Ce 8 août, la Felenreitschule accueille la première représentation de la nouvelle production des Trois Sœurs de Peter Eötvös dans une mise en scène signée Evgeny Titov. Basé sur la pièce de théâtre éponyme d’Anton Tchekhov, Trois Sœurs est un opéra sombre, étrange et porté par quatre contreténors dans les rôles de femmes.
La pièce de théâtre de Tchekhov, écrite en 1900 et créée un an plus tard au Théâtre d’art de Moscou, raconte le quotidien de la famille Prozorov, cantonnée dans une demeure dans une petite ville de province profonde. La vie des trois sœurs – Macha, Olga et Irina – et de leur frère Andreï est dominée par l’ennui, le mal de vivre et les espoirs qui se meurent au rythme des visites d’officiers de la garnison voisine. Rêvant de retourner à Moscou, le lieu de leur heureuse enfance, les trois sœurs voient la vie leur filer entre les doigts au fil des conversations absurdes, des débats philosophiques, des mariages ratés et des déceptions amoureuses.
Tandis que la pièce de Tchekhov se termine sur une note d’espoir que cette souffrance aura au moins servi à quelque chose. Un siècle plus tard, Peter Eötvös remanie les séquences autour des moments forts, tout en gardant le russe comme langue de l’opéra. Les trois chapitres, intitulés « Irina », « Andreï » et « Macha » introduisent une temporalité circulaire qui nous fait revenir au début à chaque séquence et ne laisse plus aucun espoir, ni aux personnages, ni aux spectateurs.
Chaque séquence est racontée du point de vue d’un personnage différent, piégé dans une relation triangulaire. Irina et ses deux prétendants, Andreï coincé entre sa femme et ses sœurs et Macha, mariée à l’un et amoureuse de l’autre. Chacun de ses drames individuels permet à Eötvös de sonder les âmes, les attentes et la vie intérieure de chacun d’entre eux. Les mêmes scènes, présentées sous un angle légèrement décalé, incarnent avec force le passage du temps dans un monde où rien ne change vraiment.
Commandé par l’Opéra national de Lyon, le premier opéra du compositeur hongrois, décédé en 2024, a été créé en 1998 à Lyon sous la direction de Kent Nagano dans la fosse et le compositeur lui-même au fond de la scène. L’œuvre a connu un succès immédiat et a contribué à la reconnaissance de Péter Eötvös comme compositeur. Les quatre principaux personnages – Irina, Olga, Macha et Natacha (l’épouse d’Andreï) – sont écrits pour des hommes ou des femmes, mais selon les instructions du compositeur, ils sont généralement confiés aux contreténors travestis. Comme l’explique Eötvös dans le texte qui accompagne le programme, dans la tradition du théâtre japonais, ce choix « des voix plus abstraites » lui permettrait de créer « des personnages neutres, purement artistiques ».
Pour décrire musicalement les personnages et accompagner leurs drames intimes, Eötvös s’inspire de Berg et Ligeti, voire du jeune Bartók pour créer une très grande variété de sonorités, exécutées par deux orchestres. Dans la fosse, un ensemble de dix-huit musiciens visibles au public joue de manière très expressive les instruments associés aux personnages (par ex. hautbois pour Irina, clarinette pour Macha, flûte pour Olga, cordes pour les trois ensemble) et décrit les relations entre eux. Au fond de scène (ou sur un grand balcon caché derrière et au-dessus des sièges à la Felsenreitschule à Salzbourg), un deuxième orchestre de cinquante musiciens crée le drame et les effets sonores, par exemple l’incendie et le chaos qui s’ensuit. Les voix ambiguës de contreténor et la chorégraphie sonore de la partition créent une ambiance d’abord mystérieuse, ensuite fascinante et finalement, oppressante.
L’ambiance d’une désolation inconsolable règne sur les 40 m de la scène de la Felsenreitschule. Les planches sont recouvertes de décombres des voies de chemin de fer effondrées au milieu qui s’enflamment de temps en temps, comme un espoir qui naît et s’éteint aussitôt. À droite de la scène, on voit, jeté par terre, le panneau « Moscou » en cyrillique. À gauche, à l’entrée d’un tunnel, les trois sœurs, vêtues de blanc et perchées sur un bloc de béton, chantent ensemble ces paroles emplies d’espoir : « Nos souffrances se changeront en joie pour ceux qui viendront après nous ». On reconnaît le célèbre monologue d’Olga du quatrième acte de la pièce de Tchekhov qu’Eötvös place dans le prologue de sa version des Trois sœurs.
