Cecilia Bartoli et Lang Lang : l’heureuse rencontre de deux monstres sacrés

C’est dans la grande salle Pierre-Boulez de la Philharmonie de Paris que se donnait la rencontre de deux personnalités phares du monde classique, la mezzo-soprano Cecilia Bartoli et le pianiste Lang Lang. Ces deux-là sont des monstres sacrés de par le monde et ont réussi, à la fois, à être salués par la critique et ovationnés par un large public au-delà des mélomanes. Dès les premiers instants, leur complicité musicale, voire amicale, s’imposait comme une évidence. Le choix du programme, très éclectique, riche en contrastes, témoigne de la volonté de ces deux artistes de puiser dans les répertoires les plus variés — de l’opéra baroque aux romances italiennes, de Haendel à Debussy. La Philharmonie, avec son acoustique cristalline, offrait le cadre idéal pour ce dialogue entre voix et instrument, non pas comme simple accompagnement, mais comme véritable conversation.

La rencontre de deux tempéraments

Ce qui frappe dès le départ, c’est la véritable conversation musicale entre Bartoli et Lang Lang. Ce n’est pas une chanteuse soliste avec un accompagnateur : c’est un duo. Elle en robe rouge à volant, souriante, presque mutine. Lui tout de noir vêtu, au sourire timide, discret. Le dispositif scénique, souvent utilisé à la « Phila » est un cercle. Le public est donc disposé tout autour des deux artistes. À chaque salut, chaque fin d’air, ils prennent le temps de saluer tous les spectateurs. Mais aussi pendant les airs ; ce qui est plus rare. Bartoli se tourne ici et là, prenant le temps de chanter quelques notes presque pour chacun et chacune d’entre nous. Ce n’est pas feint, ce n’est pas un « truc », c’est ce pourquoi nous sommes dans une salle de spectacle, pour être ensemble, bien sûr, mais aussi et surtout pour rencontrer un.e artiste.

Chaque air est pensé pour mettre en valeur à la fois la virtuosité vocale de Bartoli et la richesse pianistique de Lang Lang. Leur écoute mutuelle est palpable : Lang Lang varie son toucher, adapte ses dynamiques, ses tempi selon les inflexions vocales ; Bartoli module sa voix selon les textures apportées par le piano. Cette interaction crée un sentiment de proximité, presque de complicité intime, malgré la grandeur de la salle Pierre-Boulez. Pour être honnête, il est peu de dire que le pari était risqué. Comment ces deux artistes au sommet – et surtout pour Lang Lang souvent en récital solo – allaient bien pouvoir se rencontrer. Et bien force est de constater que l’on aura peu souvent entendu et vu une telle symbiose. Il y a ce qu’il faut d’humilité quand on est un si grand pianiste pour accompagner une chanteuse, sans emphase, sans excès, mais dans un don complet de son génie. Tout le toucher si délicat est là pour offrir un écrin à la voix. C’est, tout simplement, bouleversant. Quant à elle, elle ne quitte pas la scène lors des morceaux uniquement pianistiques, elle s’assoit délicatement, discrètement, dans la pénombre pour écouter Lang Lang. Le corps tendu comme pour mieux accueillir la magistrale interprétation, par exemple de son Schubert.

Un programme comme un éventail des possibles

La structure du programme est soigneusement pensée : la première partie est plus « sérieuse », baroque et classique, avec des airs contemplatifs, des dialogues structurels, des pièces instrumentales, et « respire » avec l’Impromptu de Schubert avant l’entracte. La deuxième partie est plus légère, plus chantée, plus émotionnelle, presque populaire : une séquence de romances italiennes, des mélodies lyriques, des danses, et une finale festive. Cette dramaturgie scande l’émotion, construit une progression qui tient l’auditeur en haleine, et permet des respirations. Là encore, il ne fallait rien de moins que le talent de ces deux-là pour passer d’air introspectif comme Le clair de lune de Debussy à la théâtralité amusée et expressive du  Chi vuol la zingarella de Giovanni Paisiello, un air plus léger, presque espiègle, où Bartoli fait montre de sa capacité à moduler entre douceur et pointe d’ironie. L’accompagnement de Lang Lang adopte un ton dansant, presque coquin, donnant vie à cet air de séduction. Avec son éventail, son sourire en coin, ses battements de cil, elle fait fondre le public. Elle est si légère, si drôle, que Lang Lang concentré sur son clavier finit par sourire lui aussi.

