Carmen Giannattasio n’est pas qu’une soprano italienne qui s’est produite sur toutes les grandes scènes européennes – La Scala, les Arènes de Vérone, la Royal Opera House de Londres, Vienne, Berlin, Munich, Madrid, Bruxelles, Naples, entre autres – ainsi qu’américaines dont le Met de New York et San Francisco, mais aussi à Hong Kong, à Beirut, à à Dubái, au Kazakstán. Elle est surtout une femme de caractère qui a construit sa carrière toute seule et rêve de beaux projets, pas forcément lyriques. Le public argentin attendait son retour au Teatro Colón pour y incarner Aïda. Mais le décès de son père a changé la donne. Finalement, elle n’y chantera qu’à la première, puis retournera dans son pays pour accompagner sa famille dans le deuil. Cet entretien a eu lieu quelques jours plus tôt.
Pas du tout. C’était un hobby. De plus, je chantonnais toujours en jouant du piano. À 18 ans, mon professeur de piano a découvert ma voix et m’a conseillé de prendre des cours de chant au conservatoire.
C’est exact. Je voulais être journaliste. Je rêvais de devenir envoyée spéciale d’un journal télévisé ou même de la CNN. C’est pourquoi j’ai fait des études de langue et littérature russes à l’université, tout en suivant des cours de chant lyrique au conservatoire. J’ai eu les deux diplômes la même année. Ce fut très dur, très fatigant, mais mon père insistait que je ne pourrais pas gagner ma vie comme chanteuse lyrique. Maintenant, il est mon plus grand fan.
Pas au début. Mais, peu avant la fin de mes études au conservatoire, j’ai fait la connaissance de la grande diva Leyla Gencer. Je ne savais même pas qui elle était ! Une amie du conservatoire m’a poussée à m’inscrire à une masterclass de Gencer à Milan, et j’ai chanté des airs d’Anna Bolena et de Maria Stuarda, sans savoir qu’il s’agissait de ses plus grands succès ! Pourtant, le cours fini, elle m’a dit que j’avais « il pianto nella voce» (ndlr : expression italienne qui souligne la force émotionnelle propre à certaines voix) et m’a invitée à me présenter au concours d’entrée à l’Accademia de La Scala où elle était professeure.
On m’y a octroyé une bourse d’études de deux ans. Mais ce ne fut pas du tout facile pour moi. J’y étais la « brebis galeuse », parce que je n’acceptais pas ce qui n’était pas raisonnable. Et à l’Accademia, il y avait plein de choses insensées. Il n’est pas possible, par exemple, de chanter un soir la Symphonie n° 2 de Mahler, d’être Musetta le lendemain et, le jour d’après s’attaquer à une troisième œuvre qui – je le sentais – détruirait ma voix. En l’an 2000, à l’occasion du trentième anniversaire des débuts de Riccardo Muti, j’ai été choisie pour chanter à La Scala sous sa baguette. Comme il était Directeur Musical du Théâtre, lors d’une répétition, j’ai osé lui dire que beaucoup de choses ne fonctionnaient pas bien à l’Accademia. J’avais 24 ans et le courage de dire ce que je pensais.
J’ai surtout appris à quel point le monde de l’opéra est difficile. Qu’il faut tailler sa place dans un contexte de dure concurrence quand on fait les premiers pas dans la carrière et même si on est encore étudiant.
Forte de cette expérience, quand ma bourse a pris fin, j’ai commencé à étudier seule avec mon pianiste, à passer des auditions. J’ai trouvé un agent. Sans aucune aide. Voilà pourquoi je peux dire que j’ai construit ma carrière toute seule. Bien entendu, j’ai commis quelques erreurs, mais je les assume.
C’est vrai, et je n’y connaissais personne. Internet n’était pas très développé en ces temps-là. Facebook et Instagram n’existaient pas. Il n’y avait presque aucune information sur le concours, qui avait lieu à Paris. Lors de la première sélection, je passais la dernière. Auparavant, je croise Leyla Gencer dans un couloir. Le fait qu’elle fasse partie du jury n’était pas une bonne nouvelle pour moi. Comme j’étais la « brebis galeuse » de l’Accademia, notre lien s’était détruit. Je l’ai saluée, et elle a fait semblant de ne pas savoir qui j’étais. « C’est moi, Carmen », lui dis-je. Et elle m’a rétorqué: « Ah bon ! C’est toi ! Avec tes cheveux noirs, je ne t’avais pas reconnue. Tu as l’air d’un corbeau. Que fais-tu là ? ». Je lui ai dit que je participais au concours. Elle m’a répondu d’une voix tranchante: « Que Dieu te vienne en aide ! ». Vous pouvez imaginer mon état d’esprit après cette rencontre ! Cependant, j’ai remporté le Premier Prix et le Prix du Public.
