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Bryn Terfel et Carla Filipcic-Holm : l’excellence au Teatro Colón de Buenos Aires

par Marta Huertas de Gebelin
17.11.2023

Au Teatro Colon, l’Orchestre Philharmonique de Buenos Aires a accompagné l’un des plus grands barytons-basse des dernières décennies, Sir Bryn Terfel, immense interprète lyrique doublé d’un remarquable showman. Il était  accompagné par la soprano argentine Carla Filipcic-Holm qui a, elle aussi, brillé de sa propre lumière.

 

À Buenos Aires, le Teatro Colón accueille en son sein deux grands orchestres : l’Orchestre Permanent qui couvre la programmation annuelle d’opéras et ballets, et l’Orchestre Philharmonique de Buenos Aires (OFBA) dont la mission est essentiellement l’interprétation de programmes symphoniques. Néanmoins, son répertoire comprend un large éventail d’expressions musicales et inclut régulièrement des premières auditions comme ce fut le cas, cette saison, pour la cantate de Luigi Nono Il canto sospeso, basée sur les lettres des condamnés à mort de la Résistance européenne.

La musique lyrique y tient donc aussi sa place dans la programmation de l’OFBA. Cette saison, six concerts sur vingt présentent des œuvres et des solistes lyriques de premier plan parmi lesquels la mezzo américaine Isabel Leonard (remplaçant Elina Garanča souffrante) ; Annie Dutoit sous la direction de son père, le grand chef d’orchestre Charles Dutoit interprétant l’oratorio dramatique Jeanne d’Arc au Bûcher d’Arthur Honegger, et Sir Bryan Terfel pour le 17e concert de la saison.

Un retour très attendu

Le légendaire baryton gallois Bryn Terfel s’était déjà produit au Teatro Colón. Il y a fait ses débuts en 2018, en récital, avec la pianiste russe Natalia Katyukova. Il avait offert au public un programme varié qui allait des chansons galloises traditionnelles aux lieder de Schumann et Schubert.

Ce 11 novembre a marqué son retour au grand théâtre lyrique de la capitale argentine, cette fois-ci en concert avec l’Orchestre Philharmonique de Buenos Aires. Un retour très attendu qui a fait salle comble.

Le programme choisi sortait, sans doute, des sentiers battus qu’aurait emprunté tout autre chanteur que Bryn Terfel. En effet, d’une manière générale, chanteurs et chanteuses lyriques privilégient un répertoire plus léger en première partie d’un récital ou d’un concert, question de s’échauffer la voix. Mais, pour le coup, c’est bien le contraire qui est arrivé, puisque le concert a débuté par… du Wagner ; et a fini par des airs de comédie musicale. Un chamboulement de l’ordre établi par la tradition du chant lyrique qui semble lui convenir tout à fait.

L’OFBA et le chef canadien Julian Kuerti

À l’occasion, pour diriger l’OFBA, on attendait Roberto Abbado, puis Ion Marin. On a eu Julian Kuerti. Sous la baguette du chef canadien, l’OFBA a accompagné les solistes et interprété trois pièces instrumentales : l’Ouverture de Die Meistersinger von Nürnberg, la Chevauchée des Walkyries de Die Walküre, et l’Entracte de l’acte II de Fiddler on the roof.

Mais, bien que les musiciens de l’OFBA soient d’excellents professionnels, ni l’orchestre ni le chef n’ont su rendre justice à l’immense et très riche orchestration de Wagner. Par bonheur, ils ont fait meilleure figure dans la légèreté de la comédie musicale et dans Gershwin.

Une soprano argentine à découvrir ou à redécouvrir

Pour son retour au Teatro Colón, Bryn Terfel n’a pas été le seul soliste sur scène. À ses côtés, on a retrouvé  avec plaisir la remarquable soprano argentine Carla Filipcic-Holm, choisie sans doute par la direction artistique du théâtre parce qu’elle s’est fait une spécialité dans le répertoire allemand – wagnérien surtout – qu’elle a perfectionné avec Siegfried Jerusalem et Reiner Goldberg.

