Aux oubliettes durant 75 ans, la magnifique et riche partition de Traumgörge (George le rêveur), troisième opéra d’Alexander von Zemlinsky, n’a revu le jour qu’en 1980. L’opéra de Francfort en propose une nouvelle production réussie, avec une distribution étincelante, sous la direction survitaminée de Markus Poschner. Une soirée magnifique pour une œuvre à découvrir d’urgence !
Alexander von Zemlinsky appartient à cette « école » de l’Opéra de Vienne qui vit se développer sous la houlette de Gustav Mahler, une foison de talents musicaux. Mahler prend la direction de l’Opéra de Vienne en 1897, remplaçant bientôt complètement Hans Richter et défendant le retour à l’intégralité des œuvres de Wagner, souvent tronquées à l’époque pour les « raccourcir ». Il descend dans la fosse de l’Opéra pour diriger Lohengrin et impose peu à peu une vision moderne de Wagner, comme compositeur de l’avenir, créateur de nombreux mythes liés aux rêves et à l’inconscient alors très en vogue sous l’influence des thèses de Siegmund Freud.
Parmi ses amis se trouve le compositeur Alexander von Zemlinsky. Soutenu dès ses débuts par Brahms, Zemlinsky a déjà composé deux œuvres lyriques, Sarema, die Rose von Kaukasus en collaboration avec Arnold Schönberg et Es war einmal… dont la Première eu lieu à Vienne en 1900 sous la direction de son ami Gustav Mahler.
Malher lui commande alors, en 1906, ce Traumgörge, après que Zemlinsky lui a exposé la trame en ces termes : « En ce moment, je réfléchis à un nouvel opéra et je pense que cette réflexion va aboutir. Je n’ai pour l’instant qu’une idée et un personnage. Rien de plus. Pas vraiment d’histoire. En bref, le pauvre [Görge], jeune idéaliste, passionné, rêveur – je ne sais encore de quel milieu – brûle du désir d’aimer, mais vit sa vie minuscule et sans amour. Il n’est pas seulement incompris des femmes : il vit avec ses rêves, incompris du monde entier tant il est différent de ses contemporains ».
Une double source inspirera le livret écrit par l’écrivain et traducteur autrichien Leo Hirschfeld (dit « Léo Feld ») : un cycle de trois poèmes d’Heinrich Heine et un conte – Le Royaume invisible – de Richard von Volkmann-Leander, auteur allemand de contes de fées.
L’œuvre devait être l’un des fleurons de l’opéra contemporain que défendait Mahler, lors de la saison 1906-1907.
Sa démission en 1907 n’a pas permis cette création qui aurait, sans nul doute, apporté la notoriété à Zemlinsky au vu de l’évidente qualité de l’œuvre. La programmation fut annulée par l’Opéra. Elle resta dans les cartons durant…soixante-quinze ans, oubliée sur les étagères. Mahler s’était exilé aux USA acceptant le poste de directeur musical du MET et le George le Rêveur de Zemlinky, comme frappé de malédiction, fut à nouveau abandonné après une brève programmation à l’Opéra de Prague en 1914 à cause de la Guerre.
Cet enchainement de circonstances, couplé au fait que les pogroms antisémites se multiplient contre les artiste d’origine juive, conduit à laisser dans l’obscurité durant des décennies, ces compositeurs germanophones de la période flamboyante. Et l’on mesure, depuis que les opéras allemands et les musicologues partent à la recherche de ces trésors oubliés, quelle perte ce fut. L’écoute de la partition montre un compositeur très inspiré, sorte de trait d’union entre Wagner et Strauss, proche également de ses compatriotes Humperdinck (Königskinder, 1910), ou Korngold ( Die Tote Stadt, 1920).
Ces derniers feux du romantisme allemand dont le plus célèbre « représentant » est aujourd’hui Richard Strauss, regorge de ces pépites dont beaucoup ne refont surface que ces trente à quarante dernières années, souvent de manière discrète. C’est dommage, car il est évident que l’influence de Wagner sur l’art lyrique – thème comme musique – s’étend à de nombreuses œuvres aujourd’hui encore inconnues ou injustement oubliées.
