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Bruno Ravella : « Monter Guillaume Tell est un défi, mais chaque difficulté peut être vue comme une opportunité pour le relever »

par Philippe Manoli
03.10.2024

Le metteur en scène Bruno Ravella a accordé un entretien en vidéo à Philippe Manoli le 25 septembre. Celui-ci en a profité pour l’interroger sur sa mise en scène du Guillaume Tell de Rossini qu’il va présenter à l’Opéra de Lausanne à partir du 6 octobre, et sur son travail en général.

Bonjour Bruno Ravella. Merci de vous rendre disponible entre deux répétitions pour répondre à nos questions. Je sais que votre temps est compté.

 

Je vous en prie. Il est vrai que mettre en scène une œuvre aussi longue que Guillaume Tell demande beaucoup d’énergie et beaucoup de temps. Nous ferons la générale piano dans deux jours, et ce soir, il y a un filage des actes 3 et 4. Le planning est serré.

 

Comment choisissez-vous les œuvres que vous mettez en scène ? Vous alternez de grandes raretés comme Polifemo de Porpora, Stiffelio de Verdi, Zoraida di Granada de Donizetti, avec des œuvres du grand répertoire : Rigoletto, Werther, Guillaume Tell, La belle Hélène, les Strauss…

 

Ce sont toujours les propositions des maisons d’opéra qui m’orientent vers les œuvres. Il est d’ailleurs amusant de voir que chacun des directeurs a son idée précise des œuvres qui me conviendraient bien, et ces idées sont fort différentes. J’ai commencé par Intermezzo. Ensuite, j’ai monté beaucoup d’œuvres de Strauss au festival de Garsington : ils m’ont proposé Der Rosenkavalier, et j’ai proposé Ariane à Naxos, et ensuite Salomé à l’Irish National Opera. Les propositions plus originales comme Stiffelio ou Polifemo viennent d’Alain Perroux ou de Claude Cortese, qui pensent que je peux trouver une façon de relever ces défis. J’aime les défis et je suis curieux, je n’ai pas envie de me restreindre à un genre comme le baroque où je me spécialiserais. Je considère qu’il est plus intéressant de trouver son chemin vers une œuvre, quelle qu’elle soit.

 

J’ai découvert votre travail avec la très belle mise en scène que vous avez réalisée de La belle Hélène d’Offenbach, à Nancy en 2018. Je me demandais si vous aviez songé à mettre en scène Guillaume Tell à cause de la parodie du trio patriotique de Guillaume Tell qu’Offenbach réalise dans son opéra-bouffe, et qui relie les deux ouvrages.

 

Et on peut aussi penser à la pomme qui les relie avec « l’homme à la pomme » chez Offenbach. On ne peut éviter d’y penser et, justement, quand nous avons répété le trio, nous avons évité de laisser émerger tout ce qui pourrait rappeler le comique de La belle Hélène. Mais la situation dramatique est si différente que le problème ne se pose pas vraiment. Il est vrai que c’était amusant de retrouver un écho de mon travail précédent.

 

J’aimerais que nous parlions des coupures. Guillaume Tell y échappe rarement. Dans les dernières décennies, seul le festival de Pesaro en 1995 a monté l’œuvre de façon intégrale. Aviez-vous toute liberté ou le directeur de la maison vous a-t-il posé un cadre contraignant ?

 

Oui, la direction a formulé la demande de ne pas dépasser une certaine longueur par rapport à la durée de la soirée, entracte compris. Ensuite, après avoir étudié l’œuvre, je ne souhaitais pas intégrer le ballet. Je voulais travailler avec le chœur, que le chœur représente la communauté, sans qu’arrivent de façon impromptue des danseurs. Donc les parties les plus évidentes à couper ont été les ballets. Cela arrangeait aussi le chef d’orchestre parce que ce sont des coupures nettes et claires : on enlève un numéro, on n’a pas à faire de rafistolage. Il existe aussi des coupures traditionnelles qui correspondent à des répétitions un peu rébarbatives. Par contre, j’ai tenu à rouvrir certaines coupures traditionnelles, pour notamment conserver des moments que je considère comme importants par rapport à certains rôles. L’air de Jemmy, même légèrement coupé, m’a paru important pour que le public se fasse une idée du personnage, il arrive à un moment-clé où Guillaume est au plus bas ; son système de valeurs qui met la liberté au-dessus de la vie des siens se retrouve remis en question par le danger vital qui menace son fils. Quant au quatrième acte, il me semble un peu précipité, à l’opposé du premier où Rossini passe beaucoup de temps à développer les caractéristiques de la communauté avec le chœur, sans réel enjeu dramatique. Au quatrième acte, après l’air et la cabalette d’Arnold, puis le chœur, et à cause des coupures habituellement pratiquées, Hedwige retrouve son fils, puis Mathilde, et tout de suite entre le chœur. Leuthold entre aussi, arrive l’orage, tout le monde meurt en un clin d’œil et on a eu le temps de se rendre compte de rien. J’ai donc tenu à réintroduire la scène des femmes, qui permet de comprendre l’état d’esprit d’Hedwige, toute cette attente, puisqu’elle ne sait pas ce qui s’est passé avant le dénouement. J’ai donc ajouté le trio entre Mathilde, Jemmy et Hedwige, et la belle prière d’Hedwige avec le chœur féminin. On a la scène du début avec les hommes qui décident d’aller se battre avec Arnold, puis les femmes et la prière avant le dénouement. C’est plus équilibré et cela m’a semblé être un bon compromis avec la partition.

 

Et dans un autre contexte, ce serait un autre travail, mais envisageriez-vous de monter l’œuvre intégralement sans coupures ?

 

Ce serait très intéressant, mais ce serait presque une autre œuvre, en effet . Il faudrait alors accepter l’idée que l’œuvre intègre beaucoup de divertissements, ce qui bouscule sa dramaturgie. Il y a une solution à tous les défis, il s’agit de la trouver. Dans cet opéra se mêlent les influences du style académique des Gluck et Mozart, le style propre du jeune Rossini, mais aussi une nouvelle voie pour l’opéra, celle de Verdi et Berlioz. Certains moments sont très dramatiques et ils alternent avec d’autres où la musique n’est plus adaptée au drame. Elle est là pour elle-même, comme dans le bel canto. C’est ce qui fait la difficulté de l’œuvre, cette hétérogénéité qui rend l’intensité dramatique discontinue. De sorte que si on veut jouer toute l’œuvre, on doit accepter la présence de divertissements, la musique de ballet qui est très différente du reste de l’œuvre.

 

Monter Guillaume Tell , c’est toute autre chose que de monter Stiffelio : pour cette œuvre rare, il n’y a pas d’horizon d’attente en termes de mise en scène chez le public, car l’œuvre est presque inconnue. Guillaume Tell est plus connu de tous. Avez-vous été influencé par d’autres mises en scène que vous avez vues ?

 

J’en ai vu plusieurs et en effet, et j’ai perçu un problème : si on veut faire quelque chose de très classique on risque l’ennui, et si on va trop dans un sens moderne, on peut bousculer l’œuvre. Les mises en scène existantes me permettent de me rendre compte des défis que je devrai relever. Je recherche l’humanité des personnages pour les rendre crédibles. Guillaume n’est pas un héros désincarné, c’est un homme qui finit par incarner une figure héroïque. Mais il a ses faiblesses, qui font sa profondeur. Pour Stiffelio, je n’avais en tête que la production de Covent Garden de 1992, que j’avais vue à l’époque, et qui m’avait donné une idée positive de l’œuvre, ce qui fait que quand Claude Cortese m’en a parlé, je partais d’une image positive. Le challenge, dans Stiffelio, était paradoxalement un peu le même que pour le quatrième acte de Guillaume Tell : comment résoudre le final qui se précipite en un rien de temps ?

