Servez une mise en scène savoureuse, rajoutez une direction d’orchestre de très bon niveau et quatre interprètes déchainés. Et vous aurez une soirée de premier ordre avec le plus bel opéra bouffe de Donizetti.
Don Pasquale est avec L’elisir d’amore (1832) et La fille du régiment (1840), l’autre chef d’œuvre de Gaetano Donizetti dans le domaine de l’opéra bouffe dont il sera le dernier du genre (revoir). Lors de sa création au Théâtre Italien de Paris, le plateau affiche un quatuor mythique (Lablache, Tamburini, Mari, Grisi). Alors que le compositeur approche de sa fin de carrière, l’œuvre tire avantage d’une musique totalement aboutie et particulièrement soignée. Son entrée en matière, fulgurante, en 1843 au théâtre Italien de Paris a imposé qu’au-delà du côté farcesque, elle soit vocalement servie par des interprètes de haut niveau. L’une des forces du Wiener Staatsoper étant de pouvoir réunir des plateaux d’excellence, ce fut le cas, ce soir.
Si Don Pasquale représente le dernier avatar d’un genre, l’opera buffa qui a donné pendant des décennies un plaisir incommensurable aux publics, il porte en lui une « italianité » qu’Irina Brook a su traduire tant par le rythme que par les références cinématographiques (Le bal de Scola, La strada de Fellini). Sa mise en scène est aussi pertinente qu’enlevée et drôle. Elle démarre dans une salle de restaurant ou de bal, en fin de soirée, alors que les derniers clients ont du mal à tenir debout et à rentrer chez eux. Une fois les importuns évacués par un barman survolté, cette salle sera le lieu du déroulement de l’action puisque Don Pasquale est, en fait, le patron du restaurant. La direction d’acteurs s’avère, de bout en bout, particulièrement affûtée, et le choix des décors (Noëlle Ginefri-Corbel) et des costumes (Sylvie Martin-Hyszka) concourent à la réussite incontestable de la production. Enfin, il faut souligner que les excellents figurants (Marcus Pelz, Eduard Wesener, Waltraud Barton) participent de la fluidité de l’action.
D’un point de vue musical, l’orchestre du Wiener Staatsoper que nous avions quitté, la veille, en délicatesse avec une partition de Puccini se révèle pour ce Don Pasquale beaucoup plus adapté. L’ouverture est exécutée avec toute la vivacité requise, les passages rapides des scènes d’ensemble mettent en lumière la virtuosité des différents pupitres, et, si la formation est certes un peu disproportionnée pour un opéra bouffe créé au Théâtre Italien, Giacomo Sagripanti est, à tout moment, respectueux des équilibres entre les solistes et l’orchestre.
Erwin Schrott est méconnaissable en barbon sûr de ses charmes : crâne dégarni, ventripotent, vêtu d’un peignoir peu seyant, il se fond sans complexe dans le « costume » du personnage que Donizetti et Ruffini, le librettiste, ont imaginé en dindon d’une farce assez cruelle à laquelle vont se prêter les trois autres protagonistes. Scéniquement, il s’affirme en impayable génie comique qui, à tout moment, mène le bal en première partie. La voix est impressionnante tant par son volume maîtrisé que par son adéquation avec le style bouffe italien. Vocalement, il brille aussi bien dans les solos (son « Ah ! un foco insolito » d’entrée) que dans les duos qu’il peut avoir avec Norina, Malatesta ou Ernesto.
Levy Sekgapane est d’abord touchant dans le rôle du naïf Ernesto. Dans le duo (« Sogno soave e casto »), le chant, appuyé sur un legato exemplaire, est d’une élégance rare et traduit la parole du seul qui, à ce moment, est dans le sentiment et la vérité. Dans la cabalette qui suit (« Ah ! Mi fa il destin mendico »), le ténor se montre assez prudent et n’abuse pas de virtuosité. Ce soir, curieusement, la voix du ténor plafonne dans les suraigus, mais la ligne de chant est d’une beauté incomparable. Pour son grand air mélancolique de début de l’acte II (« Povero Ernesto ! (…) Cercherò lontana terra »), Sekgapane compose un Ernesto tout en sensibilité et le prononcé staccato de la deuxième partie de l’air est aussi stylé que le legato de la première. Son air est renforcé par le très beau traitement théâtral d’un moment presque fellinien avec la présence sur scène de l’excellent trompettiste Christoph Propst. Quant à la sérénade de la dernière partie, elle confirme que Sekgapane est l’un des meilleurs ténors actuels pour ce type de répertoire.
Comme à son habitude, Pretty Yende a tendance à charger scéniquement un peu son incarnation même si ce rôle de mégère s’y prête. En revanche, et c’est appréciable, elle est, ce soir, très respectueuse de la partition et du style donizettien ne rajoutant pas, comme il peut lui arriver de le faire des variations superflues. Dans son air d’entrée (« Quel guardo il cavaliere (…) So anch’io la virtù magica »), tout est parfaitement en place, de la voix suffisamment corsée aux trilles impeccables. Tout au long de la soirée, elle s’avère toujours très juste mettant son talent au service de Donizetti et confirmant, elle aussi, qu’elle en est une interprète idéale.
À son arrivée, Davide Luciano, en Malatesta, met un peu de temps à se chauffer et sa voix n’est pas encore parfaitement souple. Mais, par la suite, ce Malatesta qui est mieux servi en duo qu’en solo, peut faire étalage de ses atouts, de son irréprochable prononciation italienne à sa virtuosité, et, non sans une indéniable séduction naturelle, de son tempérament comique.
Dans Don Pasquale, le chœur n’intervient qu’à partir du dernier acte, mais celui du Wiener Staatsoper, parfaitement dirigé (par Martin Schebesta) et en phase avec l’orchestre, ne rate pas le coche dans ce moment de folie farcesque alors que Norina – Sofronia s’est arrogé un pouvoir dictatorial dans la maison.
Don Pasquale fait partie de ces opéras qui brillent au moins autant par leurs solos que par leurs duos. Celui entre Pasquale et Malatesta en fin d’acte I montre les deux interprètes dans une forme vocale éblouissante et celui entre Norina et Ernesto à l’acte III démarre dans la douceur d’une fusion des voix de Yende et Sekgapane.
Quoi qu’on en dise, le principe du bis est assez rare dans les scènes d’opéra, et, encore, plus lorsqu’il s’agit d’un duo. Mais, après l’étourdissant et infernal duo quasi rossinien « Aspetta, aspetta, cara sposina », Erwin Schrott et Davide Luciano nous feront ce cadeau revenant ainsi à la plus pure tradition du théâtre italien qui sait se faire généreux quand il s’agit de prolonger la fête un moment.
Ce sera, si l’on peut dire, la cerise sur le gâteau d’une soirée qui aura rappelé qu’avec sa politique de répertoire, le Wiener Staatsoper peut aussi bien nous servir l’excellence (ce soir) que le routinier (hier soir…).
Visuels : © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn