Le « Ring », pièce maitresse de l’opéra allemand, poursuit son cycle dans la mise en scène triviale et volontairement à contre sens de Valentin Schwarz. Heureusement, les artistes incarnent merveilleusement bien leurs personnages sous la direction de Simone Young qui dirige, invisible mais bien présente, depuis la fosse de Bayreuth. Un final très réussi achève de rendre justice à Wagner.
Disons-le tout de suite : le final du premier jour du Ring, Die Walküre (la Walkyrie) est l’un des plus beaux moments d’une mise en scène très décevante de Valentin Schwarz.
Suivant enfin le récit de Wagner, Schwarz montre un Wotan anéanti par la succession de malheurs qu’il a lui-même provoqués. Écroulé, déchiré, il sanglote alors que le panneau s’est refermé sur Brünnhilde condamnée au sommeil profond.
Alors arrive Fricka avec un simple chariot de service et une unique bougie, feu fragile dans la pénombre du désespoir. Elle lui offre un verre de vin, il le boit puis le jette rageusement au sol, et posant un chapeau sur sa tête, il quitte le plateau devenu Wanderer pour la troisième partie de ces drames lyriques qui constituent l’Anneau des Nibelungen.
Mais pour cette seule vraie réussite, que de ratages, de contresens, de caricatures inutiles qui étalent une faiblesse de la pensée incapable d’imaginer une modernisation des légendes de la Tétralogie respectant, au moins, l’un des principes de l’histoire : l’amour incestueux des jumeaux de Wotan qui donnera naissance au puissant et intrépide Siegfried.
Car lorsque le rideau s’ouvre sur la hutte de Hunding, outre le fameux frêne déjà écroulé, alors qu’il n’est censé l’être que plus tard dans le récit du Ring et qu’il porte l’épée Notung (détresse) que Siegmund parviendra à lui arracher, Sieglinde est déjà enceinte de manière visible et sans équivoque. Elle et Siegmund, qui vient d’apparaître à son tour, sont pourtant encore en train de se chercher avant de faire connaissance, de reconnaître leur parenté et même leur géméllité et de tomber amoureux l’un de l’autre.
Avec une telle supposition, Schwarz fait à coup sûr parler de lui, mais en même temps il supprime d’un trait de plume toute la logique wagnérienne du premier acte. On ne sait pas d’ailleurs de qui elle est enceinte ? Sans doute de Wotan qui la regarde avec lubricité un peu plus tard dans l’histoire façon Schwarz.
Mais ce grave manquement à l’un des fondements (audacieux) du Ring flanque de toute façon toute l’histoire par terre.
Pour quel intérêt ? Impossible à savoir ! Depuis quatre ans, aucun critique ne trouve le moindre sens ou la moindre lueur d’intelligence à ce choix. L’amour des jumeaux et l’être exceptionnel qu’ils enfantent est l’une des trames essentielles du Ring.
Changer cela, c’est parler d’autre chose. Et quand Sieglinde, désespérée par la mort de Siegmund, se résigne à mourir, c’est la révélation par Brünnhilde du fait qu’elle porte l’enfant de Siegmund, qui sera le plus grand et pur héros que le monde aura connu, qui la convainc de fuir et de se cacher dans la forêt…(évidemment tout ceci est incompréhensible pour celui qui aura remarqué l’état de Sieglinde dès sa première apparition, le déguisement choisi mettant en valeur sa grossesse).
C’est sans doute le plus grand reproche que l’on peut faire à cette mise en scène qui manque par ailleurs de qualités et d’élégance et invente toute sorte de faits étrangers à l’histoire écrite par Wagner (qui n’en manque pas pourtant) tels ces petites walkyries qui rendent hommage à un cercueil blanc, qui s’avère (d’après le portrait) être celui de Freia.
Bref tout ceci n’a ni queue ni tête, et Schwarz pousse le (mauvais) goût jusqu’à faire des valeureuses Walkyries un ramassis de bimbos se prélassant dans la salle d’attente d’une clinique de chirurgie esthétique tout en martyrisant de temps à autres les distingués guerriers qu’elles ont ramené comme trophées.