 

Justement, Piotr Kaminski dans son ouvrage Mille et un opéras (chez Fayard) estime que la mise en scène de Guillaume Tell recèle trois défis impossibles à relever pour un metteur en scène : deux traversées du lac et un tir d’arbalète. Comment les avez-vous relevés ?

 

Il est vrai que ce n’est pas facile. D’ailleurs, la fin est ardue : quand Guillaume saute de la barque sur le rocher et tue Gessler, la musique change, mais il n’y a aucun palier dramatique par rapport à l’orage qui précède. C’est un vrai problème. Après l’orage, Tell rencontre de nouveau sa femme et son fils, d’un coup on entend des soldats dans le lointain, c’est un autre style de musique, avec l’entrée de Gessler. Mais il ne se passe rien : pendant ce temps, Hedwige dit : « C’est lui ! », on a un silence et il tue Gessler. Cela pose un gros problème de rythme et c’est un vrai défi. Par ailleurs, ce qui se déroule est clair si on lit le livret seulement, mais si on ne respecte pas les didascalies, c’est abscons pour le spectateur qui ne saura pas d’où les personnages arrivent et dans quel but. Pour ce qui est de la première traversée, j’ai choisi de la faire en coulisses. Pour ce qui est de la seconde par contre, avec mon scénographe Alex Eales, nous avons voulu montrer la traversée, car l’orage dure tout de même deux minutes. Nous l’avons presque traité comme un livre d’images racontant la légende de Tell. Nous le montons d’une façon légèrement stylisée. C’est nécessaire pour la compréhension de l’action.

Jean-Sébastien Bou, Luigi De Donato, Elisabeth Boudreault en répétitions à Lausanne.

 

L’exigüité du plateau de Lausanne n’était-elle pas aussi une contrainte pour monter une telle œuvre ?

 

Oui, c’est un petit plateau, mais la salle est telle que tout se lit aisément. Le public est très proche et finalement cela permet d’aller dans des détails qui n’auraient pas de sens ailleurs. On dessine en fonction du plateau, bien sûr. Il est assez profond, d’ailleurs, on bénéficie de suffisamment de place en coulisses. Le chœur maison n’est pas énorme, alors que l’œuvre demande un chœur important, on ne l’a pas ici, mais je pense que ça fonctionne tout de même.

 

Avez-vous participé au choix de la distribution, ou vient-elle du directeur de l’opéra ?

 

Elle vient du directeur de l’opéra : c’est Claude Cortese qui propose et on se met d’accord.

 

Je me permets une question en forme de commentaire sur cette distribution, qui est de qualité, mais qui me semble peut-être spécifiquement adaptée aux lieux, avec certaines voix un peu moins larges que ce qu’on a l’habitude d’entendre dans les rôles majeurs, était-ce une volonté affichée ?

 

Non, non, je ne pense pas. Ils ont tous le volume nécessaire à mon avis.

 

On peine à croire que cette œuvre n’a jamais été jouée à Lausanne où trône une statue de Tell à quelques encablures de la maison d’opéra. C’est donc un moment historique pour cette maison, mais vous avez dit que cela reste un défi que vous pouviez relever en tant qu’Italien francophone. Pouvez-vous développer cette idée ?

 

Oui, c’était un petit clin d’œil, mais en réalité j’étais intimidé par l’ouvrage. D’ailleurs, pour ce que j’en ai déjà vu, je n’ai pas trouvé satisfaisante la façon dont il était monté. La longueur est un élément à apprivoiser, comme le style rossinien, auquel je ne m’étais jamais confronté. Cela peut faire peur, d’autant que c’est la première production de la première saison d’un nouveau directeur : on ressent une vraie pression, et c’est en soi un monument qui intimide. C’est un peu comme le Rosenkavalier ou la Tétralogie, se confronter à ce genre d’œuvre phare, c’est quelque chose ! Mais mon fonctionnement me pousse à voir dans les problèmes posés par les œuvres des opportunités pour y entrer. Par exemple ce premier acte si long permet ensuite de donner sens à l’arrivée des Autrichiens et de Leuthold.

