La salle Favart remet à l’honneur la production créée en 2018 de l’opéra-comique d’Auber. Quelques petites faiblesses vocales ne viennent pas entacher la réussite de cette reprise.
Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) est rarement mis à l’honneur à Paris. C’est un paradoxe compte tenu du succès considérable qu’il connut en son temps en France et en Europe et du fait qu’il fut salué autant par Berlioz que par Wagner. Est-ce en raison d’un genre, l’opéra-comique, souvent dédaigné par le public actuel (qui oublie, au passage, qu’Auber composa aussi un grand opéra, La muette de Portici pour l’Opéra de Paris situé alors salle Le Peletier) ? Nerval, en son temps, souligna l’ambiguïté du genre : « Qu’est-ce donc qu’un opéra-comique ? (…) Est-ce un opéra bouffon (…) ou plutôt : n’est-ce pas du tout un opéra ? », ce qui revenait à dire que l’on évoluait au moins autant dans le genre théâtral que dans le lyrique et que cela peut encore déconcerter aujourd’hui.
Est-ce parce que sa musique souffre d’une comparaison peu flatteuse avec ses contemporains, tant Meyerbeer qui va bientôt s’affirmer comme le roi du grand opéra à la française, que Rossini, puis, plus tard, Offenbach qui ont établi des références absolues dans le domaine des œuvres comiques ? Est-ce aussi parce, les dialogues paraissent un peu surannés et les arguments des livrets moins corrosifs que ceux d’autres œuvres qui se sont inscrites dans leur contexte politique de manière parfois subversivement satirique ?
Et pourtant Le Domino noir est la 22e association du compositeur avec le grand librettiste Eugène Scribe, à l’origine de nombreux livrets pour Rossini, Halévy, Meyerbeer, Verdi ou Offenbach.
Précisément, ce brillant livret est un modèle du genre ! En dépit d’un foisonnement de personnages, l’action reste toujours limpide, suffisamment resserrée. Il est rare de voir dans une œuvre lyrique un tel suspense sur l’identité d’un personnage (celle d’Angèle qui, après bien des suppositions de la part d’Horace, ne sera dévoilée qu’à l’acte III). Les péripéties sont pleines d’esprit (Horace qui feint de dormir, mais intervient lorsqu’Angèle et Brigitte parlent de lui ; les allées et venues parfaitement réglées entre les coulisses et le lieu de l’action (le bal masqué au premier acte, la cuisine, la chambre ou le petit salon au deuxième) ; le côté vaudevillesque du défilé dans la chambre de Jacinthe ou du retour d’Angèle au couvent, etc.). Jusqu’à une référence cocasse et détournée de Cendrillon, l’ensemble souligne l’intelligence de cette œuvre comique dont ne s’éloignent pourtant jamais les arrière-plans politiques (la Reine d’Espagne, l’Anglais « hérétique » et un (modeste) anticléricalisme remis au goût du jour lors de la monarchie de Juillet).
L’une des grandes forces du spectacle est la façon dont Valérie Lesort et Christian Hecq (assistés cette fois de Laurent Devert) ont su composer trois écrins distincts, tout en s’appuyant, sans jamais l’amoindrir, sur la qualité du livret. Ils ont su illustrer sans trahir, actualiser sans perdre de vue ce qui fait la singularité d’Auber. Il en va ainsi des costumes colorés et souvent désopilants de Vanessa Sannino, comme des trois décors de Laurent Peduzzi, où aucun détail pour aider au déroulement comique de l’histoire ne manque. Mais aussi des mouvements et chorégraphies drolatiques de Glysleïn Lefever, des trompe-l’œil humains et des marionnettes gargouilles signées Valérie Lesort et Carole Allemand. Quant à la direction d’acteurs, elle est tout aussi irréprochable, grâce à des comédiens-chanteurs en grande forme.
Seule la distribution peut nous faire émettre quelques réserves. Bien sûr, le Horace de haut niveau de Cyrille Dubois montre que le ténor n’a nullement besoin de forcer ses moyens, tant scéniquement que vocalement, pour apporter toute la variété du caractère de cet amoureux désarçonné par la poursuite de son « domino noir ».
En revanche, si Anne-Catherine Gillet campe ce personnage mystérieux avec beaucoup de malice et qu’elle assure les duos avec panache (en compagnie de l’excellente Victoire Bunel en Brigitte), la voix manque de couleurs. Et peine parfois à suivre la tessiture très exigeante écrite pour la grande Laure Cinti-Damoreau et immortalisée au disque par Sumi Jo dans l’enregistrement de Richard Bonynge. Ce sera moins le cas pour : « La belle Inès fait Florès… » au deuxième acte que pour l’air virtuose du troisième acte (« Je suis sauvé (…) Ah ! Quelle nuit ! (…) Flamme vengeresse »).
Léo Vermot-Desroches apporte brillamment au Comte Juliano toute la vivacité de l’ami fêtard, bien peu soucieux des délires d’Horace. Marie Lenormand campe quant à elle une Jacinthe d’une perfection burlesque qui confine au sublime et contribue aux lettres de noblesse de la notion même d’opéra-comique. Laurent Montel, en Lord Elfort, ne serait pas loin de se hisser au même niveau si, pour le coup, il était plus économe en effets comiques faciles…
En Ursule, Sylvia Bergé qui incarne un personnage de nonne inflexible, mais aux courroux sélectifs, rappelle la polyvalence des artistes issus de la Comédie-Française. Enfin, on se réjouit de découvrir, en Gil Perez, la belle voix de basse du gigantesque Jean-Fernand Setti.
Pour parfaire la réussite, il fallait dans la fosse, un chef amoureux de ce répertoire. C’est le cas de Louis Langrée, qui sait faire sonner l’Orchestre de chambre de Paris avec élégance et qui ne perd jamais de vue le style soigné nécessaire pour faire briller cette pièce maîtresse de l’opéra-comique. Ce ne sera donc pas une surprise de voir ce même Louis Langrée, directeur du théâtre de l’Opéra Comique, recevoir, à l’issue de la soirée, l’insigne de commandeur de l’Ordre des arts et des lettres. D’autant que, sous sa houlette, la suite de la saison se révèle bien passionnante.