Il y a quelque chose d’inhabituel à voir La Traviata, ce drame si haut en couleurs de Giuseppe Verdi, donné en version concert. Ce 8 décembre 2024, sur la scène de la Philharmonie, les chanteurs ont néanmoins su nous accompagner brillamment dans les épisodes de la vie tragique de la « dévoyée » Violetta.
Est-il abusif de dire que La Traviata est le premier chef d’œuvre véritable de Verdi, le premier où symboliquement il s’extrait enfin de la gangue pesante du passé et de ses prédécesseurs ?
De la réelle Alphonsine Duplessis, décédée à l’âge de 23 ans de phtisie, à Marguerite Gautier puis à Violetta Valery, un fil relie la vraie vie aux arts du roman puis de la scène, et d’un drame bourgeois, voire mondain originel, on plonge dans les affres d’une femme qui meurt sur les planches de théâtre. Ainsi deux Grands des arts, Dumas et Verdi, auront valu à la jeune Alphonsine Duplessis d’être devenue l’une des courtisanes dont le nom est plus sûrement passé à la postérité que celui ses autres « collègues ».
En 1852, alors qu’il est de passage à Paris, Verdi « rencontre » La dame aux camélias, le drame d’Alexandre Dumas représenté au Théâtre du vaudeville. Outre la modernité du sujet, le compositeur y voit probablement aussi une part d’écho de sa propre vie personnelle ; il est veuf et sa liaison avec Giuseppe Strepponi, femme de théâtre et « fille-mère », cumule les défauts aux yeux de la société conservatrice des milieux de Bussetto, sa ville, et de son beau-père et protecteur. Se saisir de l’histoire de la courtisane de Dumas, de cette « dévoyée », n’est-ce pas la plus belle des contradictions que Verdi peut apporter à tous ces « bien-pensants » ?
Mais ce n’est pas là sa seule audace. Contrairement à une certaine tradition à l’opéra, l’action de son opéra se situe directement dans sa propre contemporanéité (même si la censure va l’obliger à dissimuler cela en déplaçant l’intrigue au XVIIIe siècle) et, vocalement, il construit un profil complexe pour une héroïne qui, pour une des premières fois, flirte avec le naturalisme et ouvre la voie aux Mimi, Lulu, Giulietta des Contes d’Hoffmann…
Selon les avis, la première, le 6 mars 1853, au Teatro La Fenice de Venise est un « four » total ou un échec relatif. Le public de la deuxième, probablement dérouté, accueille même l’œuvre avec des rires sarcastiques auxquels la santé florissante avec laquelle Fanny Salvini-Donatelli, la créatrice du rôle, aborde la scène finale, n’est sûrement pas étrangère.
La troisième représentation à la Fenice est déjà mieux engagée, mais ce sera, au moment de la reprise, en mai 1854, cette fois au Teatro San Benedetto, et dans une version révisée que l’opéra démarrera une marche triomphale qui se prolonge encore aujourd’hui.
Les organisateurs de cette représentation de la philharmonie ont, en partie, justifié de donner cette Traviata en version concert par le retour à la partition initiale de La Fenice de 1853. Avouons tout de même qu’il aura fallu des oreilles attentives pour identifier les différences (dans le duo Violetta-Germont, dans le finale du deuxième acte et dans dernier duo Violetta/ Alfredo) entre les partitions de 1853 et celle de 1854. Ce qui, en revanche, a été bien plus significatif aura été le recours à des instruments bien plus proches dans leur conception que ceux de l’époque, ainsi que des tempi très enlevés, surtout dans les passages orchestraux, qui seraient plus conformes aux exigences de Verdi.
Si l’ensemble y a certes gagné pour la fougue d’une intrigue menée tambour battant adhérant ainsi à l’urgence d’une héroïne qui n’a guère de temps de vivre avant d’être rattrapée par la mort, on y aura parfois perdu en velouté. Il est à noter qu’à côté de la précipitation de certains passages, les préludes, lents, seront apparus comme de très belles oasis. Il en ressort que la version proposée par Jérémie Rhorer et Le Cercle de l’Harmonie aura été marquée par une certaine âpreté du fait des instruments et des habitudes de notre oreille, mais ce sera imposée, non sans efficacité, par un grand sens de spectaculaire musical.
De Violetta, on l’a dit, il faudrait une voix impossible que peu de cantatrices – Callas en tête, bien sûr – ont pu ou peuvent mener sur les chemins de la perfection. Soprano d’agilité pour son grand air final de l’acte I, elle doit ensuite posséder une voix de soprano grand lyrique et affronter le combatif duo avec Germont de l’acte II, puis les signes de l’épuisement final dans l’acte III. Mission impossible ? Certes non, puisque de nombreuses sopranos ont habité le rôle depuis sa création avec plus ou moins de bonheur. Mission difficile, sans aucun doute. Et cet après-midi, notre Violetta était Rachel Willis-Sørensen.
De la soprano américaine, on dira qu’elle a mené l’entreprise avec de très grandes qualités et quelques défauts. Si l’on doit commencer par ces derniers, on doit noter que certains de ses aigus sont, au premier acte, ardents mais pas toujours très purs, voire même parfois un peu agressifs à l’oreille. On mettra également à son passif une propension à un jeu théâtral peu économe qui n’était pourtant guère nécessaire dans une version concert, allié, par moments, à quelques sons « véristes » franchement trop précoces pour la partition de La Traviata.
