L’Opéra de Nice ose la résurrection d’Edgar de Puccini dans sa version en 4 actes. L’excellent travail réalisé par les solistes, le chef et la metteuse en scène ont fait de cette entreprise une totale réussite.
Les maisons d’opéra ne font pas toujours preuve d’originalité ni d’audace, ce qui peut, certes, parfois se comprendre à cette période de crise. En cette année de centenaire de la mort de Puccini, on a vu refleurir sur les affiches moult Tosca, Bohème ou Butterfly, le compositeur étant résumé à ses grandes œuvres qui, parfois, sont servies par des stars, ce qui accentue encore leur pouvoir d’attraction.
Il fallait donc que Bertrand Rossi et son équipe soient armés d’une certaine témérité pour oser monter cet Edgar, une œuvre qui dérouta ses premiers spectateurs, lors de sa création, en 1889, à la Scala de Milan et n’eut guère plus de succès par la suite.
Ils ont, de surcroît, décidé de présenter cet opéra dans sa version originale en quatre actes, alors, qu’après l’échec, Puccini avait tranché pour une réduction à trois actes.
Ce qui peut nous fasciner (et a pu nous déconcerter dans le passé) à l’écoute de cet opéra de passions dévastatrices, c’est une écriture âpre, laissant peu de place à la seule beauté musicale, avec des solistes, choristes et musiciens amenés à livrer des torrents de décibels.
Ceux qui sont familiers des partitions sirupeuses de Puccini, comme celle de La bohème, en seront, c’est certain, rudement surpris. Dans la carrière de Puccini, il faudra attendre une œuvre courte, Il Tabarro dans le Triptyque, pour retrouver une course vers l’abîme aussi tendue, conclue par un meurtre violent.
C’est, peut-être, finalement, de cette surprise qu’a émergé le succès de cet Edgar auprès du public niçois qui s’est laissé emporter par le caractère disruptif de cet opéra.
Au départ, on trouve La Coupe et les lèvres, un « poème » dramatique en deux actes d’Alfred de Musset que Ferdinando Fontana – un librettiste avec lequel Puccini ne collaborera plus jamais après l’échec – va exploiter pour construire le livret d’Edgar.
L’histoire nous donne d’abord à voir le jeune Edgar qui s’enfuit, après avoir incendié la maison paternelle, avec Tigrana, une « marginale » qui fut abandonnée, enfant, par des gitans. Ce départ se réalise aux dépens de la douce, fidèle et pieuse Fidelia. (Comme on peut le constater, les prénoms n’ont pas été choisis au hasard).
Nous sommes en fin du XIXe siècle ; Wagner a alors marqué l’opéra européen de son empreinte. C’est peut-être pour cette raison qu’à l’instar de Tannhäuser, Edgar, au IIe acte, va chercher à revenir sur le bon chemin, quittant la vie de luxure qu’il mène avec Tigrana, non sans, au passage, se montrer ignoble avec elle. Il trouve un stratagème assez lugubre pour la discréditer et l’humilier, et se prépare à épouser Fidelia qui se fera finalement tuer par la damnée.
Si Fidelia est un personnage assez passif dont l’amour pour Edgar ne varie pas, l’intérêt réside surtout dans le caractère ambigu, voire torturé, des deux autres protagonistes principaux dont les tempéraments semblent taillés à la serpe. Edgar a un côté faustien, quand Tigrana a l’indépendance d’une Carmen, en plus toxique. Avant tout, ici, l’accent est mis sur l’imperfection de l’espèce humaine, quand les œuvres ultérieures de Puccini s’attacheront plus souvent à montrer présenter des héros moins désespérants et plus irréprochables en termes de moralité.
Quant à la musique, elle est de très haut niveau. Puccini, qui semblait là tenté par les excès véristes de l’époque, a composé une partition magnifique, sans moment de répit, basée sur un orchestre à l’effectif puissant (dont un orgue), offrant de splendides airs et duos enflammés à ses solistes, et soignant, particulièrement, les nombreux passages choraux. Le requiem du IIIe acte est un miracle musical (qui fut d’ailleurs repris par Toscanini lors des funérailles nationales de Puccini en 1924).
La metteuse en scène allemande, Nicola Raab, a effectué un travail irréprochable. Sa direction d’acteurs est parfaitement réglée et d’autant plus exemplaire qu’elle a pu compter sur une équipe de solistes, comme de choristes, totalement engagés.
