Le point d’équilibre entre orchestre, chanteurs, danseurs et mise en scène a su rapprocher l’univers de Rameau du 18e siècle du public enthousiaste (et souvent jeune) de 2025 qui a bruyamment fêté la Première.
Entre Lully et Gluck, Rameau, qui fut un acteur de la Querelle des bouffons, a occupé une place singulière dans l’histoire de la musique française. Initialement admirateur de Descartes, auteur de pièces pour clavecin, de motets, de cantates et d’ouvrages théoriques (son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels date de 1722), ce n’est que, passé l’âge de cinquante ans, qu’il commence à travailler pour l’Opéra ce qui va donner, par la suite, une série de chefs-d’œuvre (dont Hippolyte et Aricie, Les Indes galantes, Platée…). La première version de Castor et Pollux date de 1737 ; puis Rameau remaniera l’opéra en 1754.
Comme l’explique Peter Sellars dans l’interview qu’il a donnée au site internet de l’Opéra de Paris, la version initiale de 1737 (celle présentée en ce moment pour la première fois sur la scène du Palais Garnier) se distingue de celle de 1754 par un prologue qui pose les bases poétiques de l’action. Ce prologue a également une fonction « politique », car il a été composé en l’honneur de la paix de Vienne qui mettait fin à la guerre de la Succession de Pologne opposant l’Autriche et la France. Rameau et son librettiste, Pierre-Joseph Bernard, y présentent une cité en ruine, conséquence des aventures guerrières du dieu Mars. Dans cette cité, les Arts sont « enchainés ». Par la suite l’action dans Castor et Pollux contribuera à réparer les dégâts et le monde abîmé, à empêcher la haine et le ressentiment et, finalement, à restaurer l’Amour et la Fraternité. Le cheminement de Castor, de Pollux, de Télaïre, de Phébé s’avère être un parcours initiatique dans lequel les deux frères sont mis à l’épreuve de leur séparation et finalement réunis par Jupiter pour devenir… une constellation.
Le seul énoncé de ce qui précède souligne tant la beauté des messages portés, que la difficulté de les transcender et de faire émerger, dans notre temps avec ses violences propres, une magie qui nous touche. Ce temps est pourtant bien lointain de celui où les normes de la musique de Rameau étaient assujetties aux contraintes de la monarchie absolue française.
Peter Sellars a pleinement relevé le défi en associant la cité détruite du démarrage aux paysages informes que l’industrialisation et la marchandisation ont produit dans nos banlieues, entre centrales électriques, terrains vagues et ponts autoroutiers… des espaces qui semblent être devenus complètement stériles et ne peuvent être reliés à aucune forme d’art…
Quoi que ! Car les fantastiques danseurs qui évoluent sur scène dans ce Castor et Pollux sont les mêmes qui pratiquent des streetbattles – des batailles de rues – et certains d’entre eux ont probablement fréquenté ces paysages hostiles. De fait, ils incarnent – outre les esprits ou autres démons dans l’intrigue – les traits d’union entre notre monde en cours de décivilisation et d’abêtissement, et la beauté de l’art.
Ainsi donc, dans le prologue, les Arts et les Plaisirs demandent à L’Amour de convaincre Vénus de séduire Mars pour le faire renoncer à la folie guerrière. Mais l’une des victimes est Castor qui est mortel, contrairement à Pollux, son frère jumeau. Ce dernier va devoir faire des choix déterminants, ne pas courtiser la fiancée de son frère, oublier son égoïsme, et, finalement, décider de rejoindre Castor pour prendre sa place aux Enfers. La position étant insoluble en l’état, puisqu’elle disjoint forcément les deux hommes, Jupiter interviendra pour les réunir à jamais… dans la Voie lactée.
Ces idées admirables se traduisent par une musique divine, pleine de contrastes, jouant parfois des effets de masse avec les Chœurs ou de l’intimité entre les personnages. Et nombre de pages, orchestrales, chorales ou dédiées aux solistes sont d’une finesse et d’une beauté incomparables. L’ensemble est porté par l’Orchestre et le Chœur Utopia, dirigés respectivement par Teodor Currentzis et Vitaly Polonsky.
Dans la fosse de l’Opéra Garnier, le chef dirige Rameau avec une distinction sans pareil ; tout en respectant le style, il fait miroiter les couleurs de la partition avec une formation (composée de musiciens de plusieurs nationalités et dont il est à l’origine) qui s’avère idéale pour ce répertoire. Il sait aussi bien soutenir les voix (dont toutes ne sont pas dotées d’un gros volume) que résister à la tentation d’exagérer les moments de climax comme l’orage final.
