L’événement du Festival de Gstaad en cette édition 2024, était sans nul doute ce concert littéralement mis en scène, offrant l’une des plus belles pages des œuvres opératiques de Wagner, l’acte 2 de Tristan et Isolde, chanté (et joué) par un couple lyrique fort bien assorti, le ténor Jonas Kaufmann et la soprano Camilla Nylund. Ce fut donc une première fois sous le chapiteau à Gstaad, puis à Baden Baden où nous étions pour une soirée d’exception.
Fondé en 1957 par le célèbre violoniste Yehudi Menuhin, le festival de Gstaad en Suisse est devenu un événement musical important de l’été. En 2023, le festival a inauguré un cycle de trois ans, baptisé « changement ». L’année 2024 est placée sous le signe de la « transcendance » et a accueilli, outre cette soirée Wagner de prestige – dédoublée au festival de Baden Baden – des œuvres telles que « Métamorphoses » de Richard Strauss , «Verklärte Nacht» de Arnold Schönberg, «Les Planètes » de Gustav Holst, la Symphonie n° 1 de Gustav Mahler «dal inforno al’paradiso» et la Symphonie n° 7 d’Anton Bruckner.
Le « Prélude » et « l’Enchantement du Vendredi saint », extraits de Parsifal, ouvraient la soirée avant le morceau de choix et l’on est immédiatement émerveillé par la qualité du Gstaad Festival Orchestra, composé des meilleurs musiciens et musiciens des principaux orchestres suisses, sous la direction énergique et inspirée de Sir Mark Elder.
Ce dernier a disposé la cohorte des violoncelles au centre de l’orchestre, entre deux séries de violons et altos, ce qui permet ce point d’appui en clé de fa qu’affectionnent de nombreux chefs d’orchestre dans cette instrumentation riche et complexe de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Et dès les premières notes du célèbre Prélude, dès les premiers accords, on pénètre dans cette atmosphère éthérée voulue par Wagner pour figurer la brume et le mystère qui entourent le château où siègent les chevaliers du Graal. Cette étrange alchimie sonore formée par les violons et les bois, nous entoure d’une sorte de brouillard cotonneux, où la beauté de chaque pupitre ressort de l’ensemble. Les tempos ont la lenteur requise donnant à ce Prélude la langueur que l’on attend tandis qu’on imagine presque les tours du château apparaître dans la brume lorsque la musique se fait plus solennelle, avant le récit de Gurnemanz. Les crescendos sont délicats, tout juste perceptibles, glissant avec légèreté pour ne jamais briser le charme incroyable de cette atmosphère unique et les tempos adoptés par le maestro soutiennent en permanence cet art révolutionnaire de l’orchestration où les leitmotive s’égrènent peu à peu dévoilant les thèmes de chaque personnage.
« L’enchantement du Vendredi Saint », situé au troisième et dernier acte, souligne la dimension mystique et mythique de Parsifal, ce « festival scénique sacré » comme le nommait Wagner, véritable vision contemplative de la nature qui renait au printemps après les longues errances du héros qui peine à retrouver le chemin de Montsalvat pour y sauver Amfortas et le libérer des sortilèges qui le maintiennent blessé dans d’atroces souffrances. Et l’on termine cette première partie du concert où l’orchestre, admirable, donne la mesure de cette musique exaltante et extatique sous la baguette de Sir Mark Elder, musicien sensible et précis. Cet « oratorio de la Rédemption » comme le nommait Thomas Mann, dernier ouvrage lyrique de Wagner, testament spirituel et musical, est magistralement illustré par ces deux sublimes morceaux même si l’on aurait sans doute attendu aussi le Prélude de Tristan pour introduire la deuxième partie du concert.
L’acte 2 de Tristan und Isolde est un drame à lui tout seul qui voit l’amour irrésistible qui attire Tristan vers Isolde, et Isolde vers Tristan, se nouer peu à peu dans le jardin où ils se sont donné rendez-vous. Et le plus long duo de l’histoire de l’opéra (il dure trois quart d’heure) nous a bouleversé.e.s par son intensité et son authenticité.
