« L’homme est grand, mais nous ne sommes jamais à la hauteur de nous-mêmes. Cette impossibilité est inhérente à notre nature. ». Prix Goncourt des lycéens 2007, Le Rapport de Brodeck est un livre fort et âpre sur la mémoire. Philippe Claudel était à Anvers, à l’Opéra des Flandres, ce vendredi 9 février pour la première de l’adaptation lyrique de sa fable. C’est le compositeur flamand Daan Janssens qui signe la musique de l’opéra qui a conservé le français comme langue et le directeur du théâtre national Wallonie-Bruxelles, Fabrice Murgia, qui en signe la mise en scène. Les images sont belles, le sujet est grave, mais l’émotion manque.
Survivant d’un camp, Brodeck revient dans son village, que son éloignement de tout n’a pas préservé de l’occupation nazie. Il y retrouve sa femme, une enfant et une ambiance terrible chez des voisins qui voudraient oublier leur comportement pendant la Guerre pour reconstruire et aller vers la vie. Le prêtre boit, le maître d’école rase les murs… Au moment où un étranger arrive dans cette contrée perdue, le maire demande à Brodeck d’écrire un rapport sur ce qu’il s’est vraiment passé pendant la guerre. Le rescapé sonde alors les mémoires…
Évidemment, il est très rare pour un auteur vivant de voir l’un de ses textes adapté en opéra. Philippe Claudel, qui a refusé que Brodeck (d’ores et déjà adapté en BD) devienne un film, confie l’émotion de vivre ce moment et dit aussi avoir retrouvé certains moments avec ses personnages dans la mise en scène.
Fabrice Murgia dit avoir voulu mettre en scène Brodeck en 2024, alors que la guerre est plus que jamais présente en Europe. Il a pu travailler avec le compositeur Daan Janssens au fur et à mesure que la musique s’écrivait. Le parti pris de l’opéra est intéressant : alors que Brodeck nous emporte dans le livre de Claudel avec ses blessures et son intériorité, dans l’opéra, il agit plus comme un miroir et ce sont les autres qui parlent. Murgia propose une lumière qui caresse et ausculte à la fois et une série d’écrans pour parler de mémoire et agrandir les visages des villageois que le rapport interroge. Les costumes sont magnifiques, à la fois punks et sauvages, et la foule est portées par une scène mouvante, le présent et le passé faisant collusion dans une technique désormais très connue du public, de film en temps réel des comédiens et chanteurs projetés en grand et en temps réel sur un grand rideau de perles. L’idée est belle, l’exécution très expressionniste, mais c’est sur la musique qu’achoppe la création.
Dans la première partie notamment, la proposition musicale très mystique de Dan Janssens est toujours débordée par les moments où le texte est dit. Il y a quelque chose de rétro dans la musique de ce Brodeck, qui semble puiser dans Berg la manière dont peuvent se poser des questions existentielles. L’énergique chef d’orchestre Marit Strindlund a beau y mettre toute son âme, la matière pourtant très charnelle de la musique semble se vider d’elle-même. L’air d’Emélia (Elisa Soster) et les timbres puissants de Werner van Mechelen et Tijl Faveyts semblent s’épuiser en vol. Et quand on tombe dans le pastiche avec deux chœurs (dont un chœur d’enfants) chantant des chants d’église, c’est beau mais banal, tout autant que la valse de la rencontre de Brodeck et son amour. Quant à Damien Pass, il traverse son rôle principal avec infiniment de charisme et de classe. Heureusement qu’il a les mots de Claudel pour incarner son personnage.
À cette première de Brodeck, on ne peut pas ne pas se rappeler l’adaptation des Bienveillantes de Jonathan Littel. L’opéra d’Hèctor Parra, mis en scène par Calixto Bieito, créé également à Anvers, est riche de mille nuances et de matière en fusion ; il nous avait complétement emportés et dévastés. Ici, avec Brodeck, la musique se déroule sans toucher ou faire réfléchir et l’on sort de Brodeck avec de belles images mais également une impression de rendez-vous manqué.
© Annemie Augustijns