Quel bonheur de découvrir cette œuvre atypique de l’auteur de La Belle Hélène et des Contes d’Hoffmann. Mise en scène, direction d’orchestre, solistes et chœur : un sans-faute !
Il est une tragique ironie dans le destin de Jacques Offenbach. Lui qui triomphait dans l’opéra-bouffe, mais qui avait tous les outils pour briller dans des répertoires plus sérieux, ne put jamais véritablement être reconnu comme compositeur d’opéra (sa mort l’empêcha de voir la création de son chef-d’œuvre Les contes d’Hoffmann), ni même d’opéra-comique, un genre auquel il s’essaya quelques fois (avec Barkouf et Vert-Vert) mais sans grande reconnaissance de la part du public et des critiques. Finalement, Offenbach qui amusait le peuple du Second Empire avec ses opéras-bouffes s’en trouva catalogué et enfermé dans un genre où, il est vrai, il excellait plus que tout autre.
Lorsque Robinson Crusoé est créé à l’automne 1867, Orphée aux enfers, La Belle Hélène, La Vie parisienne ont déjà enchanté Paris et le théâtre des Variétés qui affiche La Grande Duchesse de Gérolstein vient d’accueillir les têtes couronnées d’Europe présentes à l’Exposition universelle.

Mais il est vrai que, même pour nos oreilles du 21e siècle, des oreilles pourtant rompues à la magnificence hétérogène des Contes d’Hoffmann, la partition composite de Robinson Crusoé est, par moments, à même de nous déconcerter, tant Offenbach s’est évertué là à présenter toute l’étendue de son talent : aux côtés de passages résolument bouffes comme l’air « du pot-au-feu », d’autres sont mélancoliques (particulièrement au début du deuxième acte avec le duo Robinson-Vendredi) et nous avons aussi droit à véritables morceaux symphoniques (l’admirable « Symphonie de la mer » en ouverture de l’acte II). Mais l’impression ambivalente que nous pouvons ressentir a finalement cédé face à l’excellence de l’équipe qui s’est attachée à mener à bien cette entreprise de réhabilitation.
Oublions d’emblée l’œuvre originale de Daniel Defoe avec laquelle bien des libertés ont été prises. Car pour passer du roman à l’opéra, compositeur et librettistes n’ont pas hésité à rendre la famille de Robinson bien comique, à ajouter une cousine et des domestiques, tout cela, bien sûr, sans faire disparaître les anthropophages prêts à cuisiner nos héros en pot-au-feu.

Ceci étant, pour ce Robinson Crusoé que le Théâtre des Champs-Élysées a eu l’enrichissante idée de programmer, l’on est tenté d’établir une chaine d’excellence, une chaine qui démarre avec Jacques Offenbach et ses librettistes, Hector Crémieux (Orphée aux Enfers…) et Eugène Cormon (Les Pêcheurs de perles de Bizet), deux auteurs dont il faut souligner la perfection de l’écriture. Et, à l’autre bout, cette chaine aboutit à l’équipe réunie pour cette quasi-renaissance. D’abord avec le méticuleux musicologue Jean-Christophe Keck (on retrouvera ici l’entretien qu’il nous avait consacré à propos d’Offenbach) qui, de matériaux épars, a constitué la très cohérente édition critique de la partition qui nous est proposée. L’entreprise partait ensuite sur de très bons rails avec l’engagement de deux complices spécialistes d’Offenbach, Marc Minkowski et sa baguette stimulante, et Laurent Pelly et son don inné pour trouver le bon ton pour séduire et faire rire sans jamais tomber dans la vulgarité. Enfin, il faut souligner que l’équipe de chanteurs réunie pour l’occasion s’est parfaitement moulée dans l’action et le chant « offenbachien ».
Offenbach aurait-il trouvé en la personne de Laurent Pelly son alter ego moderne ? La question se pose tant le metteur en scène a toujours su concevoir pour toutes les œuvres qu’il a montées (Barbe-bleue, La Vie parisienne, La Belle Hélène, La Grande-Duchesse de Gérolstein, Orphée aux Enfers, Les Contes d’Hoffmann, Le Voyage dans la lune, La Périchole et Le Roi Carotte) ce mariage du rythme et de la comédie, le juste ton, la traduction facétieuse, les images contemporaines idoines et les chorégraphies pétillantes.