 

Julien Dran, Olga Kulchynska en répétitions à Lausanne

 

Vous disiez en interview que Rossini oppose l’exactitude historique au pouvoir mythique et que c’est passionnant. Comment cela résonne-t-il dans votre mise en scène ?

 

J’ai essayé d’imaginer Rossini à Paris après la Révolution française, confronté aux commandes officielles, avec l’idée de créer une œuvre où résonne un combat pour l’indépendance, qui n’est pas encore le Risorgimento de Verdi, mais qui l’anticipe. Par ailleurs, Rossini a développé des éléments par rapport au drame de Schiller qui est à l’origine du livret, faisant participer Guillaume au serment de Grütli par exemple. J’ai donc essayé d’intégrer à ma mise en scène le développement du mythe de Tell. Après le fantastique chœur qui clôt l’œuvre, on verra vraiment comment l’homme devient mythe.

 

La musique de Rossini est beaucoup tournée vers la nature, elle se pare d’harmonies imitatives, de chants de paysans au premier acte. Comment mettre cela en scène sans tomber dans le naturalisme de carte postale ?

 

C’est tout le problème du premier acte. Je me suis inspiré de l’œuvre de Ferdinand Hodler, un peintre suisse qui a beaucoup représenté la nature suisse, les lacs et les montagnes. J’ai voulu monter au premier acte les gestes simples de bûcherons et les robes simples des femmes, dans une vision liée aux couleurs de Hodler, point de départ qui permet ensuite de faire surgir le drame dans un contexte de vie rurale traditionnelle. Le début du premier acte a en effet un aspect artificiel. La vie communautaire est à ce point idéalisée qu’elle en paraît factice. Alors qu’elle est sous occupation depuis cent ans, on croit voir une Arcadie où tout semble tranquille alors qu’on entend en coulisses les cors des Autrichiens qui menacent. Mon idée est de mettre le public en confiance, de l’engourdir avec cette joliesse lisse, pour que le choc de l’arrivée de Leuthold et des Autrichiens soit plus sidérant et ramène le public à la réalité de l’occupation militaire. Ainsi cette tranquillité de surface n’était qu’un vernis, un artifice masquant la réalité politique. On recrée des images et des cérémonies ancestrales pour fonder un récit politique qui masque l’occupation et ses affres, laquelle apparaît de plus en plus au fil des actes et déchire ce tissu fallacieux. Au second acte, on dépasse cette nature idéalisée pour monter la réalité de la nature abîmée. Mathilde parle de belle forêt sombre, mais la réalité, c’est qu’elle n’est pas préservée, la suite le montre vite. L’oppression est visible dans plusieurs dimensions.

Ferdinand Hodler, Le Mönch dans les nuages, huile sur toile, 1911

 

Bruno Ravella, je vais vous poser maintenant des questions un peu plus personnelles. Ce qui me frappe, c’est votre discrétion. En effet, on ne sait rien de vous, mises à part les deux lignes de biographie qu’on lit un peu partout : votre naissance au Maroc de parents italien et polonais, vos études en France (ce qui nous permet de réaliser cette interview en français) et votre installation à Londres. À Dijon, pour la reprise de Stiffelio, vous avez donné quelques éléments de votre vie personnelle, notamment votre découverte de l’opéra par l’intermédiaire du film de Zeffirelli, La Traviata, qui vous a amené à écouter tous les opéras de Verdi. Ce qui vous a poussé ensuite à mettre en scène uniquement des opéras. Est-ce vraiment un choix de ne pas parler de vous en interview en général, de mettre l’œuvre en avant et rien que l’œuvre ?

