Fidèle à sa tradition d’exhumations, c’est au Theater an der Wien que l’on doit le retour de cet opéra que Donizetti a composé pour l’Opéra de Paris. Outre le plaisir de la découverte, c’était aussi l’occasion de rappeler que l’on ne manque pas, en 2023, d’interprètes idoines pour ce répertoire, interprètes, pour la plupart, dotés d’un excellent français. Si la direction de Jérémie Rhorer est de haut niveau, la mise en scène, elle, est globalement désastreuse.
Avant de devenir Les Martyrs, la partition fut celle de Poliuto, un opéra que Donizetti devait créer à Naples. Durant les années qui précèdent ces intentions, le sort s’est acharné sur le compositeur, car, en l’espace de deux ans, il perdu ses deux parents, deux enfants et, en 1837, son épouse, Virginia. Il est alors un artiste respecté dans toute l’Europe. Son Roberto Devereux est créé en 1837 à Naples. Sa Lucia di Lammermoor fait une entrée triomphale au Théâtre des Italiens de Paris, et le directeur de l’Opéra de Paris lui propose de composer deux opéras pour la « grande boutique ».
Mais avant cela, il doit cependant honorer un contrat pour l’Opéra de Naples et son choix se porte sur une adaptation de Polyeucte, la tragédie de Corneille. Il partage alors des intérêts convergents avec le célèbre ténor français Adolphe Nourrit, qui, souhaitant relancer sa carrière et rencontrer la gloire à Naples, pourrait profiter de la prise du rôle-titre. Mais l’aventure va finir en drame. La censure napolitaine refuse un sujet « trop sacré » mettant en scène un martyr chrétien. Barbaja, le directeur du San Carlo réclame donc un autre opéra à Donizetti et comme celui-ci n’a pas le temps de s’y mettre, cela se solde par un procès. Nourrit voyant ses espoirs s’envoler, se suicide immédiatement après.
Après la longue collaboration qu’il a eue avec Naples, Donizetti va donc s’employer à devenir le Roi de Paris… et rapidement, provoquer l’ire de Berlioz qui écrit « Quoi ! Deux grandes partitions à l’Opéra, Les Martyrs et Le Duc d’Albe, deux autres à la Renaissance, Lucie de Lammermoor et L’Ange de Nisida, deux à l’Opéra-Comique, La Fille du Régiment et une autre dont le titre n’est pas encore connu (…) Donizetti a l’air de nous traiter en pays conquis, c’est une véritable guerre d’invasion ».
La musique de Poliuto va lui permettre d’honorer le contrat avec l’Opéra de Paris. Tout en intégrant les codes du Grand opéra à la française, la partition devient celle des Martyrs, l’opéra s’enrichissant, avec le livret d’Eugène Scribe, d’un acte supplémentaire. La première a lieu le 10 avril 1840 (après quelques péripéties… et les tracasseries habituelles liées à l’Opéra de Paris) et, ironie du sort, c’est Gilbert-Louis Duprez, le rival d’Adolphe Nourrit, qui crée le rôle de Polyeucte. La famille royale assiste à la 8e représentation, le succès est au rendez-vous et l’opéra commence à voyager. L’œuvre sera ensuite parfois donnée, mais le plus souvent sous la forme de la mouture italienne remaniée de Poliuto (notamment en 1960 avec Maria Callas et Franco Corelli, à La Scala de Milan). Récemment, Les Martyrs ont été donnés en concert au Royal Festival Hall de Londres en 2014 (avec Mark Elder au pupitre, Michael Spyres, Joyce El-Khoury…) et la représentation a été immortalisée au disque par Opera Rara.
Si l’opéra n’est pas forcément à ranger parmi les grands chefs d’œuvres de Donizetti, son écoute est l’occasion de rappeler ce que les compositeurs comme Donizetti (et avant lui Rossini) ont apporté comme souplesse « italienne » au genre rigide du Grand Opéra français issu du classicisme hérité de Lully.
La très belle partition s’appuie notamment sur une ouverture originale alternant mouvements lents et rapides (et scindée, car interrompue, dans sa dernière partie, par l’intervention du chœur), des morceaux de bravoure pour tous les premiers rôles, de très beaux duos et trios, et surtout, un sextuor digne de celui de Lucia di Lammermoor, suivi d’un fantastique final de l’acte III. Elle sombre, malheureusement parfois aussi, par l’usage immodéré des trompettes, dans une certaine trivialité, en particulier au moment du ballet.
