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Au Festival Musiques aux Mirabelles d’Hattonchatel : l’esprit de partage

par Philippe Manoli
14.09.2023

Comme l’an dernier, nous retrouvons Julien Dran et Julie Cherrier-Hoffman au festival Musique aux Mirabelles, en terre meusienne. Un festival qui gagne à être connu, pour sa programmation comme pour la beauté des lieux qui l’accueillent et pour la générosité des gens qui l’animent.

Un lieu rare

 

Encore peu célèbre, le festival Musiques aux Mirabelles d’Hattonchatel en est déjà à sa neuvième édition, et accueille des artistes renommés en toute simplicité dans des lieux intimes de la Meuse : de Lucienne Renaudin-Vary à Jean-Philippe Lafont, de Karine Deshayes à Julien Dran, de Nicolas Dautricourt à Jérôme Boutillier. Le petit village meusien, qui fête le centenaire de sa reconstruction (la région a été fort touchée par la Première guerre mondiale) possède différents atouts : d’abord un patrimoine architectural remarquable, comprenant un château-fort, une place aux façades gothiques, et la collégiale Saut-Maur du XIème siècle, qui abrite un somptueux retable de Ligier-Richer de 1523, valant à lui seul de détour, et où se déroulent de nombreux concerts, le tout placé sur un éperon rocheux dominant d’une centaine de mètres la vallée de la Woëvre, qui offre un point de vue exceptionnel. L’autre atout est une équipe de bénévoles, comme tout festival qui se respecte, mais peut-être encore plus chaleureuse qu’ailleurs, avec notamment un ancien chef étoilé, Serge Laurent, qui à la fois gère une partie administrative de l’ensemble et veille à sustenter les artistes, qui sont rarement si bien choyés. L’association a pour but de donner un accès à la culture musicale au plus grand nombre dans un territoire assez éloigné des infrastructures culturelles, mais au-delà, le public se voit accueilli par la directrice du festival, Julie Cherrier-Hoffmann, qui ensuite participe aux concerts en tant que soprano, accompagnée au piano par son mari, le chef d’orchestre, compositeur et pianiste Frédéric Chaslin. On se croirait presque revenu au temps du festival de Glyndebourne des années 1930, où Audrey Mildmay accueillait les festivaliers en maîtresse de maison avant de monter sur scène, participant aux productions d’opéra du festival crée par John Christie.

 

Julien Dran, Frédéric Chaslin et Julie Cherrier-Hoffmann devant le retable de Ligier-Richer en la collégiale Saint-Maur d’Hattonchatel

Une ambiance décontractée

 

Cette ambiance sereine et chaleureuse à la fois, qui fait le prix de ces rencontres musicales, se ressent également dans la décontraction des interprètes, qui ne craignent pas de sortir du programme préétabli et d’offrir au public des moments inattendus : ainsi lors du récital de Julien Dran et Julie Chérier-Hoffmann, le dimanche 10 septembre, le maestro Chaslin a-t-il, pour donner une plage de repos nécessaire aux artistes lors de ce long concert sans entracte, improvisé de mémoire la transcription pour piano de la Méditation de Thaïs de Massenet. Générosité et esprit de partage guident ainsi les maîtres des lieux, dans une ambiance décontractée qui cependant reste dans les strictes limites d’un professionnalisme évident.

D’ailleurs le programme du concert a tellement évolué qu’on ne reconnaît plus celui qui était imprimé pour l’occasion. Car les conditions du spectacle s’imposent parfois aux artistes, et Julie-Cherrier Hoffmann n’a pas pu répéter longuement avec Julien Dran, puisque, la veille, elle se produisait dans un long récital de mélodies accompagnée par son époux. Qu’importe, Frédéric Chaslin au micro introduit les œuvres et extraits avec la faconde qu’on lui connaît, et le public se laisse guider avec confiance.

Le concert débute avec la transcription pour piano, réalisée par Franz Liszt, de la mort d’Isolde. L’interprétation de Frédéric Chaslin est toute de fluidité, avec une main gauche particulièrement libre. Rythmiquement, il exprime avec élégance et fermeté la montée par paliers à l’extase de la magicienne irlandaise, usant de crescendi puissants sur le plan dynamique, et finissant avec une délicatesse de touche qui distille l’émotion accompagnant l’envol de l’âme de la blonde guérisseuse.

