La soirée du 17 janvier s’est articulée comme un voyage musical permettant de célébrer le compositeur, le chef d’orchestre et la génération qui lui rend aujourd’hui hommage. Le parcours remontant dans le temps de 2024 à 1870 s’est avéré passionnant autant par le contenu que par le lien de continuité dans l’Histoire de la musique.
La soirée a débuté par une pièce hommage composée par Philippe Manoury et intitulée Maelström. À l’origine, il y eut, en 2022, le projet de compléter les Notations de Pierre Boulez laissées inachevées par celui-ci dans leur version orchestrale. Manoury avait choisi de se charger de la Notation VIII, mais l’entreprise avorta finalement pour des raisons juridiques. C’est donc à la fois, en repartant de la réflexion d’alors, en jouant du lignage allant de Wagner à Debussy, Schoenberg et Boulez, et en s’attachant à la personnalité du compositeur que Manoury a imaginé cette pièce qu’il définit comme « une pièce courte (cinq minutes) et brillante, conçue comme une ouverture ». Et de fait, ces minutes se sont, malgré leur brièveté, avérées passionnantes grâce à l’Orchestre National de France et au jeune chef Thomas Guggeis qui a su aussi bien jouer de la combinaison des instruments que du magnifique effet de masse qui se dégage, notamment lors des dernières mesures, de Maelström. C’est à juste titre que la formation et Philippe Manoury ont été acclamés à l’issue de l’exécution du morceau.
Initialement, les douze Notations sont composées en 1945, pour piano, alors que Boulez est encore un jeune homme de 23 ans. Elles conjuguent l’héritage rythmique de Stravinsky et la technique dodécaphonique de Schoenberg et Webern. Comme indiqué dans le programme de salle « (ces) douze pièces de douze mesures chacune, méditatives ou exubérantes, reposant sur une même série dodécaphonique (à savoir les douze notes de la gamme placées dans un ordre prédéfini) ». Après une première tentative d’adaptation pour orchestre de chambre en 1946, Boulez, « jugeant ses premiers essais sériels immatures », abandonne son travail.
Il faudra attendre que Daniel Barenboim soit nommé en 1975 à la tête de l’Orchestre de Paris, et passe l’une de ses premières commandes à Pierre Boulez qui, contre toute attente, décide de remanier ses Notations de jeunesse. Composées en 1978-1980, les Notations pour orchestre I à IV seront créées à la salle Pleyel le 18 juin 1980, par l’Orchestre de Paris et Daniel Barenboim. Enfin, Boulez mettra deux décennies pour achever la Notation VII, que le même Barenboim créera à Chicago le 14 janvier 1999.
Il est incontestable que la musique de Boulez a longtemps fait peur au « grand public ». Et le recul lié au centenaire de l’homme nous autorise aujourd’hui à réécouter ses œuvres, et ces passionnantes Notations avec des oreilles plus détachées du contexte de la création. C’est, d’évidence, ce que l’Orchestre National de France en grand effectif, rompu à l’écriture boulezienne, nous a fait apprécier avec Thomas Guggeis à sa tête, en faisant rayonner les différents coloris, clairs ou sombres, inquiétants ou détonants, faits de cordes ou frappés de percussions. Cette première partie de soirée a ainsi permis de rappeler en quoi Boulez est aujourd’hui considéré comme un acteur majeur de la musique du XXe siècle. Comme à l’issue de Maelström, Guggeis a brandi la partition des Notations, signifiant que c’est aussi grâce aux audaces des grands compositeurs du XXe et du XXIe siècle que les orchestres continuent à briller sur les scènes.
Comme on l’a dit, Boulez était compositeur depuis les années 40. Mais son passage au statut de chef d’orchestre est arrivé bien plus tard, dans les années 60 alors qu’il aborde Stravinsky, puis Wozzeck de Berg à l’Opéra de Paris en 1963. Sa façon de diriger, sa battue précise, à mains nues va diviser, mais aussi marquer l’Histoire de la musique quand il se saisira de Debussy, Ravel, Malher et, bien évidemment, de Wagner. Il entrera de plain-pied dans la légende de Bayreuth avec Parsifal, puis avec Le Ring mis en scène par Patrice Chéreau, un Ring accueilli par des menaces de mort à la première en 1976, et par une heure et demie de rappels à la dernière de 1980.
Il était donc plus que naturel, dans une soirée hommage visant à rappeler les différentes facettes de Boulez, de dédier une seconde partie de concert au premier acte de La walkyrie ; mais le fait de reprendre cet acte dans une soirée en hommage au chef d’orchestre Pierre Boulez, de succéder au « grand homme », constituait une gageure non négligeable pour une jeune chef comme Thomas Guggeis. Pourtant, sans vouloir bien évidemment, chercher à rapprocher le travail des deux musiciens, on aura noté une fluidité, une clarté et un manque d’emphase bienvenues. On a pu savourer là un Wagner débarrassé de toute pesanteur, laissant place à une belle expression des solos des instrumentistes. Le chef, concentré sur l’action des trois personnages présents, faisant respirer la partition et a permis, de surcroit, grâce à la disposition de la version concert, de laisser aux voix la possibilité de s’épanouir sans entraves.
D’autant que nous avions là une distribution de choix, familière de Wagner. L’acte I de La walkyrie est principalement une succession de récits et la capacité des artistes à les faire vivre est primordiale. Si le Hunding de Falk Struckmann n’a plus la morgue d’autrefois, il remplit correctement son contrat. Mais c’est le couple de jumeaux qui aura donné toute cette puissance à un acte dédié à la clarté du chant ; d’abord avec une Johanni van Oostrum dont le médium parfois peu sonore est largement compensé par de somptueux graves et des aigus percutants ; ensuite grâce à Klaus Florian Vogt, au chant certes avare de couleurs, mais doté d’une facilité d’émission (ces deux « Wälse » puissants), d’une fraicheur de voix et d’une interprétation naturelle héritée de sa fréquentation des rôles wagnériens. Enfin, la symbiose entre les deux artistes s’est avérée primordiale pour conter la rencontre de ces deux personnages découvrant leur amour et leur gémellité avant d’aboutir à une forme de jouissance partagée.
De Manoury à Wagner avec Boulez en trait d’union, cette soirée de la Philharmonie avec l’Orchestre national de France (Radio-France) aura permis au public de retrouver ou de comprendre l’amour que l’on doit porter à Boulez, l’incomparable centenaire.
Concert du 17 janvier 2025 – Philharmonie de Paris
Philippe Manoury : Maelström (Hommage à Boulez) (commande de Radio France – création mondiale)
Pierre Boulez :
Notations pour orchestre, nos /-IV et n° VII
Notation I, « Fantasque » (Modéré)
Notation VII, « Hiératique » (Lent)
Notation IV, « Rythmique »
Notation III, « Très modéré »
Notation II, « Très vif « (Strident)
Richard Wagner
La Walkyrie (acte I)
Orchestre national de France – direction : Thomas Guggeis
Avec Johanni van Oostrum, Klaus Florian Vogt, Falk Struckmann