Raab n’a pas réellement inscrit l’action dans une époque identifiable, mais est parvenue à éclairer le décor unique (de George Souglides) de façon à caractériser l’atmosphère, de chaque acte. Ainsi, tantôt un arbre et une grande table symbolisent le village, tantôt un gigantesque lustre et des danseurs apparaissent d’une ouverture en fond de scène tandis qu’Edgar affirme à Tigrana qu’il est lassé de leur vie commune dans le château où ils se trouvent.
Par ailleurs, grâce à la présence d’une adolescente qui se cache, toujours méfiante, et observe, Nicola Raab a mis en évidence les origines de cette Tigrana, « étrangère » qui fut sans cesse rejetée aux marges d’un village que, plus tard, elle fuira.
Il est incontestable que la principale raison qui a permis à cette œuvre – difficile à certains égards, de briller – a été l’implication des solistes engagés, de manière quasi viscérale, dans la peau des personnages.
Stefano La Colla que l’on rencontre fréquemment dans des « cast B » trouve, avec Edgard – tant vocalement avec son chant ardent, que physiquement avec sa force contenue – un personnage à sa dimension. Rompu au style puccinien, La Colla affiche des aigus flamboyants, tandis que son médium véhicule la part la plus sombre d’Edgar. Jamais pris en défaut dans son incarnation, il montre une insolente endurance qui jaillit, de manière éclatante, dans le duo violent avec Tigrana à l’acte II, un duo qui démontre la parfaite alchimie qui unit alors les deux chanteurs.
D’autant qu’il était confronté à Valentina Boi qui possède une voix à l’image de son personnage proche de la Santuzza de Cavalleria rusticana, une voix puissante, mais rugueuse. Et c’est cette caractéristique, alliée à un engagement scénique hors pair, qui font la force de son interprétation, alors même qu’elle parvient à nous effrayer, mais également à nous apitoyer lorsque le piège s’est refermé sur elle comme sur les autres protagonistes.
Le troisième personnage, c’est Fidelia, en l’occurrence Ekaterina Bakanova dont nous avons pu savourer récemment la superbe voix dans la Manon de Massenet, et une interprète qu’il va falloir, sans faute, continuer à suivre. Pour sa part, c’est plutôt la dimension de la jeune fille victime, amoureuse de son Edgar qui émeut. Forte de sa technique qui allie une belle endurance à une subtilité portée par de très beaux piani, elle livre au troisième acte, un « Addio, addio mio dolce amore » magnifique.
Aux côtés de ces trois protagonistes de poids, il fallait que les deux autres solistes tiennent leur rang, ce qui fut notamment le cas de Dalibor Jenis, le rival Franck, bien présent à l’acte I, et, dans une moindre mesure, de Giovanni Furlanetto dans le rôle de Gualtiero.
Enfin, personnages à part entière, tantôt villageois, tantôt fêtards ou soldats, les choristes de l’Opéra de Nice, très présents à tous les actes, ont également porté cette action avec un engagement et une unité exemplaires.
Pour faire briller cette partition passionnante, il fallait un chef littéralement capable de réhabiliter cette musique du jeune Puccini, méprisée en son temps malgré ses richesses. Et c’est ce qu’a fait Giuliano Carella à la tête d’un Orchestre Philharmonique de Nice en grand effectif. Prenant un parti net de la dureté qui émane de cette histoire tragique, il a souligné le talent que ce compositeur qui, en 1889, était en train d’émerger, déployait déjà. Il a ainsi mené cet opéra avec une tension qui ne s’est jamais relâchée pendant la soirée, une tension qui a tenu les spectateurs en haleine.
Probablement surpris par cette belle découverte, ce public l’a ovationné au même titre que les chanteurs et la metteuse en scène. Et ce fut là une éclatante démonstration que lorsque des maisons d’opéra savent prendre des risques en mettant tous les atouts artistiques de leur côté (sans pour autant faire appel à des « Stars »), cela s’avère payant.
Après l’Opéra de Turin qui vient de monter avec succès, Le villi et les trois Manon (et qui reprendra bientôt cet Edgar, également en coproduction avec Nancy), c’est l’Opéra de Nice Côte d’Azur qui s’est lancé dans une entreprise passionnante, une entreprise aussi intéressante musicologiquement que fertile pour les spectateurs. On dit que l’opéra, voire l’art en général, est au bord du précipice. N’est-ce pas de ces audaces créatrices que s’amorcera la voie du salut ?
Visuels : © Dominique Jaussein