Ce 4 novembre, devant une salle comble, le Royal Opera House présente la nouvelle production de L’Affaire Makropoulos de Katie Mitchell. La soprano Ausrine Stundyte dans le rôle d’Emilia Marty est hiératique, magnétique et sauvagement lasse de la vie, malgré un dernier sursaut amoureux saphique, imaginé par la célèbre metteuse en scène féministe. Dans la fosse, Jakub Hrůša et l’Orchestra of the Royal Opera House font l’éclat de la partition de Janáček.
Karel Čapek, l’un des plus importants écrivains tchécoslovaques du XXème siècle, écrit la pièce de théâtre L’Affaire Makropoulos en 1922. La tragi-comédie philosophique de science-fiction sur le vieillissement et la mortalité met en scène le personnage d’Emilia Marty, une énigmatique chanteuse d’opéra. L’intrigue autour d’un héritage repose sur le secret qui sera révélé au fur et à mesure des évènements. Emilia Marty, alias Eugenia Montez, Elsa Müller, Elena Myshkina, Ellian MacGregor ; derrière tous ces noms portant les mêmes initiales se cache la même femme, Elina Makropoulos, née en Crète en 1575.
Son père, Hieronymus Makropoulos, médecin personnel de Rodolphe II, a inventé pour l’empereur l’élixir d’immortalité, mais par précaution, il le testera d’abord sur sa fille de 16 ans. Condamnée ainsi à une exceptionnelle longévité et âgée de 347 ans en 1922, Emilia Marty aura vécu de nombreuses vies, mis au monde une flopée de bâtards et brisé les cœurs qui traverseront son chemin. Pour échapper à la mort quand les effets de l’élixir s’estompent, elle doit retrouver l’ancien document grec avec la formule secrète de son père.

Captivé par L’Affaire Makropoulos de Čapek qu’il a vu à Prague le 10 décembre 1922, Leoš Janáček contacte l’auteur pour obtenir les droits. Il commence à travailler sur son opéra en trois actes dès septembre 1923. Il en termine l’écriture en décembre 1925. L’Affaire Makropoulos sera créée le 18 décembre 1926 à Brno. L’œuvre la plus moderne et cosmopolite du compositeur tchèque met en scène l’intrigue philosophico-judiciaire autour de la présence surnaturelle d’Emilia Marty.
Retenant une grande partie du texte d’origine, Janáček a composé un opéra récitatif, fidèle à l’original sauf dans le troisième acte où Janáček, qui est le compositeur et le librettiste à la fois, cherche à rendre son personnage principal plus chaleureux et sympathique. Une musique amère et sarcastique, contenant peu de passages lyriques, raconte l’action qui se déroule dans des huis clos claustrophobes et oppressants, et se termine dans un volte-face surprenant et profondément humain.
Emilia Marty (Ausrine Stundyte) ne lésine pas sur les moyens pour obtenir la formule secrète de son père, mais au lieu de s’en servir pour prolonger sa vie de 300 ans supplémentaires, elle la donne à Krista (Heather Engebretson). Intriguée par cette fin incongrue, Katie Mitchell cherche à créer la raison pour laquelle cette femme froide et cynique aurait offert, sur son lit de mort, ce précieux cadeau à une étrangère. Posant son regard féministe sur la partition, Mitchell réalise que « si vous aviez vécu pendant 300 ans et que votre corps était – comme le dit le personnage dans le livret – marqué de toutes les cicatrices de la violence masculine, il serait tout à fait naturel que vous désiriez avoir des relations sexuelles et affectives avec des femmes ».