Et ce Robinson Crusoé ne déroge pas à la règle. À Pelly, pour cette réussite toujours renouvelée, l’on doit associer Agathe Mélinand pour l’actualisation jubilatoire des tirades (les « rimes de Toby (« Puis, cet esquif / Est bien chétif /Un vent trop vif / Quelque récif /C’est un motif fort décisif /Qui rend pensif / Et très craintif », ou encore « La mort approche / Mais bravons-la / La même broche / Nous unira ! » lorsque l’heure est à l’assaisonnement) ; ainsi que Chantal Thomas dont la scénographie et les décors touchent toujours juste sans dénaturer. Ainsi, nous voici ballotés d’un appartement conçu comme une île mobile, à un pauvre campement au pied de tours impersonnelles qui met l’accent sur le fait que la solitude actuelle peut aussi être celle de tous ceux, migrants ou autres, rejetés par notre société capitaliste et consumériste. L’argument raciste et colonialiste étant, heureusement aujourd’hui hors de propos (rappelons que dans le roman de Defoe, Robinson était, un moment, propriétaire d’une plantation esclavagiste), Pelly a finement décidé de renverser le profil des anthropophages qui se nourrissent de la masse populaire pour établir leur empire : dans ce monde gavé de « Mc Do » qui mieux qu’une troupe de « Trump » (gestuelle incluse) pour figurer les sauvages excités ?
Il n’est pas à prouver que la musique d’Offenbach dans sa forme de vaudeville musical doit pétiller et bénéficier d’une rythmique sans faille. Allaité depuis longtemps à la veine offenbachienne, Minkowski sait y faire ! Y compris en trouvant le parfait équilibre entre les différentes composantes de l’œuvre dans sa forme opéra-comique dans laquelle le Maître a mis tous ses ingrédients d’ancien violoncelliste virtuose et chef d’orchestre lui-même. Les morceaux symphoniques sont, à cet égard, particulièrement chatoyants.
Cette histoire virevoltante (mais aussi parfois un peu mélancolique) se devait d’être portée par une équipe prête à tous les délires, et d’autant que tous bénéficient de leur morceau de bravoure. C’est le cas !

Les parents de Robinson sont incarnés par deux savoureux experts en la matière, Laurent Naouri truculent (dont la voix semble de plus en plus volumineuse) et Julie Pasturaud. Chez les anthropophages, Rodolphe Briand est un Jim Cocks tonitruant, notamment lorsqu’il s’agit de combiner les légumes au corps des prisonniers. Il est rejoint par un Matthieu Toulouse tout aussi parfait en Atkins.
Le premier couple, à savoir Emma Fekete (Suzanne) et Marc Mauillon (Toby), est très bien assorti. À la voix acidulée de l’une répond la ductilité comique de l’autre.
On est un peu plus réservé sur le Vendredi d’Adèle Charvet. Non pas que la voix toujours brillante ne soit pas au niveau du chant, mais c’est du côté de la prononciation que le bat blesse. Cela n’empêche pas l’artiste d’être tantôt émouvante, tantôt désopilante en amoureux éconduit.

Quant au couple vedette, il est de haute volée. Julie Fuchs est déchainée comme on l’aime et rappelle à quel point ce répertoire lui convient bien. Dans la scène où, droguée, elle nous étourdit dans une valse débridée (« Conduisez-moi vers celui que j’adore »), elle ne fait alors qu’une bouchée de l’écriture d’Offenbach que l’on n’est pas loin d’associer aux exploits vocaux de l’Olympia des Contes.
Et enfin, il y a Sahy Ratia, cet artiste au physique avantageux, à la voix claire et lumineuse, au jeu accompli et naturel, à la prononciation idéale (lire son interview ici). À écouter l’adéquation de son timbre avec ce Robinson, on exigerait presque que lui soient proposés de nombreux beaux rôles d’œuvres légères (œuvres trop souvent méprisées) car c’est là un univers qu’il maîtrise comme un chef.
Alors, est-il enfin temps de tomber amoureux du profil « opéra-comique » d’Offenbach (sans cesser d’être amoureux du reste, bien sûr !) ? Forcément ! Avec une telle équipe, on ne peut que se laisser entrainer dans les délires les plus fous, et on en redemande. Le catalogue du compositeur est tellement foisonnant que l’on ne peut qu’espérer d’autres belles surprises du même acabit.
Le spectacle est présenté en collaboration avec le Palazetto Bru Zane et devrait faire escale lors des prochaines saisons, à Angers-Nantes et à Rennes.
Visuels : © Vincent Pontet