Derrière les coulisses de « La Femme sans ombre » avec Katie Mitchell : « Cette production est un événement politique. »

Une carrière internationale, riche de plus de 100 productions

Katie Mitchell est née à Reading le 23 septembre 1964. Elle étudie la littérature anglaise au Magdalen College de l’Université d’Oxford et s’oriente très vite vers la mise en scène, accumulant l’expérience dans divers théâtres londoniens. Passionnée de théâtre et de film russe, elle se rend en Russie, en Pologne, en Géorgie et en Lituanie dès la chute du mur de Berlin. La jeune metteuse en scène britannique assiste aux répétitions des metteurs en scène comme Anatoly Vasiliev, d’Eimuntas Nekrosius et de Lev Dodin et elle découvre la méthode Stanislavski. Ces rencontres formatrices marqueront durablement son approche incisive à la direction.

Pendant les vingt ans à venir, Katie Mitchell dirigera de nombreuses productions remarquées et primées de théâtre et d’opéra dans les plus prestigieuses institutions de son pays, parmi lesquelles le National Theatre, la Royal Shakespeare Company et la Royal Opera House. En 2009, elle sera admise  dans le prestigieux Ordre de l’Empire britannique pour les services rendus au théâtre. Au sommet de sa profession au Royaume-Uni, Katie Mitchell sera invitée à mettre en scène Wunschkonzert de Franz Xaver Kroetz à Cologne. Son début allemand très réussi lance  le volet international de sa carrière. Depuis quinze ans, Katie Mitchell partage son temps entre Londres et le continent. Elle travaille principalement en  Allemagne, en France, aux Pays-Bas et au Danemark, le plus souvent sur plusieurs projets à la fois.

Pendant sa résidence à Aix-en-Provence entre 2012 et 2018, Katie Mitchell a créé six opéras, parmi lesquelles Written on the Skin, Pelléas et Mélisande et Ariadne auf Naxos ; elle a mis en scène Miranda à l’Opéra-Comique, Dichterliebe aux Bouffes du Nord et  La voix humaine à l’Opéra du Rhin, ainsi que de nombreuses autres œuvres au Festival de Salzburg, à la Staatsoper à Berlin et à l’Opéra national des Pays-Bas. Sans compter les pièces de théâtre qu’elle a créé au Festival d’Avignon, au Schaubühne à Berlin et au Schauspielhaus à Hambourg. Trois Prix Theatertreffen, deux Masques d’or, le Prix international Stanislavski et le Prix Europe Réalités théâtrales témoignent de l’appréciation que les Européens manifestent à l’égard de son œuvre remarquable.

Sur le plateau de La Femme sans ombre

Quelques minutes avant 10h, la salle de répétitions grouille d’activité. Sur une scène divisée sur deux étages, les régisseurs s’affairent à positionner Michaela Schuster (la Nourrice), Daniela Köhler (l’Impératrice) et l’assistante de production Dorike Van Genderen qui remplace l’Empereur, engagé ce jour à Francfort. Devant la scène, l’équipe de production installe des ordinateurs portables et partitions sur une rangée de tables. On reconnait le dramaturge Klaus Bertisch et le metteur en scène associé Dan Ayling et on devine l’assistant du chef d’orchestre Marc Albrecht derrière son pupitre, à côté du pianiste.

Une femme aux yeux bleus et à la silhouette tonique, jeans retroussé, chemise en denim et cheveux gris attachés en chignon, se lève et offre une ferme poignée de main : « Je suis Katie Mitchell. Bienvenue ! » La Britannique de 61 ans dégage une confiance calme doublée d’une exigence précise. Son regard est direct, son propos pertinent et son temps compté. Après s’être assurée que tout le monde est prêt, Katie Mitchell lance l’action: « Sans la musique. Standby et …. action ! »

La répétition du premier acte se fait dans une ambiance sereine et coordonnée. De temps en temps, Katie Mitchell consulte la traduction anglaise du livret affiché sur ordinateur, tandis que Dan Ayling suit la partition et indique aux chanteurs les numéros de mesures à reprendre. Mitchell explique ce qu’elle veut – « Peut-on faire cela avec l’enregistrement orchestral ? » – et pourquoi – « Quand c’est si étoffé orchestralement j’ai besoin de comprendre comment l’action s’accorde avec la musique » , toujours avec une bienveillance irréprochable – « Excusez cette interruption de votre magnifique jeu de piano ».

Son style de direction inspire à parts égales l’envie de la satisfaire et la crainte de la décevoir. Ses instructions sont concrètes, précises et motivées (« Approchez-vous. L’impératrice est triste et la Nourrice l’aime, donc elle anticipe un moment tendre. »), ses commentaires sont valorisants (« Le gel à ultrason, quelle idée fantastique !, » – son attitude est prévenante (« Que pouvons-nous faire pour vous aider? ») et sa correction résiste à toute épreuve (« Vous avez raison. C’est moi qui ai tort. Veuillez m’excuser. ») À 13h pétantes, elle annonce la pause déjeuner d’une heure et se dirige vers la sortie d’un pas décidé.

Une conversation avec Katie Mitchell

Installée devant la coiffeuse dans une loge vide, Katie Mitchell demande à son assistante de lui apporter une soupe aux courgettes, « avec beaucoup de parmesan, s’il vous plaît. Merci ! », et attend la première question avec une patience gracieuse. Sans surprise, la conversation s’engage autour de l’ombre de la femme qui n’en a pas. Dans le livret de Hugo von Hofmannsthal, la fille du Roi des Esprits devient la femme de l’Empereur et ce faisant, perd ses dons magiques, sans pour autant acquérir une ombre, le signe tangible de son humanité. Son père lui donne trois jours pour projeter une ombre, sinon l’Empereur sera transformé en pierre et elle devra rejoindre le monde des esprits. Sa quête de l’ombre sera au cœur de l’intrigue.