Le pari d’imaginer une histoire d’amour crédible entre Emilia Marty et Krista n’est pas gagné. Les deux femmes n’ont qu’une journée pour développer une passion ardente à partir d’un échange matinal sur Tinder. Une journée déjà bien chargée par le va-et-vient incessant d’avocats, d’amants et de petits enfants à la septième génération de la multicentenaire, qui doit encore trouver un créneau dans son agenda de ministre pour mourir avant l’aube. Pour réaliser son ambitieux récit alternatif, Mitchell n’a pas d’autre choix que de confier la séduction d’une femme fatale glaciale à une jeune cantatrice sans saveur ni odeur. Clairement, la féminité seule de Krista ne suffit pas à faire fondre ce cœur désabusé par des siècles de relations amoureuses, d’autant plus qu’on s’imagine difficilement qu’une femme qui possède un vibromasseur victorien n’aurait pas tenté l’expérience saphique avant le XXIème siècle.
Le spectateur est néanmoins prêt à se laisser embarquer dans cette histoire, aussi peu convaincante soit-elle, parce que Ausrine Stundyte – qui a déjà travaillé avec Katie Mitchell dans sa production récente de la Femme sans ombre à Amsterdam – porte la pièce avec son exceptionnel talent d’actrice. Hautaine et impassible quand la situation le demande – par exemple lorsqu’elle se met à quatre pattes devant Prus pour obtenir la formule convoitée –, elle sait néanmoins laisser transparaître assez de chaleur humaine et de tendresse pour accueillir avec une certaine bienveillance la jeune femme aux yeux de biche qui vénère le sol qu’elle foule, tout en lui volant ses bijoux, son vibromasseur et ses anciennes affiches.
C’est là que Stundyte incarne, avec une justesse tranchante et à un niveau de profondeur qui dépasse l’intention déclarée de Katie Mitchell, la lassitude de la vie éternelle dans cette lecture féministe. Dans l’interprétation de la soprano lithuanienne, Marty accepte l’adoration douce, sans violence, insultes ou tentatives de viol de Krista, non pas comme un dernier frisson passionnel, mais comme un dernier renoncement, un adieu sans espoir et sans regret à la vie. La formule qu’elle remet à la jeune femme sur son lit de mort est tout sauf un héritage transmis dans l’amour. Bien au contraire. C’est le cadeau empoisonné de souffrance et de tristesse que les femmes se transmettent d’une génération à l’autre dans ce système patriarcal qui, structurellement, les dresse les unes contre les autres.

Comme souvent, la mise en scène de Katie Mitchell ne laisse aux spectateurs aucun moment de répit. En remplissant la scène de décors et de personnages, la légende du théâtre britannique ne semble pas faire confiance à la force narrative de la musique. À chaque instant, le spectateur est en face, a minima, de deux espaces distincts où se déroule l’action sur scène, ce à quoi s’ajoutent les échanges de SMS projetés au-dessus, ainsi que les sous-titres pour ceux qui ne comprennent pas le tchèque.
Dans le Prélude et le Premier acte, Emilia Marty s’affaire à organiser une rencontre torride sur Tinder dans une chambre d’hôtel à droite de la scène, pendant que les avocats et les parties au litige se disputent dans le lobby à gauche. On y voit Marty, non seulement échanger les SMS avec son match– Krista, mais aussi se shooter à l’héroïne dans la salle de bains attenante, un détail aussi inutile qu’improbable. Outre l’inévitable question de la plausibilité d’une addiction à travers les siècles, on se demande pourquoi Marty aurait choisi un opiacé, plutôt qu’un stimulant, pour pimenter ses rencontres sexuelles passagères ?
La scène charnelle entre les deux femmes qui suit n’est ni faite ni à faire, tant la chimie entre Stundyte et Engebretson laisse à désirer. En revanche, on admire les décors élégants, efficaces et respectueux de l’environnement signés Vicki Mortimer et les costumes impeccables des années 1920 de Sussie Juhlin-Wallén. Katie Mitchell utilise la technique du mouvement au ralenti pour accentuer brièvement certaines scènes, choix qui est particulièrement efficace dans la dernière séquence, où l’on ne peut même pas s’imaginer un mouvement au rythme naturel, vu le nombre de personnes sur le plateau qui assistent à la disparition d’Emilia Marty.