La scène évoque le lendemain d’un tremblement de terre ou d’un bombardement, Titov laisse aux spectateurs la liberté d’interpréter ses choix scéniques à la lumière de l’actualité ou pas. L’important pour la pièce est qu’il est impossible de retourner à Moscou. Le chemin de fer qui y mène s’est effondré. Les trois sœurs sont confinées à ce lieu qu’elles ne peuvent pas quitter et où elles ne peuvent pas s’épanouir. Elles rêvent de Moscou comme autrefois on rêvait d’Amérique : elles rêvent d’y trouver un avenir meilleur, un prince charmant et une vie qui aurait du sens.
La première séquence est dédiée à Irina, la plus jeune des trois sœurs. Deux hommes rivalisent pour ses attentions : le dandy désœuvré Baron von Touzenbach (Mikołaj Trąbka), et le violent Capitaine Saliony (Anthony Robin Schneider) qui se prend pour Lermontov. Elle n’en aime aucun, mais décide d’épouser le baron pour échapper à son ennui. Mais la nouvelle vie qu’elle s’imagine avec le baron ne se réalisera jamais, car Saliony le tuera lors d’un duel. Avec sa voix cristalline et son apparence gracieuse, le soprano masculin hondurien Dennis Orellana de 24 ans est un excellent choix pour interpréter la sœur délicate, fragile et emplie de doutes. Même si sa voix n’est pas très expressive en soi, elle traduit à la merveille le mal de vivre de son personnage.
Dans la deuxième séquence, on rencontre Andreï, le frère choyé par ses sœurs qui avait autrefois rêvé de devenir professeur à l’université. Gros, imbibé et cocu sans le savoir, Andreï est membre du conseil de zemstvo, présidé par Protopopov, l’amant de son épouse Natacha. Le baryton sud-africain Jacques Imbrailo incarne la figure tragique d’Andreï avec aplomb et conviction, jusqu’à se mettre complètement à nu dans son splendide et déchirant monologue sur le travail. Kangmin Justin Kim, le contreténor coréano-américain qui a fait fureur avec sa parodie de Cecilia Bartoli, incarne Natacha avec flamboyance. Vêtu d’extravagants costumes japonisants, signés Emma Ryott, Kim arpente les décombres et les octaves avec une remarquable agilité physique et vocale. Au lieu d’une Natacha vulgaire et brutale de Tchekhov/Eötvös, Kim nous concocte un personnage artificiel et raffiné dans sa cruauté, qui apporte autant de venin que d’hystérie tonifiante dans cette famille morose.
La troisième séquence se penche sur le sort de Macha, la deuxième sœur. Interprétée par le contreténor irano-canadien Cameron Shahbazi, Macha est la plus mystérieuse et la plus mélancolique des trois sœurs. Dès qu’on la voit surgir dans sa superbe robe verte, on sait que cela va mal se terminer. Mariée à 18 ans à Kouliguine (Andrei Valentiy), un instituteur farceur qu’elle dépasse d’une tête, Macha, qui est pianiste, tombe éperdument amoureuse du lieutenant-colonel Verchinine (Ivan Ludlow). Macha exprime d’une voix étranglée sa douleur et son désespoir égoïste, car sa sœur Olga, qui selon Eötvös « n’a pas de vie à elle », donc pas de séquence à elle, est elle aussi, amoureuse du même lieutenant-colonel. Sans espoir, évidemment.
Le visage ciselé et la silhouette longiligne de Shahbazi attirent tous les regards et donnent à son personnage une gravité tragique tout orientale, mais c’est le monologue d’Olga, délivré par la voix ample, puissante et pétrie de regret du contreténor américain Aryeh Nussbaum Cohen (voir l’entretien ici), qui nous brise définitivement le cœur. Dans la fosse et sur les balcons, le Klangforum Wien Orchestra, dirigé par Maxime Pascal et Alphonse Cemin, accompagne avec précision et attention au détail cette fabuleuse descente avant-gardiste aux enfers.
Visuels : © SF/Monika Rittershaus