Cette lente descente dans les enfers de l’amour fou, la fusion de deux êtres saisis par la passion, le choix de vivre ensemble au risque d’en mourir, se conclue par le fascinant « So stürben wir/um ungetrennt/ewig einig/ohne End’,/ohn’ Erwachen/ohn’ Erbangen/namenlos/in Lieb’ umfangen/ganz uns selbst gegeben/der Liebe nur zu leben ! » (Ainsi nous mourrions, pour n’être plus séparés, éternellement unis, sans fin, sans réveils, sans crainte, oubliant nos noms, embrassés dans l’amour, donnés entièrement l’un à l’autre, pour ne plus vivre que l’amour !).
Les artistes nous ont proposé une très belle mise en scène qui transforme cette version concert en tableaux vivants fort bien exécutés dans l’espace situé devant l’orchestre sur la très grande scène du festival. L’action est fort limitée dans cet acte principalement consacré à l’étonnant dialogue amoureux noué entre les deux héros, qui expriment séparément leur attirance réciproque avant de se rapprocher et de chanter ensemble à deux voix étroitement unies, alors que l’on passe d’un style plutôt « héroïque » après le très court Prélude à l’acte 2, à la douceur du legato purement lyrique qui enveloppe les deux amants fusionnels.
Outre la longueur, le duo exige des interprètes une véritable incarnation qui passe de l’exaltation enthousiaste où les paroles se bousculent avec force dès le « Isolde, Geliebte » / « Tristan, Geliebte » et où les amants crient leur passion réciproque irrépressible, à la douceur résignée de l’extase où le beau chant doit l’emporter après l’agitation de la première partie de l’acte, avant d’y revenir. Et cette infinie douceur est brutalement interrompue par l’intervention de Brangäne annonçant l’arrivée du Roi Marke qu’Isolde a épousé. La fin de l’acte 2 voit successivement une superbe tirade du roi blessé par la trahison de son ami Tristan, l’attaque de Melot, son écuyer, contre Tristan et le choix de ce dernier, désespéré, de se jeter sur son épée pour mourir.
Chacun de ces épisodes donne lieu à quelques mouvements des protagonistes sur scène avec quelques accessoires, dont les épées du duel, illustrant au mieux ces évolutions des sentiments comme les moments d’action à proprement parler et le « So stûrben wie » où ils se réfugient ensemble sous le voile d’Isolde.
Jonas Kaufmann revient à Wagner, qu’il ne quitte jamais très longtemps, en forme vocale optimale. Il y retourne sous la baguette d’un chef de grande qualité avec un orchestre parmi les meilleurs des festivals d’été, et dans une œuvre qu’il apprécie tout particulièrement.
L’acte 2 qu’il a chanté seul, déjà avec Camilla Nylund également en prise de rôle, en 2018 à Boston, puis à Carnegie Hall à New York, est évidemment celui qui lui convient le mieux. Et peut-être d’ailleurs aussi est-il à ce jour, le meilleur Tristan pour ce merveilleux duo. En tous cas c’est le plus abouti que nous ayons entendu ces dernières années sans revenir au passé qui vit d’illustres Tristan se produire.
Car Jonas Kaufmann interprète avec la minutie qu’on lui connait, chaque phrase du dialogue, en mode héroïque, syllabes hachées et projetées avec force, véhémence de l’amant envoûté, faisant un sort à chaque mot, lui donnant un sens et un rythme différent dans une prosodie allemande parfaite. La voix passe l’orchestre pourtant particulièrement sonore, sans difficulté se projetant dans la vaste salle du Festspielhaus. Les gestes physiques du chanteur dont on connait l’art de la scène et le charisme exceptionnel, reflètent alors l’intense émotion qui saisit le héros wagnérien découvrant le pouvoir du sentiment amoureux intense à la sensualité exacerbée, qui l’étreint. Il se rapproche d’Isolde au fur et à mesure que son chant devient plus étiré, que les longues notes prennent la place des courtes injonctions, alors que l’orchestre joue son thème et que le duo se poursuit avec l’Isolde de Camilla Nylund, dans un « O sink hernieder, Nacht der Liebe » (O descend, Nuit d’amour) qui vous arrache des frissons d’émotion, alors que les deux artistes sont amoureusement enlacés et excellent dans l’expressivité comme l’art des nuances. Le « So stürben wir » est alors, comme attendu, un sommet de perfection, huit minutes de bonheur absolu où la salle est plongée dans l’extase des amants.
