Cet album, consacré aux airs de baryton des opéras les moins connus de Donizetti, est un véritable bonheur. D’une part, il est magistralement interprété par Nicola Alaimo qui reprend fièrement le flambeau des grands artistes pour lesquels Donizetti écrivit ces belles pages musicales ; d’autre part l’accompagnement de l’orchestre du Maggio Musicale sous la direction de Giacomo Sagripanti est riche et savoureux.
Avec 71 opéras à son actif, Donizetti est l’un des maîtres du genre dans la première moitié du dix-neuvième siècle et s’il aime s’inspirer de chroniques historiques plus ou moins romancées, il compose également pour des artistes en vue de son époque et notamment les barytons Paul Barroilhet, Domenico Cosselli, Antonio Tamburini, Giorgio Ronconi, véritables légendes de la tessiture alors appelée basse-taille.
Nicola Alaimo s’est déjà illustré dans les rôles les plus connus du natif de Bergame comme le rôle-titre de Don Pasquale, Dulcamara de L’Élixir d’amour, Nottingham de Roberto Devereux.
Pour cet album, Nicola Alaimo et Giacomo Sagripanti choisissent de longs extraits de scènes emblématiques des œuvres et aiguise notre curiosité à chaque morceau, tant ces opéras ont été oubliés, leur traversée du désert ne semblant nullement justifiée à l’écoute d’autant de trésors enfouis.
Notons que l’oncle de Nicola Alaimo, Simone Alaimo, baryton lui aussi, a déjà chanté dans deux des œuvres que son neveu présente ici : Alahor in Granata (1826) et Torquado Tasso (1833).
La succession de ces véritables saynètes de bravoure fera néanmoins apparaitre que Donizetti suivait encore largement les « règles » de l’opéra de son époque, y compris l’inspiration puisée essentiellement autour des mêmes thèmes « historiques », du Moyen-Âge et de la Renaissance et notamment les récits épiques des Croisades vues par l’occident chrétien.
C’est en effet autour de ces épisodes qui mettent en scène de « grands seigneurs » incarnés par des voix de basse et de baryton, que l’ensemble de l’album est organisé. Et l’on aura parfois l’impression d’un style répétitif à la première écoute, mais on se rendra vite compte que de 1826, date de la première composition de Donizetti avec Alahor in Granata, à 1843 avec Don Sebastiano et Maria Di Rohan, l’évolution de l’orchestration est notable tout comme d’ailleurs les audaces stylistiques confiées aux voix à qui l’on demande de plus en plus de caractère dramatique. Donizetti s’éloigne de Rossini et annonce Verdi.
Les témoignages enregistrés de ces opéras complets ou même simplement de ces airs pour clé de fa, sont rares ou inexistants dans la discographie. Un enregistrement soigné jusque dans les détails, très bien accompagné par l’orchestre … et par son maestro Giacomo Sagripanti, qui donne la partition complète des scènes choisies, partenaires, chœurs, et même comprimari compris, n’existait pas jusqu’à présent. On peut chaleureusement remercier les artistes et le label Dynamic de l’avoir réalisé.
C’est à Palerme que Donizetti composa et créa sur scène Alahor in Granata (1826), l’un de ses premiers opéras seria dont on crut longtemps la partition perdue et dont le livret reste à attribuer. Donizetti reprenait le thème déjà traité dans Zoraida in Granata (1822) qui a eu l’honneur de reprises récentes au festival de Wexford puis à celui de Bergame. Donizetti s’inspire également du thème du grand opéra de Meyerbeer, L’esule di Granata (1822), et de l’œuvre de Cherubini Les Abencérages ou l’Étendard de Grenade (1813), récemment enregistré par le label PBZ.
Avec la première scène de l’acte 1, Nicola Alaimo nous offre une séquence complète dont l’air mélancolique et fastueux, « Ombra del padre mio ». Alahor évoque en le personnifiant son père assassiné dans le cadre d’un long développement où Donizetti valorise la voix de baryton et fait appel à sa virtuosité comme à son sens du tragique. Cette superbe pièce qui rassemble tous les genres est entièrement donnée par Nicola Alaimo qui allie gravité et intensité du timbre à une incontestable aisance dans le style du bel canto dramatique, et assure tout autant les vocalises, ornementations et autres reprises que cette cavatine de présentation, particulièrement dense. Donizetti avait écrit ce rôle pour le célèbre baryton Antonio Tamburini pour une création en 1826 à Palerme, alors qu’il est en poste comme directeur du Teatro Carolino.
Le CD s’ouvre sur un titre postérieur extrait de Gemma di Vergy (1834) l’air du comte de Vergy situé à l’acte 1 scène 6, « Qui un pugnale! Ah, nel cor mi suona un grido… Un fatal presentimento » quand ce dernier découvrant le poignard planté dans la table craint que son épouse Gemma n’ait mis fin à ses jours de désespoir. Ce sinistre pressentiment s’exprime dans la présentation, durant laquelle la voix du baryton montre sa souplesse et sa profondeur, la richesse de ses harmoniques et ses capacités à tenir longuement la note finale qui précède une accélération entrainant les chœurs dans son sillage dans une cabalette héroïque de très belle facture.