« L’opéra original est construit autour d’un concept très masculin d’une ombre liée à la fertilité féminine », affirme Katie Mitchell sur un ton neutre qui laisse croire qu’elle fait souvent ce constat.  « Comme tout metteur en scène qui aborde cet opéra, je dois résoudre la question de l’ombre. Mais mon job est aussi de m’attaquer à la misogynie inhérente et de mettre en scène une expérience homme-femme plus moderne et plus équilibrée. » Concrètement, elle approche le livret avec le scalpel de son regard critique et féministe. D’une part, le matériel est gorgé d’erreurs, d’ambiguïtés et de contresens. D’autre part, il privilégie complètement l’expérience masculine.

Katie Mitchell explique sa démarche : « Je prends le livret et j’écoute la musique, pour comprendre le mouvement du son autour du texte. Ensuite j’identifie des problèmes dramaturgiques ou de politique de genre et je cherche des solutions. Cela prend des mois, c’est très laborieux. » Toutes les décisions concernant la mise en scène auront été prises un an ou deux avant le début des répétitions. L’espace pour l’expression d’une créativité spontanée des interprètes paraît ainsi fort réduit.  « Ils doivent être créatifs à l’intérieur du cadre défini par le décor, les costumes et l’éclairage, » répond Mitchell avant d’ajouter : « Ils font des propositions par rapport aux détails et à leur niveau de brillance, c’est précieux, mais ils ne peuvent pas remettre en cause les décisions clé, par exemple, l’ultrason. »

Seules quatre femmes (parmi une centaine d’hommes) ont mis en scène La Femme sans ombre depuis sa création à Vienne en 1919. « Des moments où l’imagination féminine s’empare d’un objet historique comme celui-ci sont très rares. On le transpose dans le présent comme on traine un arbre à travers le temps : avec des belles feuilles et branches musicales, mais aussi avec les racines toxiques de la misogynie de l’époque où il a été écrit. Si je ne m’occupe pas de la misogynie dans mon choix de mise en scène, je la cautionne, » éclaire-t-elle  l’enjeu de sa démarche, avant de conclure avec autorité : « Cette production est un événement politique. » Pour maintenir la cohérence de l’œuvre, elle en garde son aspect supranaturel, non pas sous forme d’un conte de fées imaginé par Hofmannsthal, mais « plutôt comme une science-fiction moderne où les personnages viennent d’autres univers. »

Au-delà de sa responsabilité politique et son engagement féministe, Katie Mitchell voit dans ce projet aussi l’opportunité d’aborder « ce territoire triste du désir d’enfant quand on ne peut pas en avoir. » Mère d’une fille de 19 ans, elle évoque sans hésitation son expérience de maternité : « J’ai eu ma fille assez tard, à 41 ans, mais j’ai conçu naturellement. J’ai connu des femmes qui ont eu recours à la FIV et c’est une agonie. Et ce qui est si beau, c’est que cet objet historique misogyne peut désormais devenir le lieu d’une exploration réfléchie sur les défis liés à la fertilité. »

La Femme sans ombre sera son avant-dernier opéra, annonce-t-elle après un tour d’horizon des défis liés à une mise en scène d’opéra, notamment l’indisponibilité des chanteurs et du chef d’orchestre pendant les répétitions  – « Nous avons trois semaines de répétitions et je n’ai que trois jours de pleine disponibilité. Les gens ne sont pas là, ils ne sont pas libres. Il est impossible de travailler de manière professionnelle. » Elle évoque les points de tension entre la musique et le jeu d’acteur – « L’opéra privilégie la musique au détriment du drame et les chefs d’orchestre ont des idées de la mise en scène qui ne concordent pas toujours avec les miennes et cela va du concept au positionnement des chanteurs. » et dénonce les comportements sexistes dans le milieu professionnel de l’opéra. Elle en cite plusieurs exemples: un pianiste répétiteur lui demande jour après jour si « la  petite dame  est contente ? ». Sa mâchoire se crispe de colère froide : « J’ai 60 ans et je compte parmi les meilleurs metteurs en scène en Europe. C’est totalement inapproprié.»

Elle envisage déjà sa retraite : une activité ralentie – « Je continuerai à travailler sur des projets de théâtre et à animer des ateliers pour les femmes travaillant dans le monde de l’opéra », la transmission et le soutien – « J’enseigne beaucoup, à Royal Holloway et à l’université de Columbia, ainsi que dans des écoles d’art dramatique à Londres, Oslo et Copenhague. Je fais aussi beaucoup de mentorat. J’ai un devoir de soutien envers les jeunes sur le plan artistique. » Elle se réjouit d’avoir le temps à consacrer à l’écriture au jardinage. « J’ai aussi envie de faire un film. » Katie Mitchell fera ses adieux à la  « la planète Opéra » en novembre 2025 au Royal Opera House à Londres avec une nouvelle production de L’Affaire Makropoulos.

À 13h55, elle range le bol à soupe en kraft et se lève pour rejoindre la salle des répétitions où elle retrouvera Ausrine Stundyte (la Teinturière) et Josef Wagner (Barak) pour le deuxième acte de la Femme sans ombre. Sans perdre de temps, elle s’assure que tout le monde est présent et prêt et lance : « Standby … Action ! »