Pour son premier album solo chez Delos, Charles Castronovo choisit d’illustrer des scènes entières extraites de quelques opéras de Verdi où la théâtralité du compositeur italien fait merveille. De I Lombardi (1843) à Don Carlos (1867), ce sont en effet autant d’œuvres de jeunesse ou de maturité que le ténor incarne accompagné par le Kaunas City Symphony Orchestra sous la direction de Constantine Orbelian.
Charles Castronovo chante Verdi sur les scènes lyriques depuis quelques années et c’est autour de ces expériences qu’il a construit un enregistrement fort intéressant par l’originalité des morceaux choisis et surtout, leur caractère intégral qui donne une vision de l’ensemble du ressort dramatique que Verdi savait si bien construire.
Le ténor s’est illustré dans de nombreux rôles verdiens, parmi lesquels on citera son Alfredo (La Traviata), son Gabriel d’Adorno (Simon Boccanegra), son Carlo (I Masnadieri) et son Don Carlo dans la version italienne. Pour l’essentiel, dans ce disque, il a préféré présenter au public de longs extraits de rôles encore inédits pour lui, une découverte en quelque sorte.
Les scènes 3, 4 et 5 de l’acte 1 de I due Foscari (les deux Foscari) comprennent les évocations lyriques de Jacopo Foscari, fils du doge revenu de son exil forcé et en attente de sa comparution devant le Conseil pour meurtre. Il s’extasie sur la beauté de Venise (Scena : « Qui ti rimani»), évoque son exil (Cavatine : « Dal più remoto esilio ») et termine par la cabalette (« Odio solo, ed odio atroce ») où le ténor fait montre, en habitué du bel canto, d’une belle agilité vocale, legato, trilles, montée accélérée vers les aigus, tout y étant dans cette belle interprétation. Le ténor Tomas Pavillionis lui donne une courte réplique durant ce dernier air et l’on apprécie vraiment que l’ensemble de la scène garde sa cohérence d’origine et son élan musical.
Pour rester dans les illustrations théâtrales de Verdi, Charles Castronovo nous offre également l’une des scènes les plus emblématiques de I Lombardi (alla prima crociata), un opéra de jeunesse de Verdi basé sur le poème en 15 chants de Tommaso Grossi et récit épique de la délivrance de Jérusalem par l’armée lombarde en croisade. Le ténor interprète Oronte, le fils du tyran d’Antioche qui accepte, sur le conseil de sa mère Sofia, de se convertir au christianisme pour être aimé de la belle Giselda, prisonnière chrétienne dont il est amoureux.
La scène d’introduction « O madre mia, che fa colei? » est un dialogue entre Oronte et sa mère (la soprano Kristin Sampson lui donne la réplique). Les trois airs suivants, la cavatine avec ornementations et reprises, « La mia letizia infondere », le court échange entre le fils et la mère « Oh! ma pensa che non puoi » et l’étourdissante cabalette « Come poteva un angelo », sont autant de morceaux de bravoure qui exigent une virtuosité lyrique dans laquelle Castronovo est très à l’aise et dont il possède la technique et le sens des nuances.
Les extraits d’une œuvre beaucoup souvent portée sur scène, Luisa Miller, nous ramènent en terrain connu, Castronovo choisissant alors les airs de Rodolfo de l’acte 2, introduit par « Il foglio dunque ? « et suivi de l’un des tubes de l’opéra, le magnifique « Quando le sere al placido », qui figure dans la plupart des récitals des ténors lyriques. Là, le fait d’insérer cet air brillant et tragique dans un ensemble plus vaste lui donne son sens dans la dramaturgie complexe de cette histoire de jeune femme à laquelle son amoureux doit renoncer à cause des différences de classe sociale. Moins historique et déjà davantage sociétal, Verdi explorait les mêmes fils que pour la Traviata en creusant les aspects psychologiques des personnages ce que traduit avec fièvre le ténor dans son incarnation très convaincante de Rodolfo.
L’album poursuit avec bonheur l’exploration du répertoire verdien dans des œuvres rares du compositeur comme I Corsaro, inspiré par Lord Byron (comme I Due Foscari) et qui connut un échec total à sa sortie. La scène choisie se situe tout à fait au début de l’opéra et fait suite au prélude et à l’entrée des chœurs, avec l’arrivée du capitaine des corsaires Corrado et l’enchainement habituel suivant scena/Aria/Cabalette : « Ah sì, ben dite… guerra… /Tutto parea sorridere/Della brezza col favore/Si de’ corsari il fulmine ».
Charles Castronovo maitrise très bien ces logiques instrumentales et vocales typiques des œuvres lyriques de l’époque de Verdi, respectant la lenteur de l’exposition initiale et l’accélération de l’aria et surtout de la cabalette, dont les paroles sont ponctuées par l’intervention efficace des chœurs. Le chant guerrier se termine par la répétition appuyée de la dernière phrase « Qual possa in noi s’aduna/Il perfido vedrà ! » (Tout ce qui est en nous se rassemble, Le méchant va voir ! ».
Charles Castronovo a enfin ajouté trois arias à son choix : le « Ah la paterna mano », le plus célèbre des airs de Macduff dans Macbeth, rôle qu’il a déjà chanté et pour lequel il prend un style solennel et émouvant, admirable de rythme malgré un tempo un peu lent.
Les deux autres airs sont issus du répertoire français des opéras de Verdi.
Le premier est le fameux « Fontainebleau, forêt immense et solitaire » extrait de l’acte 1 de Don Carlos, dans sa version française d’origine en cinq actes. Charles Castronovo incarnera l’infant à l’Opéra Bastille, en mars et avril 2025, dans la très belle mise en scène de Warlikowski créé en 2015.
Le français est perfectible, mais l’air est particulièrement difficile à chanter, le ténor étant peu soutenu par l’orchestre qui dialogue plutôt qu’il n’accompagne, dans une passionnante écriture musicale de Verdi beaucoup plus moderne et audacieuse que lors de ses œuvres de jeunesse.
Plus rare, mais musicalement plus classique, l’aria extrait de Jerusalem, « L’infamie, prenez ma vie », aurait pu être situé juste après les scènes de I Lombardi puisqu’il s’agit de la révision verdienne de son opéra en italien (1843). Verdi désirait en effet offrir au public parisien un Grand opéra à la française. L’album nous propose l’air de Gaston à l’acte 3, particulièrement héroïque et pour lequel Castronovo confirme une belle maitrise du legato et des aigus de ces rôles du jeune Verdi.
L’ensemble de l’enregistrement confirme une belle expressivité dans ces échanges animés, très bien accompagné par l’orchestre chatoyant et les chœurs brillants du Kaunas City Symphony Orchestra et du Kaunas State Choir sous la direction de Constantine Orbelian.
Nous regretterons cependant une captation sonore discutable qui rend un son exagérément réverbéré assombrissant artificiellement le timbre du ténor et mettant parfois trop l’accent sur une légère difficulté à éviter le vibrato dans le mode « forte ». Une certaine instabilité dans la voix lors des notes les plus appuyées, indique sans doute que le ténor reste plus à l’aise dans le répertoire purement lyrique pour lequel il possède la dynamique, le sens du rythme et la beauté de l’incarnation.
« Noble Renegades, Verdi: Scènes et arias »
Charles Castronovo, avec Constantine Orbelian, direction musicale du Kaunas City Symphony Orchestra
1 CD Delos, sorti le 6 septembre 2024
Visuel : couverture du disque © Delos/Outhere Music, Don Carlo / Munich © W.Hoesl