C’est Jérémie Rhorer qui officie dans la fosse de la salle de la Halle E du quartier des musées de Vienne (où le Theater an der Wien donne ses représentations pendant la fermeture du bâtiment historique). Dirigeant là son premier opéra de bel canto, Rhorer aborde l’œuvre avec son expérience du répertoire antérieur pratiqué avec le Cercle de l’Harmonie. Dans une interview, le chef rappelle que Les Martyrs est un témoignage de la façon dont « deux cultures se sont fécondées de manière croisée » et l’on ressent, chez lui, un souci de théâtralité dans la continuité des opéras de Spontini et Cherubini.
Certes, l’acoustique et la disposition de l’orchestre par rapport à la scène handicapent, parfois, les équilibres entre orchestre et voix, mais la direction est particulièrement stimulante, remarquablement claire et souvent tendue à l’extrême, d’autant que le chef peut s’appuyer sur des interprètes capables de donner autant de reliefs aux passages lents qu’à ceux rapides et virtuoses.
Ainsi, le travail collectif entre le chef, l’orchestre et les solistes sera à son apogée, dans le magnifique sextuor « Feu divin, sainte lumière / Qui m’embrase et qui m’éclaire », puis dans le final ahurissant, mené tambour battant, de l’acte III : « Je crois en Dieu, roi du ciel et de la terre / Seul Dieu puissant, que je crains et révère »… (deux passages qui attestent de l’immense talent de Donizetti, y compris dans les excès du genre Grand opéra).
Inspiré de Corneille, Poliuto–Les Martyrs est donc une œuvre très théâtrale, mais la proposition du metteur en scène, Cezary Tomaszewski est d’emblée déconcertante. Elle démarre d’une idée pertinente puisque, s’appuyant sur divers propos de philosophes (dont Pascal, Nietzsche ou Voltaire avec son Traité sur la tolérance), Tomaszewski élargit le propos aux nombreux martyrs que l’histoire a connus. Il cite notamment les Arméniens massacrés par les Turcs en 1915, et prend alors, comme base le récit d’Aurora Mardiganian qui a décrit les horreurs que son peuple a subies. Ainsi, Pauline, l’héroïne de l’opéra affirme-t-elle régulièrement, en surtitres, qu’elle est Aurora, Araxia, Rebecca, Tutu, Vagarshak… finalement toutes les femmes victimes de ce pogrom et cela nous vaut une scène très forte où les figurants s’écroulent, les uns après les autres.
Mais là où Tomaszewski nous perd, c’est lorsqu’il se transporte dans un monde futuriste à l’esthétique kitsch et souvent laide entrainant les différents protagonistes dans une série d’attitudes et de mouvements inexplicables. On cherche d’abord à comprendre, puis on y renonce assez rapidement et, même si le ballet, totalement queer, est plutôt distrayant (et sera l’occasion idéale, en l’absence du metteur en scène, de l’expression bruyante de révolte de nombreux spectateurs), il devient vite préférable de se concentrer sur le chant de haut niveau qui nous est proposé.
Dans le rôle de Polyeucte, l’on retrouve John Osborn qui nous a impressionnés dans Le Prophète, cet été, au festival d’Aix-en-Provence.
Le ténor nous a toujours prouvé à quel point il est, à l’opéra, l’un des meilleurs ambassadeurs de la langue française. Il en fait ici une nouvelle éclatante démonstration, d’autant qu’il participe encore à l’exhumation d’une œuvre rare. Signe d’une carrière intelligemment menée, il expose là une voix qui n’a rien perdu de sa brillance et de ses incomparables qualités belcantistes, une voix qui peut s’alléger à loisir en recourant à la voix mixte. Il le démontre dès son « Que l’onde salutaire / S’épanche sur mon front ! », ainsi que, plus tard, dans un sublime « Mon seul trésor, mon bien suprême / Tu m’es plus chère que moi-même », accompagné au violoncelle, et, enfin, dans la rêverie, presque funèbre, « Rêve délicieux dont mon âme est émue, C’était Pauline !… Oui, c’est elle que j’ai vue… ».
Grâce à Osborn et Mantegna, le duo final avec Pauline s’inscrit dans la lignée des grands duos d’amours admirables et désespérés et les deux interprètes portent ce moment-là très haut par l’émotion qu’ils réussissent à faire naître.
