Au Teatro Real de Madrid, la redécouverte de « Iris » de Mascagni brille grâce à une distribution exemplaire

À la fin du 19e siècle – et avant Puccini – Mascagni explore, avec cette Iris, les couleurs extrême-Orientales. L’Occident est, alors, en train de découvrir le Japon, un pays qui vient de connaître des bouleversements politiques largement liés aux actions américaines et européennes dans la région et notamment, en 1867-1868, la chute de la dynastie Tokugawa et le début de l’ère Meiji. C’est aussi le moment où le Japon devient une source de créativité pour l’art nouveau et le mouvement « sécession », ainsi que pour l’opérette avec Mikado de Gilbert et Sullivan (1885) et Madame Chrysanthème (1887) d’André Messager dont le livret se base sur l’ouvrage du même nom de Pierre Loti (qui inspirera également la Madame Butterfly de Puccini (1904)).

Mascagni et le librettiste Luigi Illica se sont rencontrés en 1896 (année de la création de La Bohème de Puccini à laquelle le poète avait contribué aux côtés de Giuseppe Giacosa). La collaboration de deux hommes va produire trois ouvrages lyriques : Iris, Les Masques (1901) et Isabeau (1911).

L’œuvre est créée à Rome le 22 novembre 1898 et elle bénéficie d’un succès contrasté qui satisfait les admirateurs du style du compositeur, mais moins certains critiques… Iris est joué régulièrement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ; s’y succèdent des interprètes prestigieux comme Enrico Caruso, Beniamino Gigli et Aureliano Pertile dans le rôle d’Osaka, et la grande Magda Olivero qui prête sa voix de manière inoubliable à la jeune Japonaise.

De nos jours, la sélection naturelle a fait son œuvre : Puccini semble être le seul rescapé de l’histoire de l’opéra italien pour la période fin XIXe siècle – début XXe, et Mascagni est resté comme le compositeur d’un ouvrage, son premier, Cavalleria rusticana. Cela ne doit pourtant pas faire oublier qu’Il eut une quinzaine d’opéras à son actif ; toute initiative de renaissance est donc la bienvenue.

Jouer Iris au XXIe siècle

Redécouvrir cette œuvre aujourd’hui, c’est constater la richesse mélodique que Mascagni savait mettre dans les passages orchestraux (dont l’ouverture) et la beauté des interventions chorales. C’est aussi l’occasion de réaliser les carences d’un livret curieux à bien des égards et la faible cohérence de l’héroïne dont le destin est plutôt déconcertant.

Dans le premier acte, Iris est tiraillée entre deux personnages pas plus recommandables l’un que l’autre, Osaka un riche libertin et Kyoto proxénète de son état. Enlevée par les hommes de main de ce dernier, elle est amenée dans le quartier « chaud » d’Yoshiwara au milieu des geishas. Visiblement dépassée par les évènements, elle rejette Osaka qui essaye de la séduire, se retrouve exhibée par Kyoto et, finalement, maudite par son père, aveugle, qui croit au déshonneur de sa fille, elle se jette dans un précipice…

S’ensuit un acte III surréaliste dans lequel Iris qui expire dans un égout, voit passer ce qui semble être des spectres, ceux d’Osaka, de Kyoto et enfin de l’aveugle qui se lamente sur sa solitude. Le chœur reprend sa chanson du début de l’opéra qui glorifie le soleil, un soleil qui accueille l’infortunée en son sein.

De fait, cette curieuse histoire est un défi pour toute mise en scène et le choix du Teatro Real de proposer une version concert est apparu tout à fait naturel. Dès lors, la réussite de l’entreprise reposait sur un orchestre et des chœurs à la hauteur de la beauté de la partition de Mascagni et sur quatre chanteurs de qualité. Ce fut le cas.

Les qualités du Chœur et de l’Orchestre du Real

De bout en bout, l’Orchestre du Teatro Real a été magistralement mené par Daniele Callegari qui a mis en évidence les contrastes tant dans les moments exaltés (dont la somptueuse ouverture sur son tapis de cordes) que dans ceux plus intimistes, et qui a fait briller cette musique à la beauté parfois enivrante et, aujourd’hui, largement ignorée. Quant au chœur, dirigé par José Luis Basso, qui intervient fréquemment et notamment de manière redondante au tout début et à la toute fin de l’opéra dans son « hymne au soleil », il s’est avéré d’une justesse et d’une puissance tout en contrôle.