De fait, Filipcic-Holm a déjà chanté, entre autres, Der Rosenkavalier, Fidelio, Die töte stadt, Ariadna auf Naxos, mais aussi Die lustige Witwe, et a interprété plusieurs fois sur scène le rôle d’Isolde – notamment à Gand, Anvers et Montevideo. Elle a aussi été Elisabeth de Tannhäuser à Lübeck et, d’ici quelques jours, sera Senta dans Die fliegende Höllander à Sao Paulo, au Brésil.

Dans la première partie du concert, elle a abordé « Mild und leise », l’air final de Tristan und Isolde qui dépeint la mort de la jeune princesse, transfigurée, sur le corps exsangue de Tristan. Ce « Liebestod » (Mort d’amour), un sommet de la musique romantique allemande, a été l’occasion pour la soprano argentine de laisser s’envoler sa voix souple et expressive jusqu’à l’aigu, puis de diminuer progressivement le son pour livrer un pianissimo final de grande beauté. Ce fut sans doute le moment le plus remarquable de sa prestation.

Sa voix de velours, son expressivité et la plasticité de son phrasé ont aussi rayonné dans la célèbre méditation « Io son l’umile ancella » de l’opéra Adriana Lecouvreur, dans le charmant air « Art is calling for me » (que Kiri Te Kanawa a chanté à maintes reprises) de l’opérette The enchantress (1911) du compositeur américain Victor Herbert, ainsi que dans l’immortel « Summertime » de Porgy and Bess (1935) de George Gershwin.   

Dieu et cordonnier : Bryn Terfel, un wagnérien accompli 

Bryn Terfel est reconnu sur le plan international comme l’un des meilleurs interprètes de Wagner des dernières décennies. Une réputation qu’il n’a pas volée ! Il a abordé les grands rôles de baryton-basse wagnériens sur les scènes lyriques internationales les plus importantes, les a enregistrés à plusieurs reprises, et chante souvent les airs les plus emblématiques du célèbre compositeur allemand un peu partout dans le monde, en concert ou en récital.

Il y était donc en terrain connu dans la première partie du concert, consacrée en entier à Wagner. Comme s’il voulait prouver dès le début qu’il reste aussi imposant que charismatique, le grand chanteur gallois a commencé par les portraits de deux personnages wagnériens bien différents : d’une part, le cordonnier-poète Hans Sachs, le plus connu des Maîtres Chanteurs, puis Wotan, le dieu du Walhalla dans son monologue final de Das Rheingold (« Abendlich strahlt der Sonne Auge ») ainsi que dans la scène qui clôture Die Walküre (« Leb’wohl, du kühnes, herrliches Kind »).

Pour le monologue de Hans Sachs (« Was duftet doch der Flieder »), chanté avec une légère ironie, mais aussi le profond sérieux que le sujet demande (l’innovation en musique versus la tradition académique musicale), Terfel est arrivé sur scène arborant un petit marteau et une chaussure sur laquelle il tapait de temps en temps. À l’opposé, dans les deux monologues de Wotan, surtout dans ses adieux à sa fille Brunhilde, il a brossé un portrait émouvant et humanisé du dieu dont il a souligné l’autorité, mais aussi le pathétique d’un père qui embrasse son enfant pour la dernière fois.

