible, car, s’ils sont encore en vogue dans les États pontificaux, Napoléon, qui contrôle d’autres parties de l’Italie, vient de les interdire.
Après l’interdiction, une si belle musique ne pouvait pas disparaître et Rossini (qui sera coutumier du fait durant toute sa carrière) va utiliser les plus belles pages dans La cambiale di matrimonio pour l’Ouverture (puis, plus tard dans Adelaide di Borgogna (1817), dans L’inganno felice créé en 1812 à Venise, ou dans La pietra del paragone, à Milan la même année.
On retrouvera ensuite d’autres fragments dans Ciro in Babilonia, La scala di seta, La morte di Didone et Tancredi, ou des thèmes mélodiques reconnaissables dans Elisabetta regina d’Inghilterra (1815), Torvaldo e Dorliska (1815), Le nozze di Teti e di Peleo (1816) et La donna del lago (1819).
Résumons l’histoire : Gamberetto, le père, est un paysan qui a récemment fait fortune et compte marier Ernestina, sa fille – en l’occurrence une pseudo « intellectuelle » plutôt pédante – avec Buralicchio, un homme riche, mais très stupide, qui croit tout ce que lui dit le valet Frontino.
Or, un autre jeune homme, Ermanno, est amoureux d’Ernestina. Pour essayer d’influencer les évènements dans le sens de ce dernier, Frontino va dire à Buralicchio qu’en fait, Ernestina est un castrat travesti en femme, qui chercherait à échapper au service militaire.
Buralicchio, horrifié, va dénoncer Ernestina qui va se faire arrêter par les soldats. Finalement, Buralicchio étant compromis par son acte, la situation se clarifiera et Ernestina pourra épouser Ermanno.
Car durant sa très brève carrière, l’opéra fut apprécié du public.
Rossini, comme la Marcolini, furent acclamés à chacune des trois soirées. Et pour cause car dans L’equivoco stravagante, on trouve bien des éléments qui feront le succès de Rossini… son style musical, ses airs, s’élargissant en scènes de groupe, son rythme souvent diabolique et, déjà, ce crescendo, notamment dans l’Ouverture, qui sera l’une de ses caractéristiques.
La musique est parfois extrêmement délicate, comme en témoigne « le chœur des lettrés » qui va accompagner le premier air d’Ernestina, et qui atteste du talent précoce du compositeur.
Les duos sont parfaitement construits, prenant, tantôt une couleur amoureuse (le duo entre Ernestina et Ermanno), tantôt un ton désopilant, lorsqu’Ernestina finalement décidée à épouser Buralicchio, cherche à se rapprocher de lui, qui, au contraire, essaye de prendre de la distance avec ce « castrat » !
Le duo entre Ernestina et Ermanno, devenant progressivement un quintette savoureux et l’intervention de la soldatesque chargée d’arrêter Ernestina finit, lui, dans une scène de folie vocale typiquement rossinienne.
L’on pourrait également citer les très beaux trio « Volgi le amabili pupille elastiche » et quatuor « Ti presento a un tempo istesso ».
Seule limite au jeune Rossini de 1811 (qui a 19 ans !), la structure des airs (notamment l’articulation entre partie lente et stretta rapide) reste assez conventionnelle pour l’époque, et n’est pas au niveau de ce qu’on entendra ensuite dans Tancredi ou dans L’Italiana in Algeri.
Une des raisons du succès de la pièce fut la présence de la célèbre chanteuse Maria Marcolini qui eut avec Rossini une collaboration aussi fructueuse qu’Isabella Colbran, durant les années napolitaines, ou que Laure Cinti-Damoreau à Paris. Elle créera d’ailleurs les rôles féminins principaux dans Ciro à Babilonia, La pietra del paragone, L’Italiana à Algeri et Sigismondo. Et l’on imagine à quel point l’incarnation de la Marcolini, authentique contralto, était pertinente pour apporter le côté androgyne de cette femme prise pour un castrat.
Les représentations de l’édition 2024 sont l’occasion d’entendre de jeunes chanteurs, tels l’Italien Pietro Adaíni, la Russe Maria Barakova, l’Espagnol Carles Pachon. Et aucun n’a démérité !
Pietro Adaíni, dans le rôle d’Ermanno, est un bon ténor de type demi-caractère, dont la voix ne monte pas très haut dans les aigus, mais qui a brillamment assuré son air d’entrée, le duo avec Ernestina, puis son air virtuose typique de ténor léger du 2e acte (« E mi lascia così? Son disperato?) avec sa structure classique, son mouvement lent au milieu et ses vocalises rapides.