Eh bien, ce ne fut pas mon cas. Operalia est très important, mais il n’a pas représenté grand-chose pour moi à l’époque. J’ai dû travailler dans des théâtres mineurs et attendre une dizaine d’années pour atteindre des sommets aux Arènes de Vérone, au Metropolitan, à Covent Garden. Quand j’y ai enfin réussi, je vivais déjà une étape de maturité vocale et personnelle. Je trouve que ce fut tant mieux. De nos jours, de nombreux chanteurs débutent trop jeunes dans de grands rôles. Résultat : leur carrière est de courte durée. L’expérience est cruciale pour aborder des rôles tels que Tosca ou Norma. Pour être une prima donna sur scène, il faut d’abord travailler dur. Quoi qu’il en soit, s’il n’est pas facile de faire ses débuts dans les plus grands théâtres lyriques du monde, il est beaucoup plus dur d’y conserver sa place, car l’espace est limité.
Pas obligatoirement. Quand j’ai gagné Operalia, on m’a proposé de faire mes débuts dans Tosca à Paris. J’avais 27 ans et j’aurais pu le faire, mais, heureusement, je me suis rendu compte que ce n’était pas encore le bon moment. Je n’ai commencé à chanter ce grand rôle qu’à l’âge de 43 ans.
Je pense que ma carrière a duré 25 ans parce que j’ai su choisir le temps et l’heure pour aborder de nouveaux rôles. J’ai toujours eu une voix puissante, mais il faut attendre pour aborder certains personnages comme Tosca, Aïda ou Minnie de La Fanciulla del West. À 20 ou 30 ans, il convient de s’attaquer d’abord aux rôles plus légers et adaptés à son âge. Il faut chanter La Bohème, du bel canto… Il n’est pas nécessaire d’être un soprano colorature, pour chanter du bel canto. Moi-même, j’ai chanté du bel canto quand j’étais jeune ; Ermione de Rossini, par exemple, qui n’a pas été écrit pour un soprano léger.
Oui, mais je ne me définis pas comme soprano belcantiste. J’ai été une belcantiste « en prêt » (ndlr : pour un certain temps).
Je me souviens surtout d’Ermione (ndlr : enregistré par le label Opera Rara, avec le London Philharmonic Orchestra dirigé par David Parry) parce que c’était un rôle vocalement très exigeant, et que je venais de quitter mon copain qui m’avait trahie. Or, l’histoire tragique d’Ermione est basée sur la trahison de son conjoint, qu’elle fait tuer par son amant, car elle en avait un, elle aussi (ce qui n’était pas mon cas ! ). Puis, dans sa grande scène de l’acte II, elle pleure la mort de son mari qu’elle continue d’aimer.
Pendant que je chantais cette scène, je pensais à la situation que je vivais dans ma vie personnelle et ma voix s’est brisée sous le coup de l’émotion. J’ai imaginé que nous allions enregistrer à nouveau ce passage. Mais Parry m’a dit qu’il ne fallait surtout pas, car c’était magnifique. C’est, sans aucun doute, le moment le plus sincère de tous mes enregistrements.
Cet épisode est tout à fait inhabituel dans ma carrière parce que je laisse toujours ma vie privée dans la loge. Sur scène ou en studio d’enregistrement, nous allons transmettre le message du compositeur, pas exposer nos problèmes. À l’heure où je vous parle, mon père est très malade. Je téléphone tous les jours à ma famille dans l’attente d’un dénouement fatal à n’importe quel moment, mais, entre-temps, j’essaie de ne penser qu’à mon travail.
C’est vrai. D’une vie que je voudrais normale, même si je suis consciente qu’elle ne l’est pas (rires) : il y a quatre jours, j’étais aux îles Canaries, la météo y était parfaite (ndlr : elle s’y est produite dans Il Tabarro de Puccini avec Jonathan Tetelman et le baryton uruguayen Dario Solari) ; deux jours plus tard, en Italie, en plein hiver, et maintenant à Buenos Aires où c’est encore l’été.
Mais, quand on est une femme mûre (je vais avoir 50 ans), il faut oser s’exposer un peu pour que les jeunes ne pensent pas que la vie des artistes est superbe et sans ennuis comme sur les couvertures des magazines de luxe et qu’elle se résume à parcourir le monde tout le temps. Nous voyageons, c’est vrai. Sauf que nous ne partons pas en vacances. Nous allons travailler, ce qui implique prendre grand soin de soi, car chaque performance est unique et différente et il faut toujours se donner à fond. Nous sommes des êtres humains qui vivons de beaux moments, et d’autres très douloureux, comme tout un chacun.
Malheureusement, de nos jours – notamment sur les réseaux sociaux –, on montre souvent un monde fictif où tout et tous sont beaux et heureux. En définitive, on perd peu à peu le sens de la vie réelle.
Il y en a eu beaucoup, heureusement. Mes débuts au Metropolitan ont été très excitants. Mais aussi, Otello au Teatro Colón où tant de grands artistes ont chanté. Norma à l’Acropole d’Athènes. Don Giovanni aux Arènes de Vérone dans la mise en scène de Franco Zeffirelli, à mes côtés sous les applaudissements du public. À La Scala, les représentations de Simon Boccanegra que j’ai chantées en 2014 sous la baguette de Stefano Ranzani (qui me dirige aujourd’hui dans Aida) et en 2016 avec Myung Whun Chung, toujours avec Nucci dans le rôle-titre.
