Contrairement à tous les autres opéras de Rossini, ce dernier n’avait jamais fait l’objet d’une « exhumation » au Festival. L’injustice est réparée et l’affaire se conclut par une superbe réussite.
Dans le panorama musical, il existe parfois des faits curieux. Ainsi, en est-il du parcours de l’opéra Eduardo et Cristina, le 28e sur la quarantaine composée par Rossini.
Lors de sa création, le 24 avril 1819, au Teatro San Benedetto de Venise, il est, pourtant, très bien accueilli par le public. Le succès est salué par Lord Byron qui assiste à l’une des représentations et la partition continue à être jouée durant les 20 années qui suivirent. Comme un certain nombre d’œuvres de l’époque, Eduardo e Cristina disparaît ensuite, complètement des scènes. Il n’y a, a priori, pas de quoi s’émouvoir de cette longue absence qui fut le lot de beaucoup d’opéras du 19e siècle, de Rossini à Donizetti en passant par Meyerbeer.
Mais plus étrange est le fait que Eduardo e Cristina ait été superbement ignoré lors de la Rossini renaissance des années 1980, et surtout du festival de Pesaro, pourtant « Mecque » de l’exhumation des opéras du célèbre compositeur. De 1980, date de création du Festival (et de re-création de La gazza ladra) à 2014, année d’Aureliano in Palmyra, une seule œuvre aura manqué à l’appel : celle-ci !
Certes, Stendhal (et d’autres) avait contribué à sa dévalorisation en prétendant que ce centone (une œuvre composée d’un collage de musiques d’opéras plus anciens, ndlr) n’aurait été, en fait, qu’un vulgaire patchwork.
Cette affirmation en fait, n’est pas complètement juste, même s’il est vrai qu’en plus de morceaux originaux, on y trouve de nombreuses reprises des précédents Adelaide di Borgogna, Ermione, Ricciardo et Zoraïde, Mosè in Egitto, voire un air issu du Odoardo e Cristina d’un autre musicien (Pavesi).
Précisément, ce qui semble faire la force d’Eduardo et Cristina, c’est la dynamique créée par la juxtaposition, en symbiose, de musiques et d’airs créés à différentes étapes de la vie et de la carrière du prolixe compositeur. Eduardo et Cristina est la démonstration qu’en matière d’opéras, 1 + 1 font rarement 2…
Finalement, indépendamment de ces assertions et en dépit d’un livret encore une fois bien peu excitant (et décrit comme une « déprimante succession d’absurdités dramatiques »), Eduardo e Cristina rencontre un très beau succès public.
La Gazzetta privilegiata di Venezia peut qualifier l’opéra de « nouveau triomphe retentissant de Rossini ». Il sera à l’affiche jusqu’en 1840, subissant, toutefois, çà et là, les inévitables outrages dont les prima donne étaient coutumières (en décidant, par exemple, de remplacer certains airs par d’autres leur convenant mieux).
À partir de 1840, c’est la disette et Eduardo e Cristina ne réapparaît qu’en 1997, puis en 2017, lors de soirées au Rossini in Wildbad Festival, en Forêt-Noire.
En notre été 2023, les représentations de Pesaro dans l’édition critique de la Fondation Rossini Pesaro constituent donc les premières Italiennes « dans les temps modernes ».
De nombreuses pages, sublimes, émaillent la partition, celles chorales provenant d’Adelaide di Borgogna ou Mosè in Egitto, les deux airs d’Eduardo (Adelaide di Borgogna et original), le duo Eduardo / Cristina (Adelaide di Borgogna), l’air de Cristina (Adelaide di Borgogna) et sa grande scène de l’acte II (original), la grande scène de Carlo (Ermione), le duo Carlo / Cristina (Ermione), etc.
Du livret qui ressasse, au Royaume de Suède, l’amour contrarié d’Eduardo et Cristina par le père de cette dernière, il n’y a – pas plus que lors de la création – grand-chose à tirer.
Cet état de fait démontre, une fois encore, qu’à cette époque, le principe de base semblait définitivement être « prima la musica ».
En prenant délibérément ses distances avec l’intrigue et en s’attachant surtout à fixer les sentiments et expressions des protagonistes et du peuple, Stefano Poda pose une question fondamentale : quel est le respect dû à un livret de si piètre de qualité ? Est-il obligatoire – voire souhaitable – d’essayer de figurer des actions creuses et des déclarations émotionnelles répétitives (comme tente de le faire, sans grand succès, par exemple, Mario Martone dans Aureliano in Palmyra) ?
Stefano Poda fait donc plutôt un choix, construisant des tableaux reposant essentiellement sur des décors et des danseurs, choix qu’il qualifie de forme « d’art contemporain ». Sa mise en scène, si elle dédaigne surtout l’intrigue est, en revanche, en extrême concordance avec la musique, et sa chorégraphie, combinée à une excellente direction d’acteurs, est, non seulement, à tout moment pertinente, mais aussi souvent aussi d’une beauté à couper le souffle.
En nous éloignant absolument du début du XXe siècle, en nous plongeant dans un univers onirique, en nous fascinant en faisant appel à nos sens, Poda nous émerveille, tout en focalisant l’attention sur la musique, sublime, et le chant porté très haut, ce soir, par les solistes et le Chœur.
Si, avec les membres de la distribution, nous ne sommes pas toujours dans l’idéal, chacun d’entre eux, pourtant, va faire briller cette musique d’une extrême exigence (et parfois même difficulté).
Ce soir, ce qui surprend, c’est qu’une partition de chant ou de musique semblable puisse aboutir à un effet si différent avec un autre chef et d’autres artistes.