Le morceau suivant est extrait de l’acte 1 du Parisina d’Este (1833), opéra composé par Donizetti en 1833 sur le poème de Lord Byron.
La scène 2 « Che mai rechi? … Per veder su quel bel viso … Dall’Eridano si stende … » est l’occasion pour Nicola Alaimo de donner la mesure de sa maitrise du legato qui ornemente cette longue cavatine avec de fréquents changements de rythme et de couleurs exprimant chacun l’évolution des sentiments d’Azzo en ce début d’opéra. La cabalette/stretta est juste étourdissante tant elle entraine par l’intermédiaire d’Alaimo (et de l’orchestre), tout le monde dans un tourbillon de musique extrêmement rapide et éblouissant.
Le baryton sicilien sait exprimer les sentiments changeants de ses Seigneurs et ne se contente pas de démontrer sa virtuosité dans les cabalettes. Il donne une véritable leçon d’interprétation, alternant les styles et changeant les couleurs de son chant en permanence. Et l’on ne perd pas le rythme avec l’extrait de Marin Faliero qui suit, le majestueux « Oh! miei figli! … Era anch’io di quella schiera… Orgoglioso, scellerati… » dans lequel le timbre d’Alaimo prend des teintes de bronze, donnant toute sa gravité et sa noblesse à Israele Bertucci, le chef de l’Arsenal de Venise, partisan de Faliero, dans ce rôle créé par Antonio Tamburini. Les échos des Chœurs introduisent brièvement la deuxième partie où Israele est aux prises avec Steno (Matteo Mancini), gardant toute la classe de son statut de guerrier avant l’accélération habituelle finale avec la cabalette soutenue efficacement par les Chœurs et l’orchestre.
« Sur le sable d’Afrique… ô Lisbonne, ô ma patrie… », extrait de Don Sébastiano, grand opéra à la française en cinq actes, que Donizetti composa en 1843 sur un livret d’Eugène Scribe, montre un superbe phrasé dès le récitatif à la diction française impeccable. La grandeur et l’intensité de l’accompagnement orchestral font merveille, mettant subtilement l’accent sur les modulations de l’association cavatine/cabalette typique de l’opéra de bel canto. « Ma patrie je te vois, je puis mourir, aaaah je puis mourir » est bouleversant.
Le baryton se livre à un autre challenge avec l’extrait de Maria di Rohan (1843), « Partì: brev’ora… Bella e di sol vestita… Ogni mio bene in te sperai », les scènes 4, 5 et 6 de l’acte 3, où Nicola Alaimo pour restituer l’ensemble de la scène, s’entoure des barytons Matteo Torcaso et Matteo Mancini et de la mezzo-soprano Ohla Smokolina.
On soulignera les magnifiques nuances et couleurs dont Nicola Alaimo pare les paroles dramatiques de Chevreuse avant qu’il n’éclate d’une folle colère, elle aussi parfaitement bien amenée, chaque phrase prenant sens dans le monologue désespéré. Le duo entre barytons qui suit en mode accéléré et décidé est tout à fait remarquable également d’autant que l’écriture de Donizetti qui préfigure clairement Verdi et ses passes d’arme ou joutes oratoires entre solistes, compose une scène d’anthologie où chacun a à cœur, orchestre compris, de restituer toute la tension du final, envolées lyriques des reprises de bel canto comprises. Quel héroïsme, quel élan, quelle beauté musicale !
Et c’est sans doute le dernier morceau choisi, ces cinq extraits de l’acte 3 du Torquato Tasso (1833), qui restituent le mieux, une vision générale et cohérente du final de l’œuvre, depuis cette introduction instrumentale très rythmée, soutenue et obsédante qui amène les premières paroles de Torquado Tasso « Qual son… ? Qual Fui… ? », un rôle magnifique créé par Giorgio Ronconi, qui sera également le premier Nabucco de Verdi quelques années plus tard en 1842.
Et quel magnifique air que celui du poète dit Le Tasse, auteur célèbre de la Jérusalem délivrée, source d’inspiration de nombreux opéras de l’ère baroque. Suivent le long récit/aria « Varcato è un lustro…! E un anno…! E un anno ancora…! », la prière au legato impressionnant et émouvant « Parlerà. Ne’ sogni miei » et le court intermède des Chœurs « Piangesti assai, Torquato ». Et il est difficile de ne pas ressentir la peine immense du poète trahi puis sa colère et enfin sa résignation d’une tristesse insondable, dans le superbe « Tomba che chiude esanime » (Tombeau qui se ferme sans vie), qui referme l’album et où l’écriture musicale alterne sans cesse entre longues phrases musicales développées en soliste et courtes diatribes répétées par les Chœurs dans un ensemble magistralement interprété par tous les protagonistes.
On en frissonne. Et on peut écouter en boucle sans se lasser tant l’incarnation d’Alaimo est en tout point exceptionnelle.
L’on ne peut que souhaiter qu’il ait rapidement l’occasion de chanter ce rôle sur scène. En hommage à Donizetti, mais aussi à son propre oncle, Simone dont l’une des représentations au Théâtre de Savone avait été enregistrée en 1985.
Avec : Nicola Alaimo (baryton), Coro del Maggio Musicale Fiorentino, Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino, sous la direction de Giacomo Sagripanti. Date de sortie: 15/11/2024