Carles Pachon (Buralicchio) est le premier baryton de la distribution (un baryton plutôt de style buffo cantante qui se distingue du rôle de Gamberotto, plutôt buffo caricato). Dans son rôle de benêt dépassé par les évènements qui cherche à se rebiffer, mais gobe toute crue l’histoire du « castrat », il est, à tout moment, excellent, avec sa voix très sonore et son air (« Occhietti miei vezzosi ») est à l’image du personnage, volubile et plutôt grossier.
Si elle est mezzo-soprano et non contralto (une voix devenue rare aujourd’hui), Maria Barakova s’avère très efficace dans le rôle d’Ernestina. Elle incarne cette jeune fille, dont le père a fait fortune et qui, dès lors, prend des airs désormais supérieurs pour s’adresser à autrui avec un bel aplomb. Son air du premier acte (avec chœur) (« Nel cor un vuoto io provo ») est assuré avec une technique remarquable et sa contribution à l’ensemble des duos (ceux où elle emploie un vocabulaire « philosophique » ou ceux où son « genre » présumé perturbe Buralicchio) montre une présence aussi accomplie en termes de chant que de jeu comique. Enfin, son air du second acte, alors que la situation est en train de se résoudre, confirme une maîtrise de la technique belcantiste combinée à des accents comiques et à des variations de couleurs, parfaitement à leur place ici.
L’une des caractéristiques de L’equivoco stravagante est que Rossini a écrit un air pour les deux rôles plus modestes, à savoir Rosalia et Frontino. Au premier acte, Patricia Calvache assure brillamment son air léger et virtuose (« Quel furbareld’amore »), bien enlevé et stylistiquement et techniquement impeccable. Matteo Macchioni, lui, est pourvu d’un bel air en début d’acte II, air dans lequel il est tout aussi excellent.
Mais, évidemment, celui qui survole littéralement la représentation, c’est Nicola Alaimo qui, en permanence, démontre qu’il est l’une des meilleures bouffes rossiniennes actuelles. Alaimo possède cet incomparable phrasé, cette attaque des mots si savoureuse, cette maîtrise du chant syllabique, une truculence idéale dans ce rôle, sans compter la beauté de son timbre jusqu’aux aigus. L’air d’entrée de Gamberotto quand il est réveillé par les mouches (« Mentre stavo a testa ritta »), suivi d’une scène sur un rythme effréné, est déjà une leçon de jeu et de chant, avec les vocalises du duo qui suit avec Buralicchio. La scène où il fait la leçon à Buralicchio, ponctuée de « Si sa, si sa, si sa » (« Vous savez, vous savez, vous savez ») est haute en couleur. Enfin l’air (« Il mio germe, che di Pallade ») où il s’élève contre Buralicchio pour l’indifférence avec laquelle ce dernier accueille l’outrage subi par sa future épouse, est, sans conteste, un moment unique de chant bouffe rossinien.
Dans la fosse, et avec la très belle acoustique du Teatro Rossini, Michele Spotti, à la tête du Filarmonica Gioacchino Rossini, aura été d’une précision d’horloger en matière de langage comique rossinien, et d’une battue distinguée, il n’a jamais sacrifié le son rendu à la veine pourtant « farcesque » du propos. Profitant d’interprètes de talent, familier des excès vocaux rossiniens, il aura également pu insuffler, à tout moment, le rythme idoine à son équipe.
La mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser date du festival de 2019… Et c’est une réussite qui méritait d’être reprise dans le Teatro Rossini, plutôt que dans la grande salle du Vitrifrigo Arena où elle a été créée.
Le parti-pris est délibérément d’un ton Commedia dell’arte auquel l’on rajouterait une esthétique à la « Deschiens » avec ce papier peint envahissant et cette vache qui renvoie au statut de paysan de Gamberotto.
Les personnages sont quasi clownesques avec leurs grands nez, leurs costumes empesés, voire même un postérieur très exagéré pour le sot Buralicchio.
Certes, les situations sont parfois graveleuses (Rosalia et Frontino se lutinant en ouverture d’opéra, Buralicchio cherchant à faire subir à Ernestina le même sort) et comme souvent, dans ce domaine, Caurier et Leiser ont la main un peu lourde. L’on considérera, à leur décharge, que ce faisant, il remette en évidence les raisons du scandale et de l’interdiction de 1811.
Enfin, les interventions des choristes parfois domestiques, parfois « lettrés », parfois paysans, parfois soldats (et donc tous masculins en l’occurrence) sera l’occasion (outre le talent du coro del Teatro della fortuna (direction : Mirca Rosciani) de scènes comiques de groupe totalement abouties.
Ainsi, la mise en scène en accord avec une direction raffinée, les savoureux dialogues et les situations cocasses aura permis de rappeler à quel point l’opera buffa de Rossini, même précoce, est un plaisir lorsqu’il est très bien monté et très bien interprété. Le public présent dans le Teatro Rossini n’aura d’ailleurs pas manqué de fêter cette franche réussite.
Crédits : © Amati Bacciardi