Alors que, la veille, était donné Adelaide di Borgogna, la même musique, ici portée par des voix « plus lourdes » et dirigée par un chef s’orientant vers une pâte plus sombre, prend une couleur beaucoup plus dramatique ce qui, de fait, discrédite les accusations de self-plagiat et renforce le concept d’auto-emprunt pour une autre finalité, puisque Rossini avait, finalement, proposé là une œuvre bien différente de celles qui l’avait précédée.
De surcroît, Rossini a su ajouter des effets tout à fait saisissants (tels ces coups de canon lors de la grande scène de Cristina), effets qui, s’additionnant aux autres merveilles de la partition, permettent, définitivement, d’ajouter Eduardo et Cristina à la liste des chefs-d’œuvre du Maestro.
À la base, fondamentalement rossinienne, la voix d’Enea Scala s’est durcie ces dernières années par la fréquentation de rôles de répertoires plus lourds, notamment verdiens (par exemple à Marseille). Il n’empêche que si les aigus n’ont plus la pureté des débuts, la technique reste absolument stupéfiante, l’appropriation des personnages exemplaire et la présence de scène, extraordinaire.
Le rôle de Carlo est foncièrement héroïque et l’on peine à imaginer qui, mieux que Scala, peut aujourd’hui l’interpréter dans toute sa puissance. Dans la peau de ce personnage torturé et antipathique, il parvient, néanmoins, à faire naître une intense émotion.
Son grand air particulièrement héroïque (et d’une longueur d’une dizaine de minutes) nous offre de magnifiques couleurs dramatiques, et, si l’appellation de « baryténor » est toujours sujette à débat, l’on peut dire que la singularité de sa voix apporte quelque chose de souverainement unique (et aujourd’hui, irremplaçable) à des rôles tels que ceux qui étaient interprétés par Nozzari ou Donzelli.
Daniela Barcellona souffre de conséquences analogues au regard de la fréquentation de ses rôles récents (notamment verdien, mais également plus tardif : La Princesse de Bouillon (Adriana Lecouvreur), Ulrica (Le bal masqué), Laura Adorno (La Gioconda), Amneris (Aïda)…). On ne peut, évidemment, pas faire grief à une chanteuse, passé le cap de la cinquantaine, de vouloir sortir de sa « zone de confort », d’autant qu’elle demeure une immense artiste.
Pour autant, la pratique de ces répertoires laisse des traces et presque tout l’ambitus est désormais marqué par un vibrato (très perceptible ce soir, en début de représentation). Cela étant, grâce à sa voix large, à sa présence de scène, à son incomparable technique, elle reste, fondamentalement, une véritable grande rossinienne, ce qu’elle démontre avec une puissance intense, notamment, dans ses deux grands airs, incarnant Eduardo.
Rossinienne ? La question peut se poser avec Anastasia Bartoli tant il est difficile de déterminer le répertoire idéal de cette voix « énorme » dotée de grandes qualités. D’une part, les spécificités belcantistes (virtuosité, aigus tranchants, souffle très long, beau legato) sont bien présentes ; de l’autre, la voix manque de rondeur et même, est rarement franchement séduisante, y compris dans les passages élégiaques.
Dans la mesure où elle fait face à Barcellona et Scala, deux interprètes dotés d’une belle puissance de frappe, elle ne déséquilibre pas le plateau… preuve que le directeur de casting a fort bien fait son travail.
Néanmoins, après les nuances diaphanes d’Olga Peretyatko, la veille dans Adelaide di Borgogna, dans les airs qu’elles ont en commun, la voix d’Anastasia Bartoli transmet là une intensité passablement surprenante.
En second ténor, Matteo Roma montre là, à quel point, il a engrangé des progrès dans ce répertoire rossinien qui lui convient si bien. Sa voix qui, à bien des égards, tranche avec celle, beaucoup plus lourde d’Enea Scala, en aucun cas n’apparaît comme celle d’un simple figurant. Son air « Da nume si benefico » qu’il exécute à merveille nous donne à apprécier une belle maîtrise des vocalises et des aigus pleins et bien projetés.
Enfin, Grigory Shkapura, dans le rôle de Giacomo, tire bien son épingle du jeu, tant dans ses interventions que dans l’air d’une qualité discutable (qui provient du Odoardo et Cristina de Pavesi). Le chœur du Teatro Ventidio Basso (dirigé par Giovanni Farina), ici très sollicité dans des plages souvent sublimes, offre des moments quasi parfaits.
Dans la fosse, Jader Bignamini conduit l’Orchestre Symphonique national de la RAI avec toute la vigueur et la profondeur requises pour cette œuvre hybride qui annonce déjà les Grands opéras français que Rossini composera pour Paris.
Il fait preuve, à la fois, d’une légèreté toute rossinienne, d’une patte suffisamment dramatique pour les grandes scènes et, à tout moment, d’un élégant accompagnement des solistes et du chœur n’hésitant pas à forcer l’orchestre sans brutaliser des voix solides qui peuvent le supporter.
Si Stendhal fut un romancier remarquable, il fut aussi un critique musical plus contestable. S’il ne promettait que peu d’avenir à ce qu’il considérait comme un « patchwork » sans grande plus-value, ce qui a, peut-être, contribué au fait que l’œuvre ait été ignorée durant presque deux cents années, il nous aura également conduits vers une surprise de taille avec la redécouverte d’un véritable chef-d’œuvre.
Une fois de plus, en réunissant des artistes de grand talent, avec cette édition critique, le Festival de Pesaro a apporté, une nouvelle pierre resplendissante à la gloire de Rossini.
Visuels : © Amati Bacciardi