Cela étant, Willis-Sørensen a été une grande Violetta, grande par la variété qu’elle a mise dans un chant parfaitement ciselé, par l’endurance autant que par la capacité à mener le destin de la femme de la fêtarde à celle qui meurt avec cette « force insolite » et fatale. Dès le début, la chanteuse occupe l’espace et sa Violetta, en un sens conforme avec la version choisie, ne laisse transparaître que peu de faiblesse. Cette Violetta est une combattante dont l’ennemi numéro un est la maladie, mais qui tiendra toujours tête aux hommes et dont les reculs sont marqués par sa grandeur d’âme. La voix de Willis-Sørensen – et notamment son médium – est somptueuse et homogène sur toute la tessiture (hormis l’extrême aigu forte). Le « È strano » du premier acte est magnifiquement mené et le « Follie !… Follie ! » d’une santé folle jusqu’à l’outrance de ses aigus.
L’on est ensuite captivé par la voix dans le duo avec Germont du premier tableau de l’acte II, par sa capacité à placer ses notes en apesanteur tout en allongeant douloureusement ses phrases, qui se font suppliantes et résignées dans un magistral « Dite alla giovine sì bella e pura ». Alors que Ganbaatar lui répond avec les mêmes nuances et que l’orchestre se fait pesant, l’on touche, sans conteste au sublime verdien, à ce moment certain qui fait de La Traviata un immense chef d’œuvre. L’urgence à bout de souffle avec laquelle elle accueille Alfredo sera tout aussi exemplaire et débouche sur un « Amami, Alfredo! » puisé dans son médium somptueux et terminé sur un aigu chargé de vibrato qui frappe au cœur. Dans la fantastique scène finale de l’acte II, alors que Violetta, qui vient d’être violemment outragée par Alfredo, renvoie paradoxalement les hommes qui l’entourent à un rôle bien pitoyable, et s’affirme comme un symbole d’émancipation, Willis-Sørensen insuffle tout le pathos nécessaire.
Si la soprano fait preuve d’un parlando exemplaire dans la lecture de la lettre de Giorgio hormis un « É tardi » bien trop démonstratif, elle est, ensuite, un peu victime de l’écriture grand écart de Verdi. Ainsi, son « Addio del passato », très bien exécuté vocalement, manque toutefois d’émotion, en partie en raison de la carence des difficiles notes en mode piano de la fin de l’air. Et pourtant, même si les caractéristiques de sa voix lui font aborder sa fin avec beaucoup d’énergie vitale, alors que les sonorités de l’orchestre prennent des couleurs de requiem, son incontestable talent, son usage du vibrato, cette façon trainante de finir certaines phrases, ces aigus lumineux, donne à la fin de l’opéra la flamboyance d’une mort d’une indéniable émotion.
On arrive parfois à une représentation en se demandant quel est ce.tte chanteur.se qui figure sur le programme de salle et qui ose, l’imp(r)udent.e, affronter l’un des plus grands rôles du répertoire (car celui de Giorgio Germont est incontestablement l’un des sommets du chant verdien). Et l’on ressort sous le choc d’avoir découvert un artiste promis au plus grand avenir. Du haut de ses 35 ans, Ariunbaatar Ganbaatar aura immédiatement transcendé le rôle. La voix est d’une beauté indescriptible, il possède, tant face à Violetta qu’à Alfredo, la capacité à se fondre dans le personnage d’un père rigide tantôt inflexible, tantôt cherchant à user de nuances destinées à convaincre. Son « Pura sicome un angelo » est à fondre de bonheur devant un tel timbre de bronze et tant de noblesse. Dans leur duo, il accompagne Willis- Sørensen sur les cimes de l’art lyrique. Face à Alfredo, il se paye ensuite le luxe de varier tous ses accents pour, si on le dit de manière triviale, user tantôt aussi bien de la carotte que du bâton. Son « Di Provenza il mar » est un miracle de prononciation, de nuances, d’autorité et de persuasion. Il s’autorise ainsi à prendre le deuxième couplet en mezza voce sans lâcher sur un legato exemplaire et en finissant dans un souffle. Si les vocalises qui suivent sont un peu trop scolaires, cela n’empêche qu’il mène la cabalette avec le même talent et les mêmes nuances confirmant qu’il est un grand Giorgio et un artiste qu’il va falloir suivre sans faillir (*).
Francesco Demuro que l’on a souvent vu, un temps donné, sur la scène de l’Opéra de Paris, possède une impeccable technique n’a rien perdu de sa superbe même si l’on continue à trouver la voix un peu monocorde. Il n’empêche qu’il a, ce jour, toujours les armes pour affronter les belles qualités de la soprano et du baryton. Son « De’ miei bollenti spiriti » est raffiné et la cabalette qui suit volcanique. Dans le deuxième tableau de l’acte II, il traduit de sa voix à la ligne claire et à l’émission tonique, la violence intrinsèque de cet Alfredo qui ne respecte Violetta que lorsqu’il reste en mesure de la dominer.
Alors bien sûr, face à trois interprètes de ce niveau, il n’aura pas été aisé au chœur Orfeón Donostiarra (correct notamment dans la scène des gitanes et des matadors), et autres solistes Valentina Stadler (Flora Bervoix), Olivia Boen (Annina), Yu Shao (Gastone), Dominic Sedgwick (le Baron Douphol), Oleg Volkov (le Marquis d’Obigny), Andres Cascante (le Docteur Grenvil) de briller. Les uns et les autres n’ont pas pour autant démérité.
Il est des dimanches après-midi où la météo vous engage plus à rester dans votre canapé, voire sous la couette. Ce 8 décembre, il fallait résister aux tentations de cocooning, car le jeu en valait la chandelle et, cette Traviata, le déplacement à la Philharmonie de Paris.
(*) Il sera notamment Don Carlo di Vargas dans La Forza del destino en juillet aux Chorégies d’Orange.
Visuel : © Maria Stuarda