Jaho de Butterfly à Iris

On l’a rappelé cette Iris fut, en quelque sorte, l’ancêtre de la Cio-cio-san de Madame Butterfly, un personnage qui est néanmoins, comme on le sait, nettement plus abouti. À la période des créations des deux œuvres (séparées de six ans seulement), certains sopranos ont bien évidemment affronté les deux rôles. Il était donc naturel de proposer Iris à la plus émouvante Cio-cio-san de ces dernières années, à savoir Ermonela Jaho. Et ce choix a tout de l’idéal. Vêtue de deux robes amples et spectaculaires (l’une brillante couverte de fleurs, l’autre crème et sa grande traine), elle a apporté toute sa sensibilité à fleur de peau à cette héroïne passablement évanescente et même un peu irréelle. La voix est toujours aussi riche en harmoniques, les aigus purs flottent et les sons piani affichent invariablement leur maitrise inaltérée, ses qualités rendant chacune de ses interventions inoubliable. C’est le cas alors qu’au début de l’opéra Iris se remémore un terrible rêve (« Ho fatto un triste sogno pauroso »), lorsqu’elle se défend face à Osaka, puis dans l’air (« Un di, ero piccina ») qu’elle a gravé dans son disque « Anima rara », et dans une conclusion où elle n’apparaît que fort peu, mais où le désespoir atteint son paroxysme et se perd dans le chœur final. Immense Butterfly, Jaho a, avec cette Iris, bouclé un moment de fin de siècle de l’histoire de l’opéra que l’on pourrait croire avoir été composé pour sa voix.

En Jongmin Park, Jaho a trouvé un partenaire idéal dans le rôle de ce père aveugle avec qui elle a un long duo où tous deux admirent la nature (« In pure stille » – « Tu mi hai tolto la vista »). La voix de la basse coréenne qui, à la scène, interprète aussi bien Banco (Macbeth), Don Basilio (Il barbiere di Siviglia), que Fasolt, Hunding et Fafner chez Wagner, impressionne par sa puissance autant que le chanteur le fait par sa présence dramatique et son sens de l’incarnation.

La prestation de Gregory Kunde est au diapason de la condition d’un ténor qui a passé ses soixante-dix printemps. Dans l’air où il incarne Jor, le fils du soleil (« Apri la tua finestra! Jor son io »), la voix montre une fraîcheur (voire une jeunesse) toujours étonnante à ce stade de sa carrière et le souffle est encore bien contrôlé, mais la stabilité ne sera, malgré tout, pas constamment au rendez-vous pendant la représentation, même si l’on reste admiratif de la longévité et des audaces de l’artiste.

Si, dans Iris, il est un personnage antipathique au possible, c’est bien le proxénète Kyoto. Mais même moins gâté par les airs (mais non par la longueur de présence en scène), le baryton argentin Germán Enrique Alcántara donne à ce personnage une vilenie parfaitement réglée. Sa partition lui offre surtout l’occasion d’apporter la réplique à tous avec talent tel un marionnettiste toujours à l’affut pour maltraiter les femmes (et Iris en particulier). Et son air d’entrée du deuxième acte (« Là che ci fate / ancora mascherate? ») souvent à la limite du parlando est totalement convaincant alors que son jeu dramatique et sa longue chevelure lui donnent des airs de démon venu sur terre pour devenir proxénète.

Enfin, il serait injuste de ne pas citer la Dhia parfaite de la soprano espagnole Carmen Solis (qui s’exprimera ensuite en tant que geisha) et les apparitions courtes, mais réussies du séduisant ténor Pablo Garcia-Lopez en marchand et en chiffonnier.

Comme Joan Matabosch, le directeur artistique du Real nous l’a déclaré en interview, il aime à proposer des œuvres rares à la redécouverte. Cette Iris était prévue en 2020, mais a été contrariée par l’arrivée de la Covid. Le théâtre a tenu bon et le projet a enfin vu le jour. Compte tenu de l’excellence de ce qui nous a été offert, une édition de l’enregistrement de l’une des deux soirées serait la bienvenue pour compléter une discographie limitée et graver à jamais le souvenir de l’émouvante Iris qu’est Ermonela Jaho.