Dans ces œuvres, exigeantes et difficiles, sa prestation a été anthologique. Après 30 ans de carrière sa santé vocale est presque intacte et même ses mezza voce portent loin et emplissent la salle à six étages du Teatro Colon. Il y a eu une ou deux très légères défaillances dans sa prestation ? Sa voix n’a plus l’ampleur d’autrefois ? Mais, qui s’en soucie ! Beaucoup plus que ses moyens vocaux (toujours aussi puissants) et son timbre de baryton-basse (toujours aussi beau), c’est l’intelligence de l’interprète qui est à remarquer : son intellection du texte, sa capacité à nuancer, ses réserves de souffle, son impeccable ligne de chant, sa parfaite diction en allemand, l’attrait magnétique de sa prestation qui n’a pas besoin de décors ni de costumes pour nous plonger dans des univers dramatiques singuliers. Il envoûte le public, sans jamais exagérer, et avec une pointe d’humour subtil quand il le faut.

Bad Boys et standards de Broadway  

Le voyage musical de Terfel s’est poursuivi dans la deuxième partie du concert par deux airs qu’il avait inclus dans son CD « Bad Boys » (2009). Tout d’abord, l’air de Pizarro (« Ha ! Welch’ein Augenblick ») du premier acte de Fidelio, où le chanteur a brossé un personnage sadique et méchant à souhait. Est venue ensuite la « Chanson des sifflets » (« Son lo spirito che nega ») du premier acte de l’opéra Mefistofele d’Arrigo Boito. Le chanteur gallois en a fait une figure maléfique et railleuse, s’appuyant sur son étonnante facilité à siffler haut et fort pour établir une complicité certaine avec le public qu’il a invité à l’imiter – ce qu’ont fait beaucoup de spectateurs -, peut-être pour baisser d’un cran la tension créée par ces pages inquiétantes. Et puis, sur-le-champ, il a raconté (en anglais) une anecdote fort amusante : quand il étudiait cet opéra dans sa ferme, le son strident de ses sifflets rendait fous les chiens de la maison !

Mais Bryn Terfel n’est pas qu’une superstar d’opéra, il s’est fait aussi remarquer en interprétant des comédies musicales, notamment Sweeney Todd  de Stephen Sondheim. Il finira donc sa prestation par quelques grands standards de la comédie musicale américaine, offrant des interprétations aussi soignées que celles des opéras de Wagner, Beethoven ou Boito dont il avait déjà régalé le public.

Dans Fiddler on the roof (1964) de Jerry Bock, comédie musicale qui retrace la tradition d’une communauté juive de la Russie prérévolutionnaire, Terfel a déployé tout son charisme dans la chanson de l’humble laitier juif Teyve « If I were a rich man ». Ont suivi deux pages de l’opéra Porgy and Bess : la populaire berceuse « Summertime » dans la voix de Carla Filipcic-Holm et le beau duo « Bess, you is my woman now », une confession d’amour réciproque, mais au dénouement malheureux, fort bien interprétée par Terfel et Filipcic.

La soirée a fini en beauté avec « Stars », la puissante ballade de la comédie musicale Les Misérables (1980/85) de Claude-Michel Schönberg, basée sur le roman de Victor Hugo. L’interprétation que Terfel a offerte de l’inébranlable inspecteur Javert a été absolument captivante et a déclenché les bravos enthousiastes du public.

Et pour finir, deux bis parfaits

Hélas ! Tout ce qui est bon touche aussi à sa fin. Malgré les applaudissements nourris et les bravos, il était temps pour les artistes de quitter la scène. Heureusement, il y a eu deux encore : une chanson traditionnelle galloise chantée par Terfel avec une douceur parfaite et, cerise sur le gâteau, une amusante et délicieuse interprétation de « Anything you can do (I can do better) » de la comédie musicale Annie get your gun (1950) du compositeur américain d’origine russe Irving Berlin, magistralement servie par Filipcic et Terfel.

En somme, ce fut un public comblé par l’excellente prestation de deux grands chanteurs. Mais, surtout, un concert à la mesure de Sir Bryn Terfel qui, au-delà de ce qu’il a été ou sera, a attesté qu’il est toujours un interprète charismatique et prodigieux, et une présence irradiante qui investit la scène.

Visuel : © Arnaldo Colombaroli