Dans « Oui, j’irai dans leurs temples ! Bientôt tu m’y verras… », Osborn confirme (comme il le faisait dans Le Prophète) sa faculté à « endosser » ces terrifiants morceaux de bravoure de bel canto et leurs aigus assassins (il y tente le contre-mi de manière furtive) démontrant alors sa suprématie actuelle dans ce répertoire (suprématie qu’il partage avec son collègue Michael Spyres).
Mattia Olivieri est, incontestablement, l’autre grand ambassadeur de notre langue.
Dès son arrivée, il révèle la clarté de son élocution, une élocution où il met du relief en détachant admirablement les syllabes. Son « Amour de mon jeune âge / Toi dont la douce image… » et l’air qui suit (« Je te perds, toi que j’adore / Je te perds et sans retour… ») montre sa capacité à délivrer un air enlevé, sans rien sacrifier de l’art dramatique incarné par une prononciation particulièrement châtiée.
On le retrouve en début d’acte III avec un tout aussi brillant : « En touchant à ce rivage / Tout m’offrait la douce image / D’un jour pur et sans nuage » et la suite de sa prestation sera toujours équilibrée pour ce proconsul, ardent lorsqu’il s’agit d’anéantir les chrétiens, mais également émouvant lorsqu’il prend conscience du fait qu’il va entraîner Pauline dans la dévastation.
Roberta Mantegna est, elle, forte d’une imparable technique belcantiste, aussi bien dans les passages de cantilène que de cabalette, d’un beau legato, de vocalises fluides, d’aigus subtils en mode piano, ou clairs et puissants lorsqu’ils sont conclusifs.
Elle est, cependant, moins exemplaire sur la maîtrise du français. La soprano convainc totalement avec son air d’entrée « O ma mère, ma mère ! Qu’ici ta main glacée ». Dans l’air « Sévère existe !… Un dieu sauveur, Des sombres bords un dieu l’envoie ! », elle démontre une éblouissante vélocité et virtuosité, mais la technique prend alors le pas sur le souci du texte et Mantegna fait souvent fi des consonnes, résumant parfois ses vocalises à une série de voyelles.
Aux côtés des autres interprètes, elle nous donne à entendre une très belle incarnation, que ce soit dans les duos entre Polyeucte et Pauline (dont celui en fin d’acte I de, « Objet de ma constance, Amour de ton époux… » et celui de l’acte IV (« O sainte mélodie ! / Concerts harmonieux ! »), que dans celui avec Sévère, à l’acte III (« Ne vois-tu pas, qu’hélas ! mon cœur / Succombe et cède à sa douleur ! ») et dans le trio avec Félix et Sévère (« Oui, par la foi jurée / Éperdue, éplorée… / Je t’invoque en ce jour ! »).
David Steffens est un Félix très convaincant dans les récitatifs comme dans « Dieux des Romains, dieux de nos pères… » en début d’acte II puis dans l’air qui suit ( « Mort à ces infâmes / Livrez aux flammes… ». La voix est, certes, peu souple mais elle contient toute la gravité et la raideur du gouverneur de la ville (et père de Pauline).
La basse Nicolò Donini est un excellent Callisthènes qui souffle de sa voix de basse sur la braise de la haine anti-chrétiens alors, qu’à l’inverse, le ténor Patrick Kabongo montre son talent en Néarque alors qu’il cherche à protéger Polyeucte.
Le chœur Arnold Schoenberg (direction Erwin Ortner), constamment sollicité dans ce Grand opéra où il ponctue l’action et annonce l’arrivée des personnages, est exemplaire, tant par sa forte présence que par son respect de la prosodie de la langue.
Ainsi, si la mise en scène nous amène à quelques réserves sur ce spectacle pourtant si bienvenu de la part du Theater an der Wien, l’implication et le talent des interprètes, et de l’orchestre nous permet de continuer à croire que la Donizetti Renaissance a encore de beaux jours devant elle. Il est toujours agréable d’aller à Vienne, à Berlin ou à Bergame pour y participer mais, alors que Les Martyrs ont été créés pour l’Opéra de Paris, il ne serait pas absurde que les directeurs de salles françaises sachent s’en rappeler pour y apporter leur lot…
Les Martyrs de Donizetti. Theater an der Wien.
Direction : Jérémie Rhorer – Mise en scène : Cezary Tomaszewski
Avec Roberta Mantegna (Pauline), John Osborn (Polyeucte), Mattia Olivieri (Sévère), David Steffens (Félix), Nicolò Donini (Callisthènes), Patrick Kabongo (Néarque)…
Visuels : © Werner Kmetitsch