Jonas Kaufmann incarne parfaitement ce Tristan idéal, tout en contrastes exprimés avec conviction. Il n’a chanté l’intégralité du rôle qu’en 2020 à l’Opéra de Munich dans une série de représentations données avec Anja Harteros sous la direction de Kiril Petrenko. Il a déclaré récemment souhaiter y revenir, ce qui est une excellente nouvelle. Il confirme sa place singulière dans le monde wagnérien, par le souci du détail et la technique fabuleuse qui lui permet de donner autant de nuances qu’il le souhaite pour faire vivre son héros à qui il prête son beau timbre de bronze plus profond qu’un ténor ordinaire, ses aigus très bien projetés, son art de la messa di voce et ce quelque chose de plus fragile que le héros wagnérien traditionnel.
Camilla Nylund, qui réussit de son côté, l’exploit d’ajouter à ses représentations de Tristan et Isolde à Bayreuth, ces deux concerts de l’acte 2, confirme une très belle évolution de sa voix depuis ses débuts à Carnegie Hall où nous avions souligné le caractère encore un peu trop exclusivement lyrique de sa composition dans un rôle exigeant des qualités plus dramatiques, surtout à l’acte 1 mais également au début de l’acte 2.
Elle se montre très à l’aise, timbre superbe, sensibilité à fleur de peau, capacités à incarner une Isolde passionnée et forte, aigus sublimes jamais « criés » et très belle prestation d’ensemble.
Au regard de son interprétation à Bayreuth, vue le lendemain, nous dirons qu’elle était plus expressive à Baden Baden, dans une mise en espace dont le sens valorisait intelligemment l’évolution sentimentale des deux amants. Dès ses échanges avec Brangäne, le « Hörst du Sie noch » introduit par l’intervention des cuivres puis des violons, elle révèle une réelle puissance de la voix, malgré quelques faiblesses dans les graves face son étonnant et magnifique partenaire, elle place ses phrases musicales avec précision et démontre une grande maitrise du rôle, incarnant une Isolde attachante prise dans ses contradictions avant de choisir l’amour. L’on sent, appuyé par un orchestre efficace, la montée en crescendo de ses sentiments, qui s’épanouit dans des aigus magnifiquement amenés, jamais stridents et particulièrement stables. Camilla Nylund ne chante pas comme Nina Stemme, la soprano dramatique de référence dans ce rôle ces dernières années, mais elle a le charme d’un timbre plus élégant, capable de transmettre la beauté de ses pensées et l’on ressent parfaitement cette attirance irrésistible dont Tristan ne pourra se défaire malgré les imprécations de la Reine d’Irlande. Depuis leur lointain Fidelio dirigé par Harnoncourt en 2004 à Zurich, Nylund et Kaufmann ont souvent chanté ensemble et l’on sent cette complicité sans laquelle la scène ne produit pas tous ses effets, surtout dans l’extrême sensualité de Tristan und Isolde.
L’acoustique de Baden Baden malgré la taille de la salle leur convient parfaitement et l’orchestre de Gstaad est un pur bijou orchestral, rappelant à quel point les œuvres de Wagner lient étroitement les paroles et la musique, la sonorité des consonnes choisies tout comme le rythme des phrases dites étant en symbiose absolue avec la composition mélodique et l’instrumentation.
Et comme Gstaad aime la perfection pour son festival, saluons chaleureusement la qualité extrême des autres rôles : Brangäne est incarnée par une mezzo-soprano dont il faut retenir le nom, Sasha Cooke. Belle voix, diction impeccable, projection impressionnante, son « appel » est une merveille. L’artiste américaine, a pour elle une présence radieuse et magnétique que l’on attend désormais dans des rôles plus importants sur nos scènes européennes. Mais le must de la soirée, outre le couple star, est la tirade du roi Marke que nous livre la basse Christof Fischesser, habitué du rôle de Gurnemanz ou de Hunding. Avec son timbre chaleureux et son expressivité toute en retenue, il nous touche profondément dans son « Tatest du’s wirklich? » de grande tenue vocale et scénique, accompagné par un orchestre lui-même volontairement en retrait laissant le roi développer son récit sur le tapis de velours des cordes et des cuivres.
Et quel air magnifique quand il est ainsi chanté…
Une ovation triomphale a accueilli l’ensemble de la performance exceptionnelle d’une de ces soirées particulièrement réussies qui restera dans nos mémoires…