Corinne Winters éblouissante dans la « Katja Kabanová » mise en scène par Warlikowski à l’Opéra de Munich

Du chef-d’œuvre du Russe Alexander Ostrovski « L’Orage » (1859), traduit en tchèque en 1918, Janácek a tiré le livret (en trois actes et six scènes) de Katja Kabanová qui s’affirmera comme l’un des chefs-d’œuvre du compositeur, avec Jenůfa ou L’Affaire Makropoulos.

Pour la création le 23 novembre1921, l’opéra fut confié au directeur musical du Théâtre National de Brno et c’est la grande soprano dramatique, Marie Veselá qui interprétait le rôle-titre. La création valut alors au compositeur un triomphe et d’innombrables rappels.

La reprise pragoise ne renouvela pas ce succès et, à Cologne, Katja Kabanová, dirigé par Otto Klemperer fut un échec retentissant.

L’œuvre continua ensuite son parcours à la Städtische Oper de Berlin avant que Janácek ne se remette sur sa partition sur le métier pour une nouvelle version donnée en 1928.

C’est vraiment après la Seconde Guerre mondiale que Katja Kabanová connaîtra véritablement le succès, même si la création londonienne, en 1951, est un nouvel échec.

La création française de l’opéra sera réalisée en 1968 à l’Opéra-Comique ; Kabanová n’apparaîtra à l’Opéra de Vienne qu’en 1974 (avec Astrid Varnay dans le rôle de Kabanikha).

Katja Kabanová est l’histoire d’une femme confinée dans son mariage avec un notable de province, maltraitée par sa belle-mère, une femme qui rêve de s’échapper, et trompe son mari, Tichon, avec un certain et beau Boris, qui lui, est également en délicatesse avec son oncle.

Découverte, âme perdue pour la société et pour elle-même, puis sombrant dans la dépression, Katja se jettera dans la Volga.

La partition de l’opéra est étonnante, alternant atonalité parfois brutale, et lyrisme, porté par le chant de Katja. Les couleurs de l’orchestre sont tantôt sombres et agressives, tantôt diaphanes et mélancoliques, tandis que la monstrueuse Marfa Ignatievna, dite Kabanikha, par ses sauts de registres et quasi-éructations, incarne toute la haine qui se déverse sur Katja.

Warlikowski dans son univers

L’univers provincial et froid de l’histoire de Katja Kabanová, dans une région située à l’Est de l’Europe, d’où il est originaire, ne pouvait qu’inspirer Krzysztof Warlikowski.

Avant la représentation, des couples de danseurs de tango évoluent sur scène. On pourrait presque se croire chez Ettore Scola ; l’on est, assurément, dans l’une de ces salles des fêtes où des personnes âgées se distraient de manière collective, et où une jeune fille essaye de tuer le temps, en mettant une pièce dans le juke-box.

Mais, derrière l’ennui régnant dans cette petite ville, se dissimulent bien des choses. Comme l’indique le metteur en scène dans le programme du spectacle, « Sous l’image d’une communauté heureuse sur les rives de la Volga se cache une couche collante : celle des relations malsaines. Il y a des choses tacites qui seraient trop honteuses à dire, des hypocrisies malveillantes, des secrets qui veulent être oubliés, des jalousies anciennes, des rejets réflexes, un fardeau écrasant de banal, que beaucoup tentent de fuir : dans l’alcool, dans le sexe… ».

Les femmes dressent une grande table avec toile cirée pour la communauté étriquée ; une « boite », structure habituelle du metteur en scène et de sa décoratrice, Małgorzata Szczęśniak, devient tantôt salle à manger de la Kabanikha ou « bar d’eau minérale », tandis que la vidéo de Kamil Polak suit Katja, dans ses actes comme dans ses pensées, pensées qui s’évadent parfois devant un aquarium prémonitoire.

Lorsque Katja émerge des moments d’amour avec Boris, elle se réfugie dans la devanture d’une boutique où elle peut, au choix, se camoufler ou devenir « mannequin » portant de grosses lunettes noires.

La fin est particulièrement saisissante. Alors que Katja rêve d’abord de s’ébattre dans un champ fleuri, un champ que la jeune fille décrit dans sa phrase : « Les oiseaux viennent à la tombe, amènent leurs petits avec eux, et les fleurs fleurissent, les fleurs rouges, les fleurs bleues, les fleurs jaunes ». Puis, soudainement, la caméra plonge dans la Volga, et c’est du point de vue de la jeune fille noyée que l’on voit alors les villageois l’observer de la berge, comme une aberration dont ils sont contents de constater qu’elle a désormais disparu du paysage.

Avec sa mise en scène très réussie, Warlikowski nous a donc fait voyager dans un univers où la médiocrité, la petitesse, l’hypocrisie sont reines, et son dispositif nous permet de suivre le cheminement de Katja, et cela, sans pathos, de manière quasi chirurgicale.

Corinne Winters, sensible Katja

Pour porter l’histoire, il fallait une Interprète (avec un grand « I »).

Jeune femme menue et dynamique, Corinne Winters peut se fondre « physiquement » dans l’imagerie warlikowskienne, d’abord Lolita rêveuse, puis femme aux abois.

Vocalement, elle peut user de douceurs lyriques, afficher sa sensualité et son besoin d’amour physique, s’abimer, face caméra, dans la scène cruciale de la confession. Au centre de tout, elle semble, à elle seule, porter la représentation, entourée de figurants… mais elle est, cependant, pourtant accompagnée de talentueux partenaires.

Violetta Urmana – qui avec le temps a un peu perdu de sa superbe vocale -n’en est pas moins une Kabanikha puissante, aussi poisseuse que toujours bien vêtue.

Pavel Černoch, Boris fuyant (et masqué après qu’il ait possédé Katja), confirme son grand talent ; il offre un beau contraste vocal au magnifique et pathétique Tichon de John Daszak. Ena Pongrac, elle, est une « copine » aussi lumineuse que Katja est torturée. Quant à Milan Siljanov en Dikoj, il s’acoquine très bien avec Violetta Urmana en autre parent toxique.

Les autres solistes, comme l’excellent Chœur du Bayerische Staatsoper, complètent, brillamment, tant vocalement que scéniquement cette troupe aux allures bigarrées.

Enfin, si la direction de Marc Albrecht est souvent sonore, voire parfois agressive, elle sait aussi jouer d’un lyrisme puissant ; elle s’accorde alors, aussi bien avec les excès de la musique de Janácek, qu’avec la froideur de la mise en scène de Warlikowski.

On attendait cette Katja Kabanová. Le soir du 24 mars, de nombreux jeunes spectateurs occupaient les sièges de la grande salle de l’Opéra de Munich pour « écouter du Janácek » (!) ; ils en sont sortis enthousiastes. Et c’est bien là, une réussite, sur toute la ligne !