Il serait difficile de dire morceau par morceau combien ce récital fut l’une des plus belles soirées musicales que nous avons vécu depuis longtemps. Plusieurs moments nous resteront en mémoire. Tout d’abord, le rare Scarlatti qui ouvre la soirée « Già il sole dal Gange » tiré de son opéra L’honestà negli amori L’interprétation de Bartoli met en lumière l’aspect contemplatif de l’aria baroque, loin des excès d’ornementation dont elle a fait souvent preuve plus jeune  : elle joue surtout sur la pureté de la ligne et la clarté de l’émotion. Lang Lang, par son piano, évoque le lever du soleil – des arpèges délicats, des résonances qui suggèrent la lumière croissante.

On pense aussi à un air de Tommaso Giordani, le très émouvant « Caro mio ben ». Bartoli, dans son timbre mezzo, donne au texte une chaleur intime, se penchant comme dévastée par l’émotion. Lang Lang pour l’accompagner au plus juste, choisit de tempérer ses ornements pianistiques, pour laisser parler la voix. Il se met comme en retrait, presque physiquement ; le piano se fait d’une telle discrétion qu’on finit par l’oublier. Ce contraste – entre la simplicité presque naïve du chant et la sophistication maîtrisée du piano bouleverse.

On repart aussi le sourire aux lèvres en pensant à Les Filles de Cadix de Léo Delibes : un air très typique de la romance espagnole ou encore « La Danza » de Rossini si entraînante que l’on a cru, un instant, que le public de la Philharmonie allait se mettre à danser.

Deux instants de grâce absolue, et le mot n’est pas trop fort, nous reviennent sans cesse depuis quelques jours maintenant. Tout d’abord, le très rare Arianna a Naxos de Haydn. Cet air, moins connu, offre un moment de pure introspection : Bartoli joue sur les dynamiques, sur des inflexions presque parlées, comme si elle racontait l’histoire d’Ariane délaissée sur les rochers par Thésée après qu’elle lui a donné les moyens de vaincre le Minotaure d’éviter la mort . Le piano de Lang Lang soutient et anticipe ses émotions, créant une tension dramatique exceptionnelle. L’air est d’une complexité rare, car il passe de l’espoir du retour de l’être aimé, à la colère puis l’acceptation de son sort. Les regards entre les deux artistes sont intenses, ils savent qu’ils nous emmènent dans un voyage au bout de nos sentiments. Puis, il y a ce moment suspendu Georg Friedrich Haendel, avec l’aria « Lascia la spina » tirée de Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, et un menuet en sol mineur, HWV 434/4 arrangé pour piano par Wilhelm Kempff.

L’aria de Haendel, est connue pour être présente aussi dans son Rinaldo sous le titre de « Lascia ch’io piango ». Très expressive et mélancolique, elle est ici chantée avec retenue, humilité, profondeur  : Bartoli laisse respirer les phrases, souligne les dissonances émotionnelles, tandis que Lang Lang propose un accompagnement suspendu, respectueux du contrepoint, presque méditatif. On entend chaque note, chaque souffle, chaque mot de ce si beau texte qui nous invite à laisser les épines pour ne saisir que la rose. L’air est un magnifique chant d’espoir en l’amour.  Le menuet donné à la suite et sans pause, quant à lui, est un clin d’œil à la tradition instrumentale : dans la version pour piano, Lang Lang trouve un équilibre entre virtuosité mesurée et délicatesse, créant une atmosphère presque de salon. Ce passage montre sa capacité à naviguer entre styles, tout en maintenant une cohérence avec la voix.

Ce n’était pas seulement une réunion de vedettes ou un coup de « comm » que cette soirée ; c’était une véritable célébration musicale, un dialogue entre deux univers, une exploration des émotions à travers l’histoire de la musique. La démonstration que les talents peuvent se conjuguer, se sublimer quand ils sont nourris par l’amour du public, de la musique.