George le rêveur connait enfin, une création mondiale sur scène en 1980 à Nuremberg et par la suite, aura droit à quelques enregistrements notamment deux intégrales, l’une de 1986 sous la direction de Guerd Albrecht et l’autre de 2010 sous celle de James Conlon. Cela permet d’apprécier la beauté foisonnante de la partition et surtout d’être troublé par les similitudes orchestrales et vocales avec Parsifal, à l’acte 2 quand Kundry lui révèle son identité, avec le grand duo de l’acte 2 de Tristan und Isolde, avec les aventures du Konigssohn rencontrant la gardienne d’oies, voire les airs du Kaiser dans die Fran Ohne Schatten, à ceux de Paul dans Die Tote Stadt.
Influence évidente donc, mais originalité des thèmes de ce conte initiatique où le héros George cherche par tous les moyens à échapper à la réalité pour vivre une autre vie, celle de ses rêves. Il doit épouser Grete, la fille du meunier ; il s’enfuit avec une Princesse imaginaire, le jour de ses fiançailles. Il se retrouve dans un monde hostile où la foule veut faire de lui son leader, son héros, ce qu’il refuse, et s’oppose aux poursuites contre Gertraud, jeune femme qui ressemble à la fée de ses rêves, accusée de sorcellerie. Sa fuite l’amènera finalement lors de l’Épilogue à décider de s’installer avec Gertraud et de jouer comme un enfant, pour rester fidèle à ses rêves.
L’intrigue est mince, mais elle comprend tout ce qui fait la richesse d’un opéra de cette époque post-wagnérienne : une peinture sociale avec village et révolte des habitants (et omniprésence des chœurs), une référence constante aux idées de l’époque sur l’inconscient et l’importance des rêves, quelques rôles bien typés, féminins et masculins de toutes les tessitures, avec une partition vocale assez tendue, requérant des chanteurs de qualité à la technique solide pour « passer » les déferlantes orchestrales tout en sachant adopter la douceur lyrique requise dans les moments les plus élégiaques, comme le très beau « Spiegelin an der Wand » (Gorge), romantique et lyrique. Colères, révoltes, et monde des rêves s’affrontent sans cesse. Et comme dans Wagner ou Strauss, Zemlinsky donne à sa composition d’importants contrastes de style, qui en font toute la richesse.
En France l’œuvre n’est arrivée qu’en 2020, bloquée une première fois par la période COVID (comme si une malédiction frappait l’oeuvre),puis subissant une révision orchestrale pour la même raison l’année suivante.
L’opéra de Francfort qui en proposait une nouvelle production, a préféré, quant à lui, reporter la programmation à 2024, pour s’assurer de pouvoir la donner dans toute sa plénitude et l’on s’en réjouit. Il y a des compositions qu’il n’est pas souhaitable de réduire et d’appauvrir.
Et le fait est que l’on s’en félicite tant le caractère riche de l’orchestration trouve tout son sens dès la courte introduction musicale. Le final grandiose du second acte s’apparente aux grandes pages de Wagner ou Strauss, avec torrents orchestraux impressionnants, chœurs exacerbés, et situations dramatiques ultimes, juste avant un épilogue calme et ludique. La foule veut en effet lyncher Gorge et Getraud et ils devront leur salut qu’à la fuite vers un ailleurs imaginaire.
La mise en scène de Tilmann Köhler est simple et efficace. Elle situe l’action dans un vaste cube tapissé de bois avec des ouvertures de formes diverses sur le panneau du fond. L’ensemble représente l’intérieur du moulin, de façon stylisée et ce cadre restera à peu près identique tout au long de la représentation, les variations essentielles concernant les éclairages (de Jan Hartmann) qui confère au bois une lueur blafarde ou chaleureuse selon les évolutions de l’inconscient du héros. Le décor s’agrémente de bancs de bois à l’acte 2 quand les villageois se révoltent, réunis en estrade pour la mise en accusation de Gertraud. Quelques images romantiques ponctuent le récit, telle Gertraud sur son escarpolette visible en fond de scène.