Son obsession pour une mystérieuse pyramide translucide qui passe de main en main, et que l’on retrouve ensuite dans le décor en taille réelle, représente sans doute une sorte de Graal (mais on n’est pas dans Parsifal), une miniature de la montagne au sommet duquel se déroule l’acte 3, sans doute, mais là aussi, on cherchera en vain la pertinence du symbole choisi alors que les récits des protagonistes sont source d’histoires merveilleusement bien racontées, dont la trame n’est que lointainement retenue par Schwarz.
De la même manière, c’est dans l’œuvre elle-même que les personnages sont en quête d’identité, et de références nominales. C’est un thème classique chez Wagner : le héros (Parsifal, Lohengrin, Siegmund) a un problème avec son nom, son véritable patronyme, et il existe toujours une scène où ce « nom » est interrogé et/ou révélé. Schwarz démultiplie, bien inutilement, tant le propos chanté est clair, les portraits des uns et des autres brandis ou découverts successivement sans qu’on voit très bien, une fois encore, quel aspect il a voulu explicitement souligner.
Quant au fait de supprimer la célèbre lance de Wotan ou la non moins célèbre épée de Siegmund pour en faire de vulgaires pistolets, c’est l’une des plus mauvaises idées de ce qui se veut être un scénario pour série américaine sous forme de thriller et n’est que le mauvais travail d’un metteur en scène en panne d’inspiration.
Plusieurs Ring ont été produits parallèlement à celui de Bayreuth, comme ceux de Stephan Herheim (Berlin), Dimitri Tcherniakov (Berlin), Andreas Homoki (Zurich). D’autres sont en cours, parmi lesquels on citera comme exemple, celui de Tobias Kratzer à Munich, qui propose un Rheingold tout à fait passionnant et pourtant modernisé et transposé.
Heureusement, la partie musicale est d’une toute autre qualité, notamment grâce à la cheffe Simone Young qui a acquis une incontestable maitrise de la musique de Wagner, même si l’acte 1 n’offre pas suffisamment de contrastes entre les parties lyriques, romantiques presque classiques et les élans héroïques où les thématiques se développent avec hardiesse.
Quelques maladresses sont rapidement corrigées dans les deux actes suivants où la démonstration est magistrale et l’harmonie avec les chanteurs absolument parfaite, notamment lors des longs échanges entre Wotan et Fricka, puis Wotan et Brünnhilde et enfin, lors de la scène finale où le désespoir de Wotan signe la fin d’un monde (celui des dieux invincibles, celui des oligarques tout puissants) et où l’orchestre se fait à son tour émouvant, sincère, déchirant à l’instar du désespoir fabuleusement interprété de Wotan.
Simone Young pourra décevoir ceux qui attendent surtout de la Walküre, le « tube » de la Chevauchée, qu’elle rend moins pompier, moins éclatant, plus complexe, avec cette faculté qu’elle a de souligner les fameux thèmes qui sont autant de pistes passionnantes dans le cheminement musical et tragique du Ring, l’histoire d’une déchéance. Mais nous avons apprécié son style.
Quoiqu’on pense d’un timbre prématurément vieilli, le Wotan de Thomas Konieczny en impose à coup sûr dans cet opus où il tient la vedette durant la plupart des actions importantes. Comme la veille dans das Rheingold, le baryton met quelques mesures (et phrases musicales) à stabiliser un vibrato d’usure qui rend son chant assez aléatoire au tout début. Par la suite et notamment en chauffant sa voix, il parvient à un équilibre peu à peu fascinant d’intelligence musicale, véritable incarnation contrastée de ce personnage autoritaire et puissant, mais qui a ses fêlures. Les limites du tyran tiennent à la part d’humanité qu’il réserve à ses enfants, Siegmund qu’il se résigne à tuer uniquement pour satisfaire les exigences de sa femme Fricka contre ces bâtards que sont les jumeaux, et Brunnhilde que cette machination conduit à désobéir et qu’il devra, la mort dans l’âme, cruellement punir tout en signant par là-même son propre anéantissement.
Si Schwarz peine à rendre compte de cette complexité des sentiments et des comportements, Thomas Konieczny, de son côté, désormais habitué au rôle, domine largement son sujet et nous rend humain, très humain, ce Wotan qui nous arrache une compassion voire une incontestable empathie.