Je me le demande, moi aussi. Il faudrait poser la question aux directeurs artistiques des théâtres qui ne choisissent que des chanteurs russes ou de l’Est pour interpréter ce répertoire. Je me dis qu’il y aurait encore une question complémentaire à poser: pourquoi leur propose-t-on aussi du répertoire italien et français ?
Je n’ai chanté qu’un seul opéra russe : Eugène Onéguine, l’année dernière. C’est le chef d’orchestre Omer Weil Welber qui m’a demandé d’être Tatiana car il sait que je parle couramment le russe. Maintenant, j’aimerais faire mes débuts dans Lisa de La Dame de pique avant la fin de ma carrière ! (rires). J’adore Tchaïkovski !
Ce n’est pas une question qui m’intéresse beaucoup. Je suis une femme très éclectique et j’aime beaucoup de choses en dehors du chant lyrique. À présent, j’ai aussi d’autres centres d’intérêt.
Je suis en train de créer la Fondation Carmen Giannattasio, dont la devise est « Feel free to dream ». Les femmes nées en Occident, nous pouvons rêver de faire ce que nous aimons. Si nous avons les qualités requises, avec des études et du sacrifice, nous pouvons devenir ce que nous voulons. Mais il existe des pays où les femmes ne sont même pas libres de rêver. L’objectif de ma fondation est donc d’aider ces jeunes femmes. Pas spécialement celles qui veulent devenir ingénieures nucléaires ou comédiennes ; je veux aider les femmes qui ont des petits rêves et aspirent à la liberté de décider sur leur propre vie. J’ai été tellement privilégiée que je me sens tenue d’aider d’autres femmes qui ne le sont pas.
L’un des bonheurs de ma vie c’est d’avoir connu des notables, des personnes puissantes impliquées dans l’aide aux défavorisés. Parmi eux, beaucoup de femmes à qui j’ai parlé de la fondation, et m’ont dit : « Comptez sur moi ! »
Mais au niveau international, les obstacles sont nombreux. Je n’aurais jamais imaginé qu’il serait si difficile de créer un organisme de mécénat dans le domaine du caritatif. Cela me semblait tout simple ! (rires) Et la bureaucratie, c’est un obstacle permanent ! Mais les Bases de la Fondation sont déjà prêtes. Je l’ai ouverte en Pologne, où j’habite depuis 7 ans. Évidemment, ce sera un peu plus lent que je ne le pensais, mais je suis très têtue (rires) et la fondation sera bientôt mise en place.
Je suis encore en train de découvrir ce nouveau personnage de mon répertoire. C’est prêt, mais pas aussi mûr que d’autres rôles que j’ai beaucoup chantés ces dernières années. Tosca, par exemple.
Aïda est un rôle très exigeant, non seulement en raison de sa difficulté technique, mais aussi de la profondeur émotionnelle qu’il exige. C’est un personnage noble et digne, pris entre l’amour et le devoir. Son humanité et sa vulnérabilité me touchent profondément. Par ailleurs, ce nouveau rôle m’arrive à un moment particulier de ma carrière. Je sens que je peux lui apporter toute mon expérience et que ma voix est suffisamment mature pour l’affronter.
Dans mon interprétation, j’insiste notamment sur le fait qu’elle est confrontée à un conflit interne : faire ce qu’elle ne veut vraiment pas faire. Aïda ne veut pas trahir Radamès mais son devoir de princesse, le devoir d’État, sera plus fort que l’amour. Cependant, au final, elle va choisir de mourir avec l’homme qu’elle aime plutôt que de vivre une vie sans amour.
Aïda est une esclave dans le palais royal égyptien. Elle doit agir de la sorte. Il est donc très important qu’elle garde tout le temps les yeux baissés parce qu’elle sait que son regard de princesse est puissant et pourrait la trahir. De fait, elle ne se démasque que deux fois. Dans le duo de l’acte II avec Amneris, lorsque son réflexe royal faillit dévoiler sa véritable identité, et quand son père Amonasro la renie pour son attitude de soumission envers les Égyptiens et qu’elle réagit en véritable Éthiopienne.
Le duo avec Amonasro. Parfois, je suis émue au point que je pourrais en pleurer. D’ailleurs, quand je le chante, j’imagine les montagnes de la Campanie, la région où je suis née.
Peut-être plus qu’à mes débuts, parce que je suis consciente des difficultés. Quand on est jeune, il y a des choses auxquelles on ne pense pas beaucoup. Maintenant, tout ce que je fais a un sens profond. Entrer en scène, relève du sacré pour moi. Et peu importe que je joue une comédie ou un drame, j’ai un message à transmettre à ceux qui viennent au théâtre. Comme dans la Grèce antique, le spectacle doit être de l’ordre du cathartique, une forme de purification de l’âme.
E crepi! Un abbraccio.
Visuels : portrait © Cory Weaver, Aïda 2025 © Lucía Rivero, Castel S.Angelo © Marco Rossi