Les costumes de Susanne Uhl, seyants et esthétiquement élégants, symbolisent d’abord le monde souriant et ensoleillé de l’acte 1 avec des costumes régionaux des villageois, endimanchés pour les fiançailles au début, en noir et blanc, puis l’autre monde, celui de la violence, de la méchanceté du peuple ivre et vindicatif, en couleurs cette fois. Le retour à l’harmonie lors de l’épilogue se fera avec le retour à la douceur des vêtements blancs et noirs, chapeaux, bouquets de fleurs et accessoires représentant le rêve où Görge décide de vivre le reste de ses jours.
Des enfants ont rejoint les deux amants pour symboliser le « jeu » avant la fermeture du rideau.
Une excellente direction d’acteurs et les habitudes collectives d’une troupe de qualité, nous donnent un spectacle d’un excellent niveau tant sur le plan du chant, que celui de l’orchestre et la scénographie.
C’est le ténor américain AJ Glueckert, qui a chanté Erik dans Der Fliegender Hollander au MET de New York en 2016, juste avant de rejoindre la troupe de Francfort, qui incarne magnifiquement le beau rôle de Georges. À Francfort, il a été notamment Walter von Stolzing dans une production des Meistersinger. Il a déjà chanté le Kaiser à Cologne. Il a donc la voix pour ce rôle qui oscille entre l’héroïsme et le romantisme et campe un George vocalement parfaitement adapté. Sombre et tourmenté, il promène son mal existentiel avec crédibilité. On admire sa vaillance tout au long de la soirée – trois heures – car le rôle est écrasant par sa longueur et l’endurance exigée. Les aigus sont puissants, sa voix passe sans problème les déferlantes orchestrales, mais c’est surtout dans les belles pages plus lyriques que son style, sa technique de la messa di voce (conduite de la voix), la qualité de son phrasé, font merveille dans ce rôle. Couleurs, demi-teintes, lui permettent de proposer un beau portrait de ce rêveur malmené qui ira au bout de son désir, malgré tout.
Dans le double rôle de la princesse et de Gertraud, Suzanna Markova allie la grâce personnelle de sa belle allure, à la beauté d’un chant lui aussi, souverain, rempli de nuances et en contraste parfait avec celui de Magdalena Hinterdobler, sa rivale Grete, fille simple et dépourvue du charme du rêve qu’incarne la princesse. Leur opposition, physique comme vocale, est l’une des grandes réussites de cette représentation, surtout pour découvrir l’œuvre.
Le baryton Liviu Holender incarne quant à lui, Hans, celui que Grete aurait voulu épouser avant que son père ne lui impose son cousin Görge. Rôle important également, il est très bien tenu par un chanteur très dynamique, à la belle voix énergique et enlevée, tout comme l’ardent Kaspar du baryton canadien Iain MacNeil, dont la faconde emporte tout sur son passage.
Mais il faudrait citer tous les rôles tant l’Opéra de Francfort dispose de véritables pépites avec cet « Ensemble » de talents qui savent si bien chanter et jouer collectivement.
L’orchestre se montre fabuleux sous la battue très énergique de Markus Poschner, dirigeant une partition qu’il aime manifestement et lui donnant les formidables contrastes qui en font la richesse. Le chœur dirigé par Tilman Michael et le chœur d’enfants, par Álvaro Corral Mature, sont également très brillants surtout dans les grandes scènes épiques qui ponctuent cette œuvre à découvrir absolument !
Il faut également guetter une probable reprise (très attendue) lors des saisons à venir ainsi qu’un enregistrement des représentations actuelles.
D’autres opéras de Zemlinsky ont également été montés sur scène ces dernières années, en particulier son oeuvre la plus connue, Der Zwerg (Le Nain), à Hambourg et à Cologne notamment. En France, c’est l’opéra national de Lorraine qui a rendu un grand hommage au compositeur tragiquement et injustement oublié, en montant quatre de ses opéras. Dès 2006, ce sont Der König Kaudales –Le Roi Kaudale et La Tragédie Florentine qui sont à l’affiche à Nancy, en 2013, der Zwerg et en 2020 Traumgörge.