Les échanges SMS, écrits par Lucy Wadham, sont un régal : drôles et insolents, ils complètent de manière ludique le jeu sur scène. Lorsque Emilia Marty texte à Krista : « Je suis coincée dans une salle, pleine de riches qui m’expliquent l’opéra », on visualise plus d’une cantatrice qui serait susceptible de dire la même chose. Une autre astuce amusante que Katie Mitchell utilise dans cette production, sont des anciennes photographies, créées par Sasha Balmazi-Owen. Projetées sur l’écran au-dessus de la scène, elles représentent Emilia Marty dans ses diverses incarnations, avec les enfants, plus ou moins sereins dans ses bras. En revanche, les recherches de gîtes que Krista fait sur internet et projetées sur l’écran au-dessus de la scène où le meurtre de Janek (« Accidentel », nous rassure Mitchell après la première, comme si cela changeait quelque chose) ne servent aucune ligne narrative claire et n’apportent rien à la mise en scène déjà bien chargée.
La scène des retrouvailles entre le vieux Hauk-Šendorf (Alan Oke) et Marty, en qui il reconnaît son amour d’antan, la gitane Eugenia Montez, est prodigieuse dans ses aspects aussi cocasses que touchants. Les répliques d’Emilia Marty face à cette minable humanité mortelle sont poignantes de sarcasme : « Baron Joseph Ferdinand Prus, décédé en 1827./ Quoi ! Il est mort ? / Je suis désolé de vous l’annoncer, mais cela remonte à près d’un siècle. / Oh, le pauvre. Je ne le savais pas ». Ou encore, quand elle montre son cou au ténébreux Albert Gregor (Sean Panikkar), pris d’une pulsion aussi passionnelle que meurtrière à son égard : « Voici toutes les cicatrices que je porte, infligées par des hommes qui ont essayé de me tuer ». Clairement, la mise en scène de Katie Mitchell contient quelques pépites délicieuses qui témoignent de son génie dramaturgique, mais l’ensemble paraît décousu et peine à convaincre.
Il n’y a aucun doute que cette première production de L’Affaire Makropoulos au Royal Opera House repose presque entièrement sur la performance magistrale d’Ausrine Stundyte. Outre ses talents d’actrice qui ne sont plus à démontrer, Stundyte incarne Emilia Marty avec un flegme glaçant et une élégance ironique, mais surtout avec une justesse vocale, dramatique et émotionnelle qui tranche à travers le récit encombré de Mitchell pour aller droit à l’essentiel. Sa scène finale est musicalement et dramatiquement époustouflante, malgré toutes les distractions que Mitchell lui a imposées. En face, le rôle de Krista est d’autant plus boiteux que la production donne au personnage une importance qu’elle n’a pas dans le récit et dans la musique de Janáček. Par conséquent, l’excellente Heather Engebretson est propulsée au premier plan où elle a peu de lignes à chanter et pas grand-chose à faire. Mitchell cherche à justifier sa présence sur scène avec une multitude de gestes inutiles qui ne font qu’affaiblir le récit alternatif qu’elle nous propose.

Le ténor américain Sean Panikkar est épatant dans le rôle d’Albert Gregor qui alterne avec aplomb la flatterie et la violence pour séduire Emilia Marty, sans savoir que la glamoureuse trentenaire est sa grand-mère à la septième génération. Lors de ses rares apparitions sur scène, le baryton-basse danois Johan Reuter domine le plateau avec une projection vocale extraordinaire, en adéquation avec la présence tyrannique du Baron Jaroslav Prus. Les britanniques Henry Waddington (baryton-basse) et Peter Hoare (ténor) sont tout aussi prodigieux dans les rôles du Dr Kolenaty et du clerc Vitek, respectivement.
Comme Heater Engebretson, le charismatique jeune ténor tchèque Daniel Matoušek dans le rôle de Janek, le fils de Prus et petit ami de Krista, bénéficie de bien plus de temps sur les planches que prévu par la partition, et, même si son personnage a peu de profondeur, Matoušek lui a donné une épaisseur éloquente. Le ténor britannique Alan Oke est certainement celui qui a fait le plus avec le moins. Confiné à un fauteuil roulant et ému jusqu’à la distraction par l’apparition de celle qu’il avait aimée dans l’une des incarnations précédentes, Oke dans la peau du Conte Hauk-Šendorf, est attendrissant, coquin et d’une vivacité à l’épreuve du temps. La mezzo-soprano britannique Susan Bickley en femme de la porte des coulisses, la mezzo-soprano chinoise Jingwen Cai (artiste Jette Parker) comme femme de chambre et la basse britannique Jeremy White dans le rôle d’agent de sécurité apportent, chacun à sa manière, une touche de fraîcheur et d’humour à leur apparition cameo.
Dans la fosse, l’Orchestra of the Royal Opera House sous la baguette du chef tchèque Jakub Hrůša créent un son brillant, texturé et en parfaite synchronisation avec l’action sur scène. Ce chef-d’œuvre de Janáček aurait difficilement trouvé des interprètes plus dévoués et talentueux que ceux que nous avions le bonheur de voir et d’entendre sur scène ce soir de la première. Au Covent Garden jusqu’au 21 novembre.
Visuels : © Camilla Greenwell