La voix est très puissante et Konieczny la contrôle de mieux en mieux au cours de la soirée, nous offrant une palette de couleurs, de nuances, d’expressivité dont il ne faisait guère usage dans l’Or du Rhin. Il offre une prestation tout à la fois scénique et vocale qui fera date dans l’incarnation de Wotan.
Parmi les habitués de ces différents rôles emblématiques de la journée du Ring la plus jouée dans le monde (et dont l’acte 1 est souvent donné seul en concert), la Brünnhilde de Catherine Foster est une valeur sûre et la voix apparait étonnamment jeune après tant de sollicitations pour un rôle réputé très difficile. Certes, surtout lors de sa première apparition, quelques scories sont encore très légèrement présentes dans sa voix mais rapidement, celle-ci se fait claire, ronde, agréable et presque juvénile pour une Walkyrie séduisante et touchante dans sa sincérité et son honnêteté.
Christa Mayer est également une vétéran du rôle, de Wagner et de Bayreuth. Elle n’a pas non plus le timbre le plus séduisant du monde mais elle endosse le rôle de Fricka avec beaucoup de passion et de personnalité et l’ensemble de sa prestation est à la hauteur de l’enjeu, tant sur le plan vocal que scénique puisque Schwarz la replace sans cesse dans la contemplation (muette) des conséquences de ses exigences de l’acte 2 ce qui semble totalement la réjouir d’ailleurs.
Michael Spyres assurait son deuxième Siegmund après une prise de rôle remarquée mais notée généralement comme perfectible, l’an dernier sur la colline.
Sans doute encouragé par le formidable (et justifié) accueil de son tout nouveau Walther dans Die Meistersinger il y a deux jours, le ténor américain semble totalement à l’aise dans le rôle, abordant magnifiquement et avec une jouissance évidente toutes les difficultés célèbres de l’exercice. Lyrique et romantique dans un Winterstürme de rêve, il parvient beaucoup mieux que l’an dernier à projeter ses aigus dans les parties plus héroïques, notamment dans les conclusions solennelles de ses engagements envers Sieglinde à l’acte 2.
Malgré de très légères dissociations dans la trame de sa voix (très riche en harmoniques) lors de certaines longues notes aiguës, et de petites erreurs d’attaque de ses « Wälse » et de son « Notung » qui trahissent une difficulté maintenue à dominer la partie purement heldenténor, Spyres livre un portrait touchant et très convaincant d’un Siegmund dont il possède désormais toutes les clés et qu’il pourra aisément murir à l’avenir.
Le rôle de Sieglinde devait être tenu comme l’année précédente par la soprano danoise Lise Davidsen mais, à la suite d’un heureux événement (des jumeaux justement !), elle a cédé sa place à Jennifer Holloway, qui, sans démériter pour autant, accuse quelques stridences dans les aigus, quelques faiblesses dans la projection, et surtout dans le suivi d’une ligne de chant parfois erratique. Elle n’en est pas moins touchante et authentique et à ce titre, très bien accueillie par le public lors des saluts.
Quant à Vitalj Kowaljow, il impressionne en Hunding et défend sa partie avec force, sans cesse vindicatif et menaçant, campant un mari de Sieglinde particulièrement antipathique.
Les Walkyries alignent de très beaux timbres et une vitalité impressionnante, qui correspond bien davantage aux personnages imaginés par Wagner qu’aux élégantes et superficielles obsédées de leur apparence imaginée par Schwarz.
Wagner finit toujours par s’imposer et c’est tant mieux !
C’est la dernière année de ce Ring imaginé par Valentin Schwarz et l’on n’est pas malheureux de passer à autre chose.
L’année prochaine, l’intelligence artificielle prendra le relais et transformera toutes les productions précédentes du « Ring » en quelque chose de nouveau. Le concept est baptisé « RING 10010110 – from Myth to Code » et le Ring sera dirigé par Christian Thielemann.
Mais l’événement de cette édition 2026 qui fêtera le cent-cinquantième anniversaire du prestigieux festival, sera incontestablement et pour la première fois sur la colline, la présence d’une œuvre du « jeune » Wagner, Rienzi avec Andreas Schager dans le rôle-titre et sous la direction de Nathalie Stutzmann.
Die Walküre de Richard Wagner, festival de Bayreuth, séance du 27 juillet 2025.
Visuel : © Enrico Nawrath.