 

C’est une très bonne question… Je suis assez pudique de façon générale, et ce depuis toujours, même dans le cadre familial. Cela doit venir de là. Je suis quelqu’un de timide au fond, plutôt introverti, je ne tiens pas à me mettre en avant. Peut-être est-ce lié au fait que j’ai commencé tard à mettre en scène, c’est vraiment comme un rêve qui est devenu réalité, à tel point que je ressens comme une chance, comme un privilège de pouvoir développer ma vision d’un œuvre.

 

Quoi qu’il en soit, il me semble que votre vision de l’œuvre est faite en partie de ce que vous êtes, et cette partie de vous, vous décidez de la mettre au service de l’œuvre sans la dévoiler pour elle-même, tandis que certains de vos collègues mettent en avant leurs obsessions pour en faire une sorte de langage général et répétitif dans lequel ils essaient de traduire toutes sortes d’œuvres, souvent de façon forcée. Chez vous, je suppose que c’est présent, mais que ça reste codé, implicite. C’est sans doute présent dans votre travail sans qu’on le perçoive vraiment. Et d’ailleurs il n’est pas forcément utile qu’on le sache vraiment.

 

Devrais-je le faire plus apparaître ? Faut-il donner ces clés ?

 

Non, je ne le pense pas ! Je pense que le spectateur ou le critique doit faire ce travail de son côté, s’il perçoit des invariants qu’il peut voir comme signifiants dans votre travail, cela peut l’éclairer, mais il faut avoir vu beaucoup de vos productions pour faire ces liens.

 

Je n’en ai pas conscience moi-même, je ne me suis jamais posé la question. Mais je me souviens que lors d’une production à Garsington, quelqu’un m’a donné certaines de ces clés, en me disant : « Dans ton travail, on retrouve toujours ceci…cela ». C’est très intéressant de se rendre compte que quelqu’un qui a un point de vue extérieur peut percevoir ce qui est typique de notre travail. Cela m’a été utile vraiment parce que je n’en avais pas conscience.

 

À nous de faire ce travail de décryptage, alors ! Vous dites, par ailleurs, toujours dans l’interview dijonnaise, que vous travaillez avec les chanteurs et vous expliquez que vous faites l’effort de les comprendre assez bien. Dans cette production de Guillaume Tell, y a-t-il eu des moments où vous avez dû faire particulièrement attention à l’impact de la mise en scène sur le confort des chanteurs, sur leur capacité à chanter, comme l’air d’Arnold au quatrième acte ?

 

J’ai conscience que je travaille dans l’opéra et je n’essaie pas de travailler contre la forme même de l’opéra. Les chanteurs doivent être entendus au-dessus de l’orchestre, certaines contraintes s’imposent et doivent être prises en compte. Il y a des moments très difficiles, comme en effet l’air d’Arnold, où le chanteur préfère ne pas trop bouger à cause de la difficulté technique. Je suis attentif aussi à l’inverse, aux moments où le chanteur peut en avoir plus besoin, car s’il n’est pas en mouvement, cela le rend plus tendu. C’est un dialogue avec les chanteurs. Pour Mathilde aussi, il y a des moments de bravoure dans la colorature, où il faut que la chanteuse soit à l’aise.

 

Bruno Ravella, Olga Kulchynska, Géraldine Chauvet, Elisabeth Boudreault en répétitions à Lausanne

 

Et j’imagine que vous avez l’habitude de poster quelqu’un dans la salle en divers endroits pour vérifier si les voix passent, si la balance avec l’orchestre est correcte…

 

Non, ça je le fais moi-même. Ainsi, si quelque chose ne fonctionne pas, je le sais et je n’insiste pas.

 

Donc, au-delà de votre plan préétabli, vous êtes en perpétuelle adaptation, rien n’est figé ? C’est un « work in progress » permanent ?

