Avec « Iphigénie en Tauride », une étouffante plongée dans l’univers des Atrides à l’Opéra-Comique

Iphigénie en Tauride fut un opéra composé pour Marie-Antoinette, mais, en 1779, année de la création la France n’était pas encore ébranlée par les secousses de la Révolution et la reine avait encore quelques années à vivre… La mode était à la reprise de thèmes inspirés de l’Antiquité grecque et, dans le livret, les convulsions étaient plutôt celles d’une histoire sanglante restée comme une référence absolue, celle de la famille maudite des Atrides.

Iphigénie en Tauride est un opéra fondamentalement sombre qui laisse peu de place à l’espérance et beaucoup au sacrifice et au meurtre. Mais si l’on délaisse un peu le mythe, qui sait que l’antique Tauride est aujourd’hui devenue la Crimée, ce territoire occupé illégalement par les Russes ? Wajdi Mouawad, après nous avoir judicieusement rappelé (par des projections sur le rideau baissé) les principaux épisodes de l’histoire des Atrides, s’est fendu en introduction, à ce propos, d’une embardée chronologique. Tout comme sa passion pour la tragédie antique, le procédé de l’écho entre le passé et le présent est une marque de fabrique du metteur en scène libano-québécois, directeur démissionnaire du théâtre de la Colline et auteur de pièces puissantes. Pour autant, ce retour vers une actualité importante – et qui donne aux chaines d’info en continu une matière inépuisable – est-il réellement pertinent ? Hormis le parallélisme de la violence et de la guerre, deux fléaux qui, de l’Antiquité à nos jours, transcendent malheureusement le temps, cela apparaît assez artificiel.

Du rouge et du noir

On ne s’arrêtera cependant pas à cela tant le talent de Mouawad est grand pour nous faire entrer dans l’univers étouffant de ce nouvel épisode traumatique de la vie d’Iphigénie. Ce qui relie le présent au passé est un « monolithe » noir directement tombé de 2001, l’Odyssée de l’espace, une pierre qui va accueillir le sang des sacrifiés, un sang bien rouge, abondant, que notre vue ne peut ignorer durant tout le spectacle.

Les costumes et les maquillages (Emmanuelle Thomas), quoi que difficile à identifier, nous transportent loin, dans un univers tribal, nourrissent notre imagination et nous met à distance de cette histoire ancestrale, d’une partition d’ancien régime et d’un livret en vers à l’heure où Gluck portait sa révolution qui n’était encore que musicale, mais posa de nouveaux fondements sérieux dans l’histoire de l’opéra.

Avant de parler d’eux en tant que chanteurs, il y a, sur scène, des acteurs remarquables, incroyablement investis, totalement crédibles dans cet univers de tragédie grecque ; des acteurs n’hésitant pas à plonger dans les excès qu’exige cette histoire et même à se mettre à nu (chose fréquente au théâtre, mais bien plus rare à l’opéra). Ainsi solistes et choristes (de l’excellent ensemble Les éléments) ont donné corps à cette fascinante danse tragique.

La musique de Gluck s’élevait contre les excès pyrotechniques de l’opéra italien et la virtuosité des castars. Il l’a faite âpre. Et cette âpreté jaillit déjà de la fosse d’orchestre, cette fosse si ouverte à l’Opéra-Comique qu’elle envahit facilement la salle et doit être maitrisée pour ne pas mettre trop les chanteurs à rude épreuve. À la tête de l’Orchestre Le Consort et ses instruments anciens, Louis Langrée a fait résonner la musique de Gluck telle qu’elle doit être, loin des transformations à venir au XIXe siècle.

Des acteurs en phase avec la malédiction des Atrides

Et l’âpreté est également sur le plateau, portée au premier chef par l’Iphigénie irradiante de Tamara Bounazou dont le timbre rugueux, presque incommodant, satisfait aux imprécations et aux lamentations de cette princesse rompue aux sacrifices d’étrangers. Elle est superbe en cheffe de bande de femmes, petite armée résistante face aux hommes de Thoas, son époux. Et, en phase avec la scénographie de Mouawad, elle traduit idéalement la dureté de la fille rescapée d’Agamemnon.

Elle est bien accompagnée par Theo Hoffman qui, s’il n’a pas l’ampleur de certains de ses prédécesseurs, n’en est pas moins un Oreste remarquable qui se fond parfaitement dans les affres du frère maudit et offre sa vie pour sauver son ami. Cet ami c’est Pylade, et Philippe Talbot apporte son timbre clair pour du beau chant dont, évidemment, le sommet est cet air magnifique qu’est « Unis dès la plus tendre enfance ».

Enfin, Jean-Fernand Setti impressionne en mettant sa voix puissante au service de Thoas, l’époux cruel d’Iphigénie quand Léontine Maridat-Zimmerlin donne à Diane l’autorité de Diane, en Deus-ex-machina. Et, il est à relever que tous (dont les seconds rôles : Fanny Soyer et Lysandre Châlon) ont une diction irréprochable, ce qui est de la première importance pour les dialogues en vers de Nicolas-François Guillard.

Avec cette Iphigénie, l’Opéra-Comique a, une fois de plus tapé dans le mille par l’adéquation de sa production avec l’atmosphère de l’œuvre donnée. Une réussite de plus pour une maison que l’on prend toujours à fréquenter.