Comme dans un autre genre pour Offenbach et ses Brigands, donner Rameau et ce type de répertoire baroque n’est pas sans risque dans la grande salle Garnier. Si l’orchestre emplit subtilement l’espace, cela se ressent, en revanche pour les voix, notamment celle de Jeanine De Bique, élégante Télaïre qui charme par la finesse de son chant (par exemple dans le magnifique air « Tristes apprêts, pâles flambeaux ») et éblouit par ses aigus suspendus dans l’air. L’on doit toutefois reconnaître qu’elle peine à être audible dans les hauteurs de l’amphithéâtre, et que son registre forte (heureusement rarement sollicité) montre des limites. La vulnérabilité des artistes est partie prenante de l’art du théâtre ; aussi, même si l’artiste originaire de Trinidad pourrait être plus exemplaire dans la diction du français, nous admirons néanmoins son adéquation au rôle et sommes conquis par la sensibilité de sa Télaïre.
La question ne se pose pas en ces termes pour les jumeaux dont les voix sont suffisamment sonores. Certes le Pollux de Marc Mauillon aura paru plus en forme en deuxième partie qu’en première, où le chant était souvent assez nasal. Reinoud Van Mechelen prend alors la relève et absorbe la lumière au début du quatrième acte lorsque Castor paraît. Le chant est très raffiné, la voix brille par ses couleurs de haute-contre et, ironie du sort, le mortel à la voix angélique, au superbe legato dans « Séjour de l’éternelle paix » ne serait pas loin de nous subjuguer et nous entraîner aux enfers comme son frère.
Dans le rôle tourmenté de Phébé, Stéphanie d’Oustrac montre toujours cette présence de tragédienne dans ce répertoire baroque qu’elle défend ici comme toujours avec vaillance.
Du côté des seconds rôles féminins, outre Claire Antoine un peu monochrome dans le rôle de Minerve, c’est surtout Natalia Smirnova qui donne corps à l’ombre heureuse et à Vénus avec sa voix délicatement placée dans les aigus.
Enfin, Nicholas Newton à qui échoient les rôles de Mars, le fauteur de troubles, et de Jupiter, le roi des Dieux réparateur, apporte au spectacle sa voix chaude et sa silhouette imposante.
On peut s’interroger sur ce que fut la mise en scène de la création de Castor et Pollux en 1737. On l’a dit, la composition tenait compte du contexte politique et social de l’époque et l’action réside entre terre et ciel, entre réalité et onirisme.
Probablement bien éloigné dans la forme, on peut penser que Peter Sellars, avec une grande pertinence et malgré quelques imperfections, a su conserver la philosophie de Rameau et jouer sur ces différentes dimensions. Tout d’abord en opposant un intérieur d’appartement ordinaire situé dans un paysage urbain agressif sur scène (un décor de Joelle Aoun), peuplé de gens en jeans, t-shirts, blouson et sportwear (des costumes de Camille Assaf), à un imaginaire visuel en vidéo (réalisé par Alex Macinnis) qui donne de la hauteur jusqu’à toucher le soleil et les galaxies. On pourra, bien sûr, parfois regretter un trop-plein, même si les images collent souvent parfaitement au texte, mais l’opposition entre les deux univers, entre le trivial et le céleste est d’une justesse qui nous interpelle tant elle nous renvoie à l’Art comme vecteur d’émancipation et d’élévation.
La dernière scène de l’opéra montre, juste après que notre Terre a grondé, et que Jupiter a demandé au Soleil de briller deux fois plus fort, une Planète… qui chante, et nos deux jumeaux devenir Gémeaux dans la galaxie. De la cité détruite à la Planète qui chante, Sellars a su nous emmener dans un beau voyage, toutefois ancré dans notre réalité du 21e siècle.
Par ailleurs, le metteur en scène s’est attaché, tout en l’actualisant, à conserver, la danse, omniprésente et parfois sauvage dans l’opéra, tout en la confiant à des spécialistes du flexing, les incroyables Cal Hunt, le chorégraphe principal, Christopher Beaubrun, Jin Lee Baobei, Andrew Coleman dit « Finesse», Xavier Days dit «X», Ablaye Diop, Ange Emmanuel dit «Kendrickble», Kenza Kabisso, Joshua Morales dit «Sage», Tom Mornet Bouchiba dit «Tomorrow», Cordell Purnell dit «Storm», Sarah Querut, Edwin Saco dit «Jamsy» et Océane Valence.
Exprimant les humeurs, figurant les apparitions, se faisant témoins de la brutalité de la guerre et des injustices qui secouent notre monde, les danseurs accompagnent les situations décrites par Rameau et mises en scène par Sellars. De même que les courtisans, au XVIIIe siècle, traduisaient, en dansant, leur ancrage dans une époque, les danseurs nous placent dans un environnement familier sans oublier l’esprit de la conception de l’opéra. Il en résulte une symbiose magnifique qui aura grandement contribué au succès de la Première.
Car, aux saluts, alors quelques voix sifflaient la production, une vague de fond, principalement composée de jeunes, a immédiatement englouti les mécontents dans leur approbation et leur enthousiasme.
N’y a-t-il pas meilleur hommage que l’on puisse rendre à Rameau, presque 300 ans après, que de constater qu’il a pu être salué de cette façon par la nouvelle génération ? Cette production fera date dans l’histoire de l’Opéra de Paris ; il est donc hautement recommandé de courir à ce spectacle pour se laisser transporter comme par magie, dans les nuages et les constellations.
Visuels : Vincent Pontet / OnP