 

J’ai mes idées, et dans ma partition, j’ai tout un plan. Mais dès que commencent les répétitions, cela peut complètement changer. Et on découvre beaucoup de choses, quand on monte une œuvre pour la première fois. Quand il s’agit d’œuvres très connues, comme La Traviata, on fait face à des invariants, on sait où on met les pieds. Mais dans des œuvres moins souvent montées, on découvre plus de choses au cours du travail, l’œuvre nous découvre son squelette interne, ce qui peut être fait et ce sur quoi l’on bute.

 

Si je comprends bien, vous courez le risque que le temps imparti pour les répétitions devienne trop court par rapport à ce qui était envisagé comme travail ?

 

Oui, c’est un risque ! Disons que j’ai appris très vite qu’il faut coûte que coûte arriver à la fin ! (rires). En tant qu’assistant, j’ai vu des productions où l’on perd tellement de temps au début que le dernier acte est bâclé. Il faut l’éviter absolument. Il faut avoir une trame sur laquelle on peut ajouter et retrancher des éléments sans perdre l’équilibre global.

 

De combien de temps avez-vous bénéficié pour cette production de Lausanne ?

 

Beaucoup de temps : cinq semaines. Avec une œuvre aussi longue, cela me semblait nécessaire. Il y a tellement à faire, notamment avec le chœur. Rien que le premier acte est si long qu’il représente en fait deux à trois actes d’autres œuvres !

 

Vous travaillez plus ou moins régulièrement avec la même équipe de décorateur, costumier et scénographe autour de vous. Est-ce le cas pour cette production ?

 

J’ai déjà travaillé un Rigoletto à Saint-Louis aux États-Unis avec le scénographe, Alex Eales. Pour ce qui est des costumes, je découvre Sussie Juhlin-Wallèn ; c’est la première fois que je travaille avec elle. Alex Eales a pensé que son travail convenait bien à ce que l’on voulait faire. Je découvre aussi Christopher Ash, pour les lumières, qui a dû remplacer la personne prévue, qui a quitté le projet pour des raisons personnelles. Mon assistant à la mise en scène est aussi chorégraphe, c’est Carmine de Amicis, j’ai travaillé avec lui pour Stiffelio. Mais c’est bien aussi de changer un peu l’équipe autour de soi.

En effet, beaucoup de metteurs en scène travaillent toujours avec la même équipe, surtout le scénographe et ils finissent par plaquer leur univers sur chaque œuvre, ce qui n’est pas très pertinent.

 

J’y ai pensé, je me suis demandé si c’était un problème. Je préfère en effet trouver un prisme adapté à chaque oeuvre plutôt que d’adapter l’œuvre à ma vision du monde. Je suis peut-être sur ce plan influencé par mon éducation française, par l’esprit cartésien qui en résulte, l’idée même de l’explication de texte, qui fait que je pars du texte, et de la musique de sorte que les images me viennent soit du texte soit de la musique. Et à partir de ces images, je développe ma mise en scène « de l’intérieur ». Rien ne vient de l’extérieur a priori, je n’ai pas une façon de voir générale qui s’adapte à tout. Cela doit toujours rester en accord avec ce que l’on entend.

 

Géraldine Chauvet, Elisabeth Boudreault en répétitions à Lausanne

 

Vous évitez ainsi de tomber dans le travers de tant de productions actuelles. Par ailleurs, percevez-vous des différences d’approche générale selon les pays, qui font que votre travail doit y être adapté ?

 

Oui. Mais j’ai tendance justement à travailler dans des pays où l’approche est similaire. Je ne travaille pas en Allemagne. Si je travaillais en Allemagne, je devrais avoir une approche assez différente. La clarté de la narration prime pour moi. En Allemagne, je travaillerais avec des scénographes différents et une esthétique très différente, je prendrais d’autres risques. Mon approche fonctionne dans les pays où je travaille pour le moment.

 

Et la France ? Avez-vous noté des attentes particulières, un climat original que nous ne remarquons pas, nous qui y sommes baignés ?

 

Je ne sais pas. J’ai fait mon éducation visuelle de l’opéra en France, à Strasbourg, puis à Nice, à Marseille. Il y a des disparités dans ce que l’on voit monté en France, sur le plan esthétique. Ce que je fais fonctionne avec le public et c’est l’essentiel. Certaines maisons d’opéra ont des traditions et donc des attentes différentes, les directeurs aussi ont leurs attentes. L’essentiel est que le public comprenne et adhère à ce que je propose.

 

Avez-vous une responsabilité dans la reprise de vos mises en scène par les maisons d’opéra ? Stiffelio a été repris, Polifemo aussi, mais par contre La belle Hélène de Nancy, qui m’est chère, ne l’a pas été.

 

J’aurais adoré refaire cette Belle Hélène. Offenbach est un compositeur très difficile à monter. Il faut faire monter la mayonnaise sans qu’elle retombe, et cela réclame beaucoup d’idées, beaucoup d’inventivité. Et je ne voulais surtout pas tomber non plus dans l’humour gras, ce qui est un biais très fréquent dans ce répertoire. D’ailleurs, je repense à une de vos questions précédentes, c’est peut-être une spécificité française : il existe deux humours, l’un plus fin, l’autre plus grossier, et je ne voulais pas tomber dans ce travers, je voulais garder une certaine classe, une certaine tenue, et c’est très exigeant. Je ne voulais pas qu’on retrouve les toges et les marqueurs de la Grèce antique, que l’on a beaucoup vus et qui justement risquent de nous pousser vers la parodie un peu lourde. Chez Offenbach, pour chaque air, chaque duo, chaque chœur, il faut trouver des idées, et donc après cette première expérience, j’aurais aimé la refaire, pour que tout soit parfaitement en place, avec quelques nouvelles idées. J’aurais beaucoup aimé, mais cela ne s’est pas fait. Je ne sais même pas si la production existe encore, ou si les décors ont été détruits, car il est difficile pour les maisons de les garder trop longtemps sans les utiliser.

Pour ce qui est des reprises, je ne suis pas toujours disponible pour les assurer, comme en ce moment où Polifemo est repris à Lille, tandis que je monte Guillaume Tell à Lausanne. Je vais y aller ce week-end pour la générale continuo, pour assurer la reprise et donner quelques notes qui aideront l’équipe (l’annulation d’un avion vers Lille ne l’a pas permis finalement NDLR). Bien entendu, si je le peux, je le fais moi-même, c’est toujours une bonne expérience de remettre l’ouvrage sur le métier, et l’adapter en fonction des chanteurs qui sont souvent différents.

 

Philippe Talbot, Éric Huchet, Mireille Lebel, Opéra National de Lorraine, La Belle Hélène, 2018

 

Justement, êtes-vous comme les chanteurs ? Avez-vous un agent qui vous représente ou négociez-vous seul avec les directeurs d’opéras ?

 

J’ai un agent, mais comme je développe des contacts avec les maisons, souvent ces contacts qui mènent à des contrats viennent de moi. Je développe ces contacts petit à petit quand je travaille quelque part.

 

Merci infiniment pour le temps que vous nous avez accordé, Bruno Ravella. Bon courage pour mener cette production à bon port. Il vous reste quelques encablures avant la première du 6 octobre (ensuite il restera quatre autres dates jusqu’au 15 octobre).

 

Merci à vous !

 

 

Visuels :

La belle Hélène : image © Patrice Saucourt / L’EST REPUBLICAIN.

Images des répétitions de Guillaume Tell à Lausanne © Carole Parodi

Image initiale © Carole Parodi

Ferdinand Hodler tableau © 2010 – 2024 Thomas Crauwels