Le récital proprement dit débute avec Mozart : l’air de Susanna, « Deh, vieni, non tardar », des Nozze di Figaro. Dans une vaporeuse robe jaune plissée, Julie Cherrier-Hoffmann exhibe un grave nourri bien nécessaire à ce rôle (« all’amoroso foco »), et on remarque des « o » très fermés de tradition italienne dans sa prononciation. Quelques jolis portamenti permettent d’établir la suspension nécessaire à l’atmosphère nocturne et douce-amère de cette aria.

 

La part française : Gounod, Bizet, la part du lion

 

Julien Dran entre ensuite en scène, pour la cavatine du Roméo de Gounod. Dès le récitatif, la délicatesse des nuances (« tout mon être ») le dispute au legato d’école qui permet des phrasés particulièrement suggestifs. La transparence de l’émission (« l’azur sans voile ») n’exclut pas la largeur de l’aigu, car l’instrument du ténor bordelais, pour suave qu’il soit, n’est pas léger, et les « parais » s’épanouissent avec grandeur. Entre diminuendi (« pur et charmant ») et messe di voce, toute la grammaire belcantiste est mise au service du sens, les suspensions épousent les élans du cœur de Roméo, « au firmament » est prononcé avec un ton énamouré parfaitement idoine, et « Astre pur et charmant » en diminuendo finit d’étreindre le spectateur. On brûle d’entendre ce Roméo sur scène !

 

Suit le duo de Magali, de la Mireille de Gounod, où Julien Dran et Julie Cherrier-Hoffmann échangent dès les notes introductives des regards complices qui en disent long sur l’aisance de leur collaboration (tout en offrant au public un succédané de théâtre tout à fait en situation). Julien Dran, qu’on a entendu dans ce rôle à Metz l’an dernier, nous ravit par la couleur dorée de son timbre velouté, et par le legato souverain qui lui permet de créer des arcs de phrasés somptueux, transcendant un texte assez convenu (« Et tes beaux yeux Vont faire pâlir les étoiles Au sein des cieux ! »). La reprise du refrain permet aux deux chanteurs de trouver un réel équilibre malgré les spécificités de leurs instruments (plus de velours chez lui, plus de métal chez elle). Julie Cherrier-Hoffmann joue une Mireille mutine et naïve, Julien Dran un Vincent presque patricien.

 

La séquence qui suit est très homogène : elle enchaine des extraits des Pêcheurs de perles de Bizet : la Romance de Nadir « Je crois entendre encore », la cavatine de Leïla « Me voilà seule dans la nuit », la chanson de Nadir « De mon amie, fleur endormie » suivie du duo « Leïla, Leïla – Dieu puissant, le voilà ». Julien Dran n’a sans doute pas de rival au monde dans ce rôle, étrenné en 2014 à Massy et repris à Limoges, Reims et Nice en 2018. Sa Romance est une pure merveille, le placement de la voix, la pureté de sa diction, l’extraordinaire plasticité du phrasé, associé aux volutes du piano de Frédéric Chaslin, tout concourt à faire de ce moment le sommet du concert. Les harmoniques graves (« chant de ramiers ») ne manquent pas à l’appel, la voix mixte permet au ténor des colorations divines (« ô nuit ») qui mènent le spectateur à l’enchantement, grâce aux diminuendi finement calibrés (« charmant souvenir »), à la lumière vespérale de « folle ivresse », menant à une suspension impalpable, avant la caresse de « doux rêve » en mezza voce. La classe du ténor laisse le public pantois.

 

Après ce moment exceptionnel, Julie Cherrier-Hoffmann incarne Leïla, la prêtresse amoureuse du pêcheur. Le legato d’ « et le sommeil me fuit » installe d’emblée l’atmosphère nostalgique de l’aria, avec la luminosité opaline du timbre, et les arpèges du piano complice du maestro Chaslin, même si l’aigu éprouve quelque difficulté. « C’est lui » est intensément vécu, et le trille final sur « Je puis » clôt l’aria avec finesse.

 

La Chanson de Nadir, moins célèbre que la Romance, n’est pas moins envoûtante, surtout qu’elle est chantée en coulisses, ce qui ici nous épargne la réverbération excessive ressentie dans la nef de la collégiale. Julien Dran nous offre un tapis de legato absolument merveilleux, qui suspend le temps. La lumière du timbre est fascinante, les diminuendi et sforzandi s’enchainent pour nous enivrer, puis l’aigu de Julie Cherrier-Hoffmann, plus large soudain (« Ah ! c’est lui ! ») déchire ce moment de rêve pour nous projeter dans un duo enfiévré (l’arrivée du ténor dans la nef sur « me voilà » est d’une puissance frappante). Alors le duo continue sur une phrase sublime répétée à l’envi, « Ton cœur n’a pas compris le mien », où la lumière des aigus du ténor exprime l’amertume du pêcheur (« Pouvais-je fuir les beaux yeux que j’aimais ? »). La Leïla de Julie Cherrier-Hoffmann est toute de fragilité et de grâce (« ta douce voix m’apportait le bonheur »). Le duo se conclut, après une reprise enfiévrée, sur des mezze voci enchanteresses du ténor « ô mon bonheur» face à une Leïla qui rend les armes (et nous aussi !).

 

Julien Dran et Julie Cherrier-Hoffmann

 

Après une telle succession de moments de grâce et d’ardeur amoureuse, la Méditation de Thaïs jouée d’oreille par Frédéric Chaslin avec sensibilité et finesse nous offre une plage de repos bien nécessaire : la grâce de son toucher fait mouche et la conclusion délicate repose l’oreille du spectateur.

Le groupe d’airs qui suit est un ensemble tiré du Faust de Gounod, œuvre dans laquelle Julien Dran a brillé dernièrement à Limoges et Vichy : la cavatine de Faust, l’air des bijoux de Marguerite, et le duo du jardin.

Dans la cavatine, Julien Dran manifeste l’évidence de son adéquation au rôle, aussi à l’aise dans les graves (« à tes pieds me voici ») que dans l’aigu d’ « une âme innocente » avant l’ut final, tant attendu, sur « présence », cette fois non diminué. Mais s’il nous comble c’est surtout grâce l’émotion qu’il exprime avec la pleine lumière de son timbre (« Oh Marguerite »), et l’arsenal technique mis au profit du sens du texte : legato, diminuendi (« divine »), qui disent tout de l’élan du docteur enfiévré.

Après les phrases introductives de l’aria de Marguerite, lourdes de menaces dans le grave du piano, Julie Cherrier-Hoffmann joue sur la couleur et la lumière de son timbre :« or ciselé », «trésor » brillent du métal de la voix. L’émotion de la jeune fille est parfaitement jouée (« avec cette douceur », « cher Valentin ») et elle enchaine avec l’air des bijoux, où les notes piquées sur les « Ah », comme les graves assurés (« d’un roi ») jusqu’aux aigus projetés expriment pleinement le fol enthousiasme causé chez la naïve enfant par le trésor.

Suit le duo du jardin, déjà chanté ici-même l’an dernier par ces mêmes chanteurs. La parfaite courbe des phrases dessinées par Julien Dran frappe d’emblée (« Laisse-moi contempler ton visage »), la suspension de « dans un nuage » fait doucement frémir. Répond l’éclat lumineux d’ « Il t’aime » chez sa partenaire, jusqu’à la joie « éternelle » où les deux voix s’unissent avec grâce.

 

Dernier moment d’opéra français : le duo José/Micaëla de la Carmen de Bizet. L’élégance, le style sont immédiatement évidents chez le ténor, qui n’a pourtant jamais chanté ce rôle (« Parle-moi de ma mère/ Ma mère, je la vois »). Julie Cherrier-Hoffmann incarne une Micaëla traditionnelle, tendre et gracieuse, tandis que le José de Julien Dran montre l’assise de son ténor dans le rugissement de « ce baiser qu’elle m’envoie », avant que la voix mixte reprenne le dessus pour des phrases enchanteresse, jusqu’à un « doux souvenir » final diminué de grande classe.

 

Lehar en dessert sucré

 

Le spectacle se referme avec une séquence Lehar : la chanson de Vilja et le duo « Heure exquise » de la Veuve joyeuse en version française. Le legato de Julie-Cherrier-Hoffmann exprime la nostalgie douce-amère de « Vilja, ô Vilja, mon cher tourment », et si ses aigus sont moins assurés, on peut le comprendre après un si long concert, suivant le concert de la veille. Le duo voit Julien Dran faire assaut de legato encore, la reprise piano de « Puisque je suis à vous » menant à un fortissimo final et un la étincelant, répété en bis, après que les artistes ont demandé au public des les accompagner à bouche fermée.

Pour un prix modique, les spectateurs ont pu voir un spectacle d’une heure trois quarts où les artistes ne se sont pas ménagés, et ils leur offrent finalement une ovation debout bien méritée